Moderne ? C’est le titre laconique et percutant du nouvel essai du théoricien Jacques Aumont. Il pointe d’abord un étrange paradoxe : le mot “moderne” devrait désigner ce que la langue anglaise qualifie de “shifter”, à savoir un énoncé qui ne désigne rien de stable, comme “ici”, ou “maintenant”, autant de termes qui ne prennent […]
Moderne ? C’est le titre laconique et percutant du nouvel essai du théoricien Jacques Aumont. Il pointe d’abord un étrange paradoxe : le mot “moderne” devrait désigner ce que la langue anglaise qualifie de “shifter”, à savoir un énoncé qui ne désigne rien de stable, comme “ici”, ou “maintenant”, autant de termes qui ne prennent un sens que dans un certain contexte d’énonciation, toujours labile, toujours en voie de péremption. Et pourtant, le discours sur le cinéma s’est attaché à inventer une modernité stable “qui ne connaîtrait pas le sort des mouvements modernes habituels : être dépassés, avalés par d’autres”. Le cinéma, contrairement aux autres arts, aurait produit une modernité non historique, qui toucherait tellement à l’essence du cinéma (la fameuse ontologie bazinienne, la spécificité de l’enregistrement du réel, ou encore, dans le lexique deleuzien, la possibilité de toucher à “une mimage directe du temps”) qu’elle serait “indépassable”. La très grande habileté de Jacques Aumont consiste à prendre très au sérieux cette croyance (décrite dans toute sa dimension de religiosité) et de ne surtout pas chercher à la disqualifier. Il en dresse plutôt la généalogie et en décompose scientifiquement les différentes étapes de cristallisation. Il parcourt donc toute l’histoire du cinéma et celle de ses théorisations. Comment par exemple dans les temps primitifs, le cinéma s’arrange de la définition baudelairienne du moderne, liquide peu à peu le symbolisme pour asséner une définition propre, celle de la “cinégénie”, en résonnance avec les avant-gardes historiques de l’Art. Comment, aussi, tout le cinéma comme dispositif accompagne une définition technique de la modernité, celle du train, de la vitesse et de l’électricité. Puis vient le temps de Citizen Kane et de la querelle entre Sartre et Bazin, qui voit une génération de jeunes critiques (Astruc, Leenhardt, Bazin) s’échauffer autour d’un film qui ferait du cinéma “l’égal de la littérature”, permettant l’invention d’un concept (“la caméra-stylo”) et d’une mythologie (l’artiste contre l’industrie, le cinéaste comme Auteur…). Vient l’étape décisive : la “Lettre sur Rossellini” de Jacques Rivette (1955), où pour la première fois la modernité ne provient pas du dépassement d’un classicisme antérieur, “mais se fonde d’elle-même”. Rossellini n’est pas le moderne d’un cinéma ancien, mais “la modernité tout court”, cinéaste-voyant, connecté au réel “sur le mode de l’évidence”. Aumont étudie ensuite comment ce véritable crédo détermine non seulement des discours mais aussi des pratiques de cinéma. Comment, aussi, trente ans plus tard, alors que l’idée d’un dépassement de la modernité par la postmodernité passe de l’histoire de l’art à celle du cinéma (les années 80), cette croyance en une “modernité indépassable” est paradoxalement renforcée et purifiée par certains critiques (Deleuze, Daney, Bergala).Sans chercher à contredire personne, Aumont historicise cette croyance et la relativise. Il n’en substitue aucune autre, mais simplement l’interroge. Ouvrir à un abîme de questions sans livrer aucune réponse, voilà la définition recevable d’un beau geste moderne. Et d’un malicieux tour de force.
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