En 2005, avec le controversé « The President’s Last Bang », le cinéaste coréen Im Sang-soo déclenche les foudres de la censure. Pas découragé, il remet ça dans « Le Vieux Jardin », son nouveau film. Rencontre avec un futur exilé.
Comment naît une vocation de cinéaste ? Celle d’Im Sang-soo tient tout à la fois à une cinéphilie atavique et à l’interdiction maternelle d’épouser la même profession que son père, un critique de cinéma renommé. “Ma mère n’avait rien contre mon désir de travailler dans le cinéma, mais elle m’a fait promettre de ne jamais devenir journaliste ou critique. Alors pendant quelques années, avant de passer cinéaste, j’ai été le nègre de mon père ! Elle m’expliquait que, si l’on aime les films, on peut les regarder, écrire à leur sujet ou bien les fabriquer. Et comme c’est cette dernière activité qui rapporte de très loin le plus d’argent, elle ne m’a pas laissé le choix…”, raconte- t-il, l’air amusé. A 45 ans, Im Sang-soo présente un itinéraire qui illustre à la perfection le parcours emprunté par les principales figures du miracle cinématographique sud-coréen, identifiées une à une par les festivals depuis une dizaine d’années et presque toutes issues de ce que les médias locaux désignent – plutôt péjorativement – comme la “génération 386”1. A l’instar de nombreux cinéastes sud-coréens nés comme lui sous un régime autoritaire dans les années 60, il étudie les sciences sociales avant de recevoir l’enseignement du maître Im Kwon-taek (Ivre de femmes et de peinture, en 2002, etc.) au sein de l’unique école de cinéma du pays, la Korean Film Academy. “C’était une école à part, qui ne ressemblait à aucune autre. Elle n’a aujourd’hui plus rien à voir avec celle que j’ai fréquentée à l’issue de mes études de sociologie. Nous y étions presque tous déjà diplômés de l’université, voire lancés dans la vie professionnelle. Les conditions étaient très précaires. Il n’y avait presque pas de professeurs, très peu de cours, juste des films, une caméra et de la pellicule laissés à notre disposition. Pour moi, cela a été une expérience fondatrice.” Après un court métrage de fin d’études, qui fit dire à Im Kwon-taek, alors chargé de le noter, qu’il “fonctionne tout à fait, bien que le réalisateur ait fait absolument n’importe quoi”, Im Sang-soo quitte l’école avec une obsession, réaliser Tears, peinture d’une certaine jeunesse mise au ban de la société coréenne qu’il a lui-même côtoyée, la plus marginale et désillusionnée qui soit. Mais confronté au dédain des producteurs et commissions, il se résout finalement à monter un autre projet, plus susceptible d’attirer à lui les financements. “Je n’ai trouvé alors qu’un moyen de lancer véritablement ma carrière, déshabiller à l’écran de jeunes femmes adultères. D’où mon premier long métrage, Girls’ Night out”, une âpre chronique des aventures sexuelles et sentimentales de trois femmes, qui paraît en 1998 sur les écrans coréens. Le succès attendu permet de monter enfin Tears, presque trois ans plus tard, dans une économie de moyens minimale – caméras numériques bon marché, équipe réduite à un très faible nombre de techniciens, tournage en caméra cachée… “Quoique je l’aie réalisé alors que j’avais déjà une trentaine d’années, Tears était pour moi un film nécessaire pour dire adieu à ma jeunesse et basculer dans la maturité.” Excepté Jang Sun-woo (Timeless Bottomless Bad Movie), aucun cinéaste contemporain n’avait jusque-là filmé si frontalement les bas-côtés du miracle économique coréen. Peu de gens verront le film en salle, mais Im Sang-soo est tout de même invité à le présenter au Festival de Berlin en 2001. La reconnaissance internationale débute là. Suit Une femme coréenne (2003) qui, après un passage remarqué à Venