L’historien Guillaume Payen, spécialiste de l’Allemagne contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, analyse les raisons de la polémique suscitée par l’exposition De l’Allemagne au Louvre.
Inaugurée par le président de la République François Hollande et la chancelière Angela Merkel, l’exposition « De l’Allemagne (1800-1939) » au Louvre devait être le point d’orgue culturel des cérémonies célébrant les 50 ans du traité de Élysée entre la France et l’Allemagne. Mais très vite, l’exposition a fait scandale outre-Rhin, certains journaux allemands accusant le Louvre d’observer l’histoire de l’art allemand sous le prisme du nazisme. L’historien Guillaume Payen, spécialiste de l’Allemagne contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, analyse les raisons de cette polémique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
La polémique provoquée par cette exposition vous semble t-elle justifiée ?
Cette exposition est remarquable par la richesse des œuvres présentées, couvrant près d’un siècle et demi d’histoire des arts plastiques en Allemagne, de Friedrich le romantique à Beckmann le figuratif atypique. Je la trouve davantage discutable que scandaleuse. L’ampleur, déjà, pose question : il y a trop, ou trop peu. Couplée à son titre « De l’Allemagne » repris à Mmede Staël, elle donne le sentiment de vouloir embrasser l’ensemble de l’art allemand, au moins dans sa partie actuelle ; or, elle ne couvre pas l’Allemagne d’aujourd’hui, celle issue de cette « année 0 » que fut 1945. Elle s’arrête même en plein nazisme, ce qui peut donner l’impression qu’il s’agit là d’une sorte d’aboutissement de l’histoire allemande contemporaine. Le projet initial, proposé par Andreas Beyer, directeur du Centre allemand d’histoire de l’art, se concentrait sur la période du classicisme weimarien ; il s’agissait de la reprise d’une exposition tenue au printemps 2012 à Weimar, qui se cantonnait à la période autour de 1800. L’ambition du Louvre a grandement étendu le dessein initial, ce qui correspondait bien au symbole du cinquantième anniversaire du Traité de l’Élysée ; l’inauguration de l’exposition en a été le bouquet final: il s’agissait de faire quelque chose de plus global.
N’est-ce pas justement les bornes chronologiques choisies qui posent problème ?
On peut s’interroger sur le fait que la date de 1939 (1938 en réalité) ait été retenue comme point de césure. Il fallait bien sûr faire des choix et les choix sont souvent douloureux. Cela peut s’expliquer par le fait que Le Louvre ne couvre pas les périodes récentes (et en allant jusqu’en 1938, il dépasse largement la période des Impressionnistes, avant laquelle il s’arrête d’ordinaire), il est difficile de ne pas penser que la fascination que le IIIe Reich exerce notamment en France, par sa monstruosité, n’a d’égale que l’ignorance et l’indifférence pour l’Allemagne d’après 1945 ; il est bien plus vendeur, en d’autres termes, de mettre l’accent sur la période nazie que sur l’Allemagne très contemporaine.
Quel regard cette exposition pose-t-elle sur l’Allemagne ?
Dans cette exposition, l’Allemagne apparaît vite plus monolithique et plus close sur elle-même qu’elle ne l’est en réalité. Le fait d’écarter, pour ce qui est des années 1920, des mouvements très européens comme l’expressionnisme ou le Bauhaus, allait dans ce sens ; mais le problème, si problème il y a, vient moins du choix des œuvres que de la présentation qui en est faite, où la diversité, le polycentrisme géographique de l’Allemagne, sont estompés, tout comme ses liens très étroits avec la création européenne, et notamment française. Max Beckmann (1884-1950), dernière référence du titre, est à cet égard exemplaire : né à Leipzig, l’une des nombreuses grandes villes autour desquelles s’organise la vie en Allemagne, il va étudier à l’École des beaux-arts de Weimar. Là, il reçoit l’enseignement du Norvégien Carl Frithjof Smith. Il s’intéresse alors à Edvard Munch, lui aussi norvégien, bien connu dès cette époque en Allemagne, et qui ouvrit la voie de l’Expressionisme. Beckmann découvre également les impressionnistes français ou liés à la France, comme Cézanne ou Van Gogh. Il se rend ensuite lui-même en France, à Paris en 1903 puis en Alsace, à Colmar, il reçoit une forte impression du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, peintre allemand de la Renaissance. Or, la présentation par l’exposition se concentre essentiellement sur le rapport à la Grande Guerre et au nazisme sans les replacer dans une perspective européenne, alors que l’expérience de la guerre a marqué toute une génération de soldats européens et que le nazisme s’inscrit dans l’essor des totalitarismes (en particulier avec l’Italie et la Russie) qui caractérise l’après 1918. Ce choix, s’il est discutable, n’a rien de scandaleux. Au fond, si problème il y a, il réside davantage dans le titre de l’exposition qui suggère un tableau exhaustif de l’Allemagne, alors qu’elle s’articule en réalité autour de trois thèmes : le rapport aux « Passés », le rapport à la « Nature », le rapport à l' »Humain ».
En Allemagne, les critiques se sont beaucoup focalisées sur l’extrait de deux minutes d’Olympia de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl qui clôt l’exposition.
Oui mais ce film de la cinéaste nazie sur les Jeux Olympiques de Berlin de 1936 est d’une propagande bien plus discrète que son Triomphe de la volonté qui portait sur le Congrès du Parti nazi de 1934. Et ces deux films n’en sont pas moins des chefs d’œuvre, reçus comme tels à l’étranger dans les années 1930 : cette réception flatteuse dans notre pays a été bien étudiée par le livre de Jérôme Bimbenet, Quand la cinéaste d’Hitler fascinait la France : Leni Riefenstahl, paru en 2006. Ce bon accueil réservé à ses films se comprend bien : ils créent une esthétique et des techniques nouvelles, auxquelles est redevable l’histoire ultérieure du cinéma mondial, notamment aux États-Unis.
Comment expliquer l’ampleur qu’a pu prendre cette polémique ?
Derrière le scandale culturel, se trouve un conflit personnel entre le président-directeur du Louvre, Henri Loyrette, et le directeur du Centre allemand d’histoire de l’art, Andreas Beyer. Étroitement associé en amont à la conception de l’exposition et de son catalogue, ce dernier s’est senti trahi par les choix finalement retenus pour l’exposition elle-même, concernant les œuvres comme les textes les accompagnant, notamment pour la période de l’Entre-deux-guerres. Le malaise d’Andreas Beyer n’a pu que croître avec la réception faite par certains journaux allemands, voyant dans la fin de l’exposition un regard téléologique aboutissant naturellement au nazisme. Le Louvre a intégralement financé l’exposition ; son président-directeur en a été commissaire général en parallèle avec le directeur du Centre allemand d’histoire de l’art ; il était donc tentant pour le premier de trancher seul, même si cela était contraire à la courtoisie et à la coopération entière que réclamait le cinquantième anniversaire du Traité de l’Élysée. Au-delà des querelles de personnes ou d’institutions, c’est un signe fort que la coopération franco-allemande, comme la coopération inter-européenne plus largement, est quelque chose de difficile et qui n’est pas une évidence pour tous jusqu’en ces temps de célébration.
Pourquoi ce scandale politico-culturel a-t-il aujourd’hui largement dépassé les relations entre Henri Loyrette et Andreas Beyer ?
On peut donner deux raisons à cela. Alors qu’en France, le regard sur le nazisme est en fait assez neutre, entre fascination et rejet qui s’alimentent l’un l’autre, en Allemagne, il reste une plaie vive en dépit du temps qui s’est écoulé depuis. L’Allemagne d’après 1945 s’est construite toujours davantage contre son passé nazi. La deuxième raison est plus actuelle encore : dans cette crise économique et politique que traverse l’Union européenne, les tensions se sont accrues entre l’Allemagne et ses partenaires ; un nombre de plus en plus important d’Allemands refuse de payer pour les autres Européens, tandis que de plus en plus d’Européens, notamment au Sud, pointent l’Allemagne comme la responsable de l’austérité qui s’abat sur eux. Ces tensions, bien loin de la fraternité que l’on voulait faire présider au cinquantième anniversaire du Traité de l’Élysée, n’ont fait qu’exacerber cette susceptibilité bien naturelle des Allemands auxquels le Louvre a présenté un miroir maladroit, tendant à les assimiler au nazisme.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}