D’emballement en déception, de fêtes en projections, compte rendu d’un début de Festival prometteur. Et peut-être déjà une Palme à l’horizon.
MERCREDI 16 : C’EST (BIEN) PARTI !
Le centre de l’actu du jour est-il la Croisette ou l’Elysée ? Alors que Nicolas Sarkozy monte les marches de son nouveau palais, avec une Cécilia revigorée digne d’une star L’Oréal, pas de changement de régime dans la principauté cannoise. Le président Gilles Jacob, plus florentino-mitterrandien que corrézo-chiraquien, cohabite harmonieusement avec son premier ministre Thierry Frémaux. Aucune nomination de baron berlinois ou vénitien ne vient ici semer le trouble façon Kouchner. Le gouvernement cannois s’est présenté à l’édition 2007 armé d’un programme solidement cinéphile. La décade peut débuter sous les meilleurs auspices. Et justement, contrairement à un fâcheux usage (remember Da Vinci Code, Fanfan la Tulipe), ça commence très bien avec My Blueberry Nights de Wong Karwai (Sélection officielle – compétition), savoureux apéritif. Le film ressemble à l’idée que l’on s’en faisait : la virtuosité fétichiste du Hong-Kongais ressourcée aux paysages, aux corps, aux mythes, aux signes et à la langue américains. La grande nouveauté, ce sont les acteurs anglo-saxons, qui amènent une expressivité psychologique et une extériorité des sentiments qui change des sublimes faces de sphinx de Maggie Cheung ou de Tony Leung. My Blueberry Nights demeure cependant un film de WKW. Les grands paysages de l’Ouest sont là, mais il les filme en accéléré, sans s’appesantir. De New York, on ne voit quasiment qu’une rame de métro et le haut de l’Empire State Building ; de Los Angeles, seulement la grande roue de Venice Beach ; de Las Vegas, un hôpital. En fait de road-movie, My Blueberry Nights est de nouveau un film de chambre et de nuit, dont la plupart des scènes déclinent des fragments d’histoires d’amour. Le tout est emballé dans une symphonie de reflets, de néons, d’inscriptions, de brusques décrochages, de ralentis ou d’accélérés, où le vécu, le rêvé, le fantasmé et le regretté se mêlent indistinctement. C’est du roman-photo luxueusement mis en page et en son, c’est léger, peut-être mineur, mais infiniment séduisant, avec quelques éclats magiques : le baiser entre Jude Law et une Norah Jones ensommeillée, la réminiscence musicale d’In the Mood for Love, l’apparition aussi brève qu’éblouissante de Cat Power… Après ce bain de champagne, cette rêverie mousseuse, 4 mois, 3 semaines et 2 jours du Roumain Cristian Mungiu (Sélection officielle – compétition) a fait l’effet d’une douche glacée, d’un retour brutal au réel. Si l’on résume l’argument, le film raconte comment une jeune fille avorte clandestinement dans la Roumanie de Ceausescu. C’est glauque, mais la mise en scène de Mungiu investit ce sujet peu sexy d’une énergie et d’un souffle exceptionnels. Pendant le premier tiers, on participe à une étourdissante plongée dans une société gouvernée par la peur, la pauvreté, le marché noir, les trafics perpétuels, les stratégies de survie, la culpabilité, la paranoïa, l’absurdité policière et les Renault 12. Quand on entre dans la phase avortement, le film devient à la fois un thriller, un film gore, un manifeste féministe, un film politique et un glaçant traité sur la solitude dans un monde sans merci et sans avenir. Emmené par des acteurs et actrices époustouflants, 4 mois, 3 semaines et 2 jours confirme deux bonnes nouvelles : le cinéma roumain est en ce moment très fort, comme porté par une énergie du désespoir, et le festival 2007 est parti sur des bases très élevées.
Serge Kaganski
JEUDI 17 : UN ENVOL ET UN RATÉ
La critique réagit plutôt bien au vertigineux et labyrinthique Zodiac de David Fincher (Sélection officielle – compétition), dont nous avons dit tout le bien que nous en pensions la semaine dernière. Et puis le film du jour (au moins !) : Le Voyage du ballon rouge d’Hou Hsiao-hsien (Un certain regard), lointainement inspiré par Le Ballon rouge, film pour enfants réalisé par Albert Lamorisse en 1957. On a toujours un peu peur lorsque les cinéastes changent de territoire. Hou en tout cas n’a pas raté Paris et son mode de vie bobo. Binoche (blonde) incarne une marionnettiste (la maîtresse des marionnettes ?), engluée dans des problèmes d’appartement, mère célibataire un peu débordée. Le jeune Simon Iteanu est son fils, accompagné d’une nounou thaï étudiante de cinéma, qui traque dans le Paris contemporain les traces du film de Lamorisse. Tout ce petit monde agité est regardé avec tendresse, humanité, une touche légèrement sarcastique, mais aucune férocité. C’est très émouvant, souvent drôle, toujours juste, ouvert, indulgent. Hou prouve une fois de plus, et sans les fastes visuels de ses films taïwanais, l’immensité de son talent. Le film pompier du jour : Le Bannissement d’Andreï Zviaguintsev (Sélection officielle – compétition) – dont le premier film, Le Retour, avait été couronné du Lion d’or à Venise). Comment dire… C’est très lent, très lourd, très tout, et aussi très chiant, et parfois franchement ridicule. Le problème du film, c’est que tout y est voyant et visible, même la beauté. On voit le cinéaste filmer. Un seul exemple : au début du film, un travelling latéral s’introduit progressivement au milieu d’une route. Une voiture s’avance vers nous. On se dit : mince, la caméra et la voiture vont se rentrer dedans ! Et non : la voiture s’écarte sur la droite pour passer à côté de la caméra… Il ne faut pas, paraît-il, réduire un film à un seul plan, mais il faut bien dire que tout le film est à cette image : la mise en scène, les acteurs, le monde sont soumis à la vie (lisse, lente et glissante) de la caméra. Le soir, les deux principales sections parallèles proposaient leur film d’ouverture. La Semaine de la critique commençait avec Héros de Bruno Merle, une critique de la société du spectacle avec Michaël Youn, autant dire une pochade proprement consternante. La Quinzaine des réalisateurs était mieux inspirée avec Control, le beau film d’Anton Corbijn sur Ian Curtis. Puis fête “DJée” par Les Inrocks sur une plage, sous l’œil d’un vigile musclé qui surveillait que Gester et Azoury ne fassent pas exploser les baffles (comme l’an dernier…).
Jean-Baptiste Morain
VENDREDI 18 : L’HISTOIRE EN MARCHE
Les Chansons d’amour (Sélection officielle – compétition) a été applaudi en projection de presse (ce n’est pas si fréquent) puis à la grande projo officielle du soir, elle-même suivie d’une fête très chaleureuse. Ça se passe vraiment bien à Cannes pour Christophe Honoré. Reste à savoir si son beau film triste dont la grâce conjure les larmes sera aussi bien reçu par le jury cannois et par le public français. Avec La Question humaine (Quinzaine des réalisateurs), on change de registre, même si le film de Nicolas Klotz fait aussi une belle part à la musique. Un psychologue salarié d’une multinationale est chargé d’enquêter sur son patron qui souffre peut-être de troubles mentaux. A travers cette trame de polar particulier, Klotz brosse le tableau de la violence feutrée du libéralisme. Puis le film est troué, contaminé par un inattendu retour de l’Histoire, révélant de troublants échos entre la machine à tuer nazie et la machine économique contemporaine, résonnances passant notamment par un technicisme exacerbé qui fait passer les êtres au second plan, et un même processus de transformation du langage. Film à la fois théorique et concret, rappelant aussi bien les épures de Bresson que les inquiétudes langiennes ou les fantômes de Tourneur, La Question humaine évoque aussi l’univers de Desplechin avec qui il partage certains acteurs et l’idée d’une présence de l’Histoire dans la trame de notre contemporain. D’Histoire, il est également question dans L’Avocat de la terreur, l’intelligent et romanesque documentaire de Barbet Schroeder (Un certain regard), qui revisite les années terroristes à travers le parcours de l’avocat Jacques Vergès. Histoire aussi avec Tehilim de Raphaël Nadjari (Sélection officielle – compétition) : une famille de la moyenne bourgeoisie de Jérusalem fait face à la disparition du père. Un film ténu, philosophique, pétri de questions, qui doit sa beauté à cette fragilité et à cette ouverture de sens. Nous reparlerons de ces deux films lors de leur sortie en salle, dans quinze jours. Après ces trois films qui interrogent la question de la dimension juive dans l’histoire de l’Occident, la présentation d’un inédit coréen de 1962, L’Arche de chasteté de Shin Sang-ok (Cannes Classics), embarquait dans un ailleurs thématique et cinématographique : un mélo splendide, plein de sensualité et de cruauté, révélant un cinéaste méconnu de la dimension des plus grands maîtres asiatiques. Asie encore avec Boarding Gate, film d’Olivier Assayas (Sélection officielle – hors compétition), qui se partage entre Paris et Hong Kong. Si la partie chinoise, une course-poursuite sur fond de mystérieux trafics internationaux façon Demonlover, est brillamment filmée et assez réussie, le film est plombé par les scènes parisiennes entre Asia Argento et Michael Madsen, un mauvais théâtre de la rupture amoureuse longuet, ennuyeux et assez artificiel. La journée s’est évanouie tard dans la nuit, l’équipe du film de Klotz et leurs amis ne parvenant pas à se quitter.
Serge Kaganski
SAMEDI 19 : DAVID ET GOLIATH
Entendue hier, à la Quinzaine des réalisateurs, la conversation entre deux exploitants se plaignant que la Sélection officielle ose présenter à suivre le “magnifique film roumain” et une production hollywoodienne, comme le Fincher, “qui n’a vraiment pas besoin de ça”. Et si nous, en revanche, nous en avions besoin ? Voilà visiblement la question qui ne se posait pas. Car la beauté singulière de Cannes est bien là : dans ce bout à bout, brûlant et incohérent, non seulement entre grosses machines et petits films d’auteurs, mais aussi, par exemple, entre un chef-d’œuvre terrassant et un coup de cœur fragile. La journée de samedi a été ainsi portée par un de ces emballements immédiats. Tout est pardonné de Mia Hansen- Løve (Quinzaine des réalisateurs) raconte l’histoire d’une famille qui explose : la mère, Annette, d’origine autrichienne, le père, Victor, écrivain fuyant le travail dans la drogue, et leur petite fille Pamela. Divisé entre Vienne et Paris, le récit est porté par une grande délicatesse de ton et l’interprétation parfaite de tous ses acteurs. Ce n’est pourtant que dans la dernière partie du film, quand on retrouve Pamela à 17 ans, que quelque chose de plus trouble vient cisailler cette toile légère. La réalisatrice a, en effet, choisi de ne pas du tout faire vieillir ses deux interprètes principaux. Cette décision teinte les retrouvailles tardives entre père et fille d’une nuance incestueuse et, plus généralement, renforce un sentiment étrange, jusqu’alors tout juste perceptible, de confusion générale des identités. Le charme discret de Tout est pardonné a ainsi naturellement succédé, dans nos cœurs de festivaliers artichauts, au choc profond du nouveau Wang Bing, Fengming, chronique d’une femme chinoise (Sélection officielle – séance spéciale), vu la veille. Si Fengming commence comme A l’ouest des rails par une vieille femme marchant dans la neige, il s’en éloigne aussi rapidement, le réalisateur ayant décidé de poser sa caméra dans le salon de cet unique personnage pour l’écouter raconter sa vie, de ses enthousiasmes révolutionnaires de jeunesse aux travaux forcés de rééducation culturelle. Une nouvelle fois, Bing impressionne par sa capacité unique à concilier l’ambition la plus grande et la plus désarmante simplicité. A peine sortis de la salle, alors qu’on reprenait difficilement pied dans la réalité, on tombait sur une inexplicable kermesse tyrolienne et, trois pas plus loin, sur la projection en plein air des Parapluies de Cherbourg. Il fallait se rendre à l’évidence. Quelle que soit la force de notre émotion, en vingt mètres, la loi de Cannes avait déjà repris le dessus.
Patrice Blouin
DIMANCHE 20 : NO COUNTRY FOR SARKO
Viendra ? Viendra pas ? Chacun donne son avis catégorique sur la probabilité d’une visite éclair de Nicolas Sarkozy aux marches du palais. On sait l’animal suffisamment dingue des red carpets et des foires médiatiques pour penser plausible ce qui créerait un précédent : aucun président fraîchement élu ne s’est saisi de Cannes pour faire valider son mandat présidentiel sur le grand autel de la société du spectacle (Chirac avait attendu deux ans et Cannes 1997 pour monter les marches aux bras d’Adjani). Qui donnerait le bras à Sarkozy ? Encore Enrico Macias ? Et surtout, quel film choisirait-il ? On murmurait hier qu’on le verrait à la projection du film des frères Coen, No Country for Old Men (Sélection officielle – compétition). Une vipère de la rédaction des Inrocks ne manquait pas d’interpréter ce titre comme un nouveau message du jeune matamore à son vieil ennemi Chirac. Finalement, Nicolas Sarkozy n’a pas assisté à la projection, et c’est con pour lui, parce que le film est une réussite assez estomaquante. Les frères ont trouvé dans le roman de Cormac McCarthy matière à réussir leur film le plus ample et le plus profond depuis, disons, Fargo. Javier Bardem y interprète un tueur psychopathe à la poursuite d’un quidam opiniâtre (l’excellent Josh Brolin) qui lui a volé son butin. Certaines scènes d’action comptent parmi les moments de mise en scène les plus virtuoses vus à Cannes cette année, dont une poursuite homme/chien sur terre et dans l’eau absolument terrassante. Le film étonne par l’audace de certaines ellipses (les personnages principaux disparaissent hors champs). Et, plus que les massacres, ce sont les scènes de soins que dispensent les victimes sur leurs propres corps qui sont des moments de grands paroxysmes gore. Les Coen ventilent par-dessus leur habituelle métaphysique de comptoir mi-absurde, mi-poétique, et toujours très drôle. Et les voilà en lice pour une seconde Palme, ou un quatrième (!) Prix de la mise en scène. Vu également, Naissance des pieuvres, le beau premier film de Céline Sciamma (Un certain regard), à peine sortie de la Fémis, qui raconte les premiers émois sexuels de trois adolescentes avec une crudité sèche très séduisante. Et aussi le film anniversaire des 60 ans commandé par le Festival à 35 grands cinéastes, avec pour figure imposée la salle de cinéma. L’ensemble est forcément inégal, mais compte beaucoup de beaux moments, dont une séquence stupéfiante signée Cronenberg, apparaissant lui-même comme “le dernier Juif ” enfermé dans les chiottes de la dernière salle de cinéma. Demain, dans la foulée des Coen, la sélection américaine continuera à dispenser ses pépites, et on découvrira les nouveaux Gus Van Sant, Quentin Tarentino et Abel Ferrara. Mais il vous faudra attendre huit jours pour savoir ce qu’on en pense. A la semaine prochaine, donc.
Jean-Marc Lalanne