En 1995, la cinéaste et scénariste Emmanuelle Cuau sortait « Circuit Carole ». « Très bien, merci », avec Sandrine Kiberlain et Gilbert Melki, la ramène aujourd’hui à la réalisation. Un cinéma grave et drôle à la fois, marqué par un parcours balisé de morts et de souffrances. Rencontre.
Emmanuelle Cuau a des traits fins et réguliers. Son regard profond tranche avec une fébrilité et une fragilité manifestes, avec sa voix très douce, presque chancelante. Elle possède aussi un humour pince-sans- rire, à tel point qu’il faut un certain temps pour en prendre conscience. Sandrine Kiberlain, qui joue dans son dernier film, Très bien, merci, aux côtés de Gilbert Melki, le sait aussi : “Emmanuelle est assez intense, mais de temps en temps, elle peut fuser vers quelque chose de fantaisiste. Elle a de l’humour, même si ça ne se voit pas forcément. Au premier abord, on voit son côté grave.” Gilbert Melki renchérit : “Dans ma carrière, j’ai travaillé avec des réalisateurs carrés, efficaces… Emmanuelle n’est pas comme ça et on n’a pas du tout envie qu’elle le soit. Au contraire, tout son trouble, ses incertitudes, son manque de confiance en elle, tout cela m’a servi pour le personnage et a servi le film.” Emmanuelle Cuau boit beaucoup de café, ne cesse de s’excuser et de nous remercier, ne finit pas toujours ses phrases, comme Modiano, et elle est infiniment touchante. De sa vie, nous ne saurons évidemment pas tout, sinon qu’elle a été semée d’obstacles, personnels sûrement, professionnels sans doute. “Je crois, explique Sandrine Kiberlain, que dans mon personnage de Béatrice, il y a beaucoup d’Emmanuelle : je la regardais beaucoup, sa tristesse, sa détermination, et je lui ai pas mal emprunté pour nourrir le personnage. Elle a un sacré passif, une vie pas simple, mais elle a aussi une façon d’avoir du recul et de rendre son vécu moins pesant.” Née au milieu des années 60, Emmanuelle Cuau est la sœur de Marianne Denicourt. Elles sont élevées par leurs parents dans le XIIIe arrondissement de Paris, entre la Butte aux Cailles et la Poterne des Peupliers. Emmanuelle est élève au lycée Rodin (comme Santiago Amigorena, Cédric Klapisch, Noémie Lvovsky, Jeanne Balibar…). Leur père s’appelle Bernard Cuau. Journaliste – il fut un temps chef de la rubrique photo au Nouvel Observateur –, diplômé de droit, c’est un intellectuel de gauche, maître de conférences en cinéma à Paris?VII pendant plus de vingt ans, auteur de pièces de théâtre et de films, membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes jusqu’à sa mort en 1995, à l’âge de 59 ans : “Il figure toujours dans l’ours des Temps modernes, avec une petite croix à côté, Claude Lanzmann ne veut toujours pas l’enlever”, relève Emmanuelle Cuau, qui voue une grande admiration à son père. Entre l’auteur de Shoah et Bernard Cuau existait une amitié très forte : “Je voyais pour la première fois quelqu’un avec qui mon père avait… Ils étaient pourtant aux antipodes, tous les deux. Mon père était physiquement une sorte de coucou ! Après sa mort, on s’est beaucoup vus, Lanzmann et moi, surtout pour parler des textes de mon père, qui a énormément écrit. Notamment un scénario que je devais réaliser avec lui et dans lequel devait jouer Claude Lanzmann – qui d’ailleurs a failli avoir le rôle d’un psychiatre dans Très bien, merci. Ce film commence à Ellis Island, l’île des émigrants à New York, et évidemment ça coûterait très cher. Ça fait dix ans que je me bats pour le monter, et Lanzmann m’y encourage. Mon père avait fait un préfilm en vidéo, tourné avec des petits moyens, que tout le monde prenait pour un film d’époque !” Bernard Cuau a aussi écrit un livre, intitulé La Politique de la folie, publié chez Stock en 1973. Il y dénonce l’inhumanité du système psychiatrique et l’inégalité sociale devant la folie. A l’époque, l’antipsychiatrie est au cœur des discussions dans les milieux intellectuels. Mais Bernard Cuau connaît aussi le sujet de l’intérieur. Ce livre, il l’a signé avec son épouse, Denise, la mère d’Emmanuelle et de Marianne. Denise, jusqu’à sa mort il y a quelques années – alors qu’Emmanuelle était dans l’écriture du scénario de Très bien, merci –, souffrait de troubles psychiatriques graves qui ont marqué à jamais sa vie et celle des siens. Ce sujet, forcément douloureux, éclaire à la fois le parcours d’Emmanuelle Cuau et son film : les hôpitaux psychiatriques, les psychiatres de Très bien, merci ne sortent pas de son imagination. Elle a d’ailleurs cette jolie phrase : “Je ne peux quand même pas vous dire que les choses sont venues comme ça…” Le cinéma et l’envie de devenir cinéaste sont entrés tôt dans la vie d’Emmanuelle. “Ma soeur et moi étions dans un milieu favorable : ma mère avait été comédienne, mon père adorait tout ce qui était cinéma, photo, et réalisait des films. Il a notamment tourné un film qui s’appelait Parole d’homme : il avait travaillé avec un professeur de logique pour démonter le discours de Giscard d’Estaing lors d’une intervention télévisée où il se défendait d’avoir reçu des diamants de Bokassa. On y comprend qu’entre les mots, Giscard dit exactement le contraire de ce qu’il énonce, qu’il a reçu ces diamants. Le film, que Fabius était venu voir en cachette à Paris-VII où mon père enseignait, a été censuré.” Un jour de 1982, un ami de son père, Michel Abramowicz, second assistant opérateur sur L’Argent, dont on ne sait pas encore que ce sera le dernier film de Robert Bresson, propose à Emmanuelle de l’emmener sur le tournage, connaissant son admiration pour le maître. Elle accepte évidemment. “Un jour, Bresson est venu me voir et m’a demandé de faire une figuration. Il était plutôt gentil avec moi. Ensuite il m’appelait régulièrement, j’étais souvent sur le tournage, toujours comme figurante (on la reconnaît nettement dans la scène du tri de courrier dans le centre de détention où est emprisonné le héros – ndlr), sa femme n’en pouvait plus… J’ai suivi toute la postproduction du film, je l’ai vu travailler le son. Il restait une après-midi entière sur un plan, et je me disais : “Mais qu’est-ce qu’il fait ?” Ensuite on s’est vus pendant pas mal de temps, il voulait faire un autre film, d’après une nouvelle de Le Clézio. Il voulait que je joue dedans. Un jour, je lui ai demandé d’avoir un appui net pour un film que je voulais faire et… il n’y avait plus personne (sourire). Il disait : “Pour faire des films, il faut marcher dans la rue, écouter ce qui se passe et filmer.” Je lui répondais : “Mais comment je gagne ma vie ?” Parce qu’il disait aussi qu’il ne fallait surtout pas faire d’école de cinéma, ne surtout pas travailler sur des films… Il était d’une famille richissime, lui… Je lui disais : “Je ne vais jamais faire de films de ma vie si je suis vos conseils !” Une fois, j’avais adapté une nouvelle de Le Clézio, il avait apprécié le scénario, mais quand il a vu le film, il m’a dit : “Vous vous êtes complètement plantée…” Quand on demande à Cuau la leçon qu’elle a retenue de leurs discussions, la réponse fuse : “Il m’a toujours dit que plus on partait d’une histoire très simple, plus il y avait matière à filmer. Une personne est multiple, donc déjà deux personnes, ça en fait beaucoup, ça donne beaucoup de points de départ.” Elle n’a pas 20 ans quand elle réussit le redoutable concours d’entrée à l’Idhec, en 1983. Comme elle adore les comédies musicales américaines avec Gene Kelly, l’un de ses premiers projets en est une qui a la particularité de se dérouler dans un couvent. A cette évocation, elle sourit franchement, avec un brin d’amertume peut-être. “On me dit que j’ai changé. Je suis devenue plus triste ; non, disons plutôt que j’ai vieilli. Mais je trouve ça drôlement bien les pures comédies.” On lui dit que Très bien, merci est aussi drôle que grave. Elle s’inquiète aussitôt : “Est-ce que vous avez aussi été un peu angoissés par le film ?” On la rassure, oui, il est angoissant… et drôle à la fois, comme chez Kafka. “On se sent toujours coupable de quelque chose, comme dans Le Procès. Josef K., la seule chose dont il est coupable, c’est d’exister. Déjà on est là, la vie est culpabilisante, on doit se justifier d’être là, de ne pas travailler assez ou pas du tout, et ensuite… Il faudrait avoir toujours un avocat avec soi !” Emmanuelle Cuau, qui ne se sépare pas d’un cahier où elle note des citations qui l’inspirent, nous lit justement une phrase de Kafka : “Le monde du Procès est d’apparence trompeuse. Ce n’est pas que la vérité n’existe pas, c’est que jamais elle ne nous parviendra ou que jamais nous n’y accéderons. A perpétuité, nous sommes condamnés aux apparences.” Puis Emmanuelle ajoute : “Très bien, merci, c’est l’histoire d’une innocence indémontrable. Il y a une phrase de Georges Braque que j’aime bien : “Les preuves fatiguent la vérité.” Comme s’il fallait tout le temps se justifier…” En 1986, l’Idhec devient la Fémis : “J’avais vu un film très beau de Medvedkine, qui avait inventé une chose formidable, le ciné-train, qui parcourait la Russie des kolkhozes. A l’avant de la locomotive, il y avait des opérateurs qui filmaient. Ils s’arrêtaient dans un kolkhoze, filmaient, parlaient avec les gens. Et le temps de se rendre dans un autre kolkhoze, ils développaient les films dans un wagon, projetaient le film dans un autre wagon pour les habitants du kolkhoze suivant, etc. C’était formidable. A Jack Gajos, le directeur de la Fémis, j’avais proposé de faire une école de cinéma dans un train, qui partirait le matin de Lille et qui parcourrait tout le pays… Histoire de respirer, d’aller vers les gens… Je trouvais anormal qu’on installe une école de cinéma dans le palais de Tokyo, qu’Hitler aimait beaucoup… Gajos avait rigolé. Il avait par contre moyennement apprécié l’analogie que je faisais entre des images du palais de Tokyo et d’autres filmées par Leni Riefenstahl…” Le premier long métrage d’Emmanuelle Cuau, le beau Circuit Carole, interprété par Laurence Côte et Bulle Ogier, raconte l’histoire d’une séparation difficile entre une fille et sa mère (qui finit par être internée). Le film, salué par l’écrivain Annie Ernaux et par un bon accueil critique, sort deux mois avant la mort de son père, en 1995. “Je me suis alors demandé : comment vais-je faire des films si je ne peux plus parler avec lui ?” Entre Circuit Carole et Très bien, merci, douze années vont filer. En 1998, Emmanuelle Cuau collabore avec Pascal Bonitzer au scénario de Secret défense de Jacques Rivette. Elle donne aussi des cours de scénario à la Fémis, fait des interventions au cours Florent, réalise des films pour la télévision, notamment un épisode de Pepe Carvalho. Elle écrit aussi des scénarios pour les autres. En 2005, sa soeur Marianne Denicourt attaque en justice Arnaud Desplechin – elle a également publié un livre à ce sujet –, l’actrice reprochant au cinéaste d’avoir pillé sa vie dans Rois et reine. Elle perd son procès. “Le film de Desplechin m’a rendue un peu triste, répond Emmanuelle Cuau. Mais en même temps, c’est une fiction. C’est compliqué, mais ces personnages ne sont pas nous. Les choses ne se sont jamais passées comme il le raconte. Lanzmann ne voulait pas que je voie le film. Desplechin est doué. Mais je préfère Esther Kahn. Avec Rois et reine, j’ai eu du mal, j’avais lu le livre de ma sœur, j’avais voulu la décourager de le publier, parce que je savais que ça allait se retourner contre elle. Mais je comprends sa douleur. En même temps, aucun des personnages du film ne ressemble à son modèle supposé dans la vie. TOUT est faux. On ne peut pas interdire un film. Là non plus, je ne sais pas où sont les limites.” Les limites, leur existence, l’endroit où elles se situent, c’est aussi le sujet de Très bien, merci, qui sort aujourd’hui. Un sujet qui travaille énormément Emmanuelle Cuau : “Le film est parti de plein de choses. J’ai été mise un jour en garde à vue, un peu pour les mêmes raisons que Melki dans le film. Parce que je me suis approchée d’un contrôle d’identité que je jugeais arbitraire, sans intervenir. Une jeune fliquette s’est tournée vers moi et m’a dit : “Dégage, salope !” Je l’ai regardée : “J’ai le droit d’être là.” Mais pas du tout ! C’était “Circulez, y’a rien à voir !” Alors le film est parti de là. Mais aussi d’un livre qui s’appelle L’Effort pour rendre l’autre fou d’Harold Searles. Je trouvais aussi, en regardant les gens autour de moi, qu’ils n’allaient pas très fort, qu’ils étaient fatigués, depuis longtemps. Les gens font des efforts pour paraître en forme même s’ils vont mal. Si c’est compliqué, on le garde pour soi ou on en parle éventuellement à son psy ! Le film montre comment quelqu’un qui va bien, qui est “normal” – même si je ne sais pas ce que ça veut dire –, peut être poussé vers la folie, à cause du regard de l’autre. Je connais un comédien qui n’emprunte jamais le même chemin tous les jours parce qu’il a peur que les gens qui le connaissent pensent qu’il ne travaille pas… C’est terrible ! On finit, comme dans le film, par être obligé de filouter pour pouvoir survivre. Pour moi, mes personnages ne sont pas des résistants, des rebelles. Ils disent juste : “Ce n’est pas normal.” La normalité devient anormale ! On ne sait plus où sont les limites. Prenez la loi qui interdit de fumer dans les lieux publics. Un jour, j’étais en train de fumer une cigarette à un arrêt de bus. Une dame me dit que je n’avais pas le droit de fumer. J’ai fait trois pas, je lui ai demandé : “C’est bon ?” Elle m’a répondu : “Oui.” Mais qui fixe les limites ? Tout peut basculer très vite.” Très bien, merci ressemble à cette anecdote, quand un excès de loi, de règle et de norme finit par devenir absurde. Cette absurdité policée policière de notre société, Emmanuelle Cuau la regarde avec humour certes, mais surtout rage et colère, telle une vaillante et courageuse sentinelle.
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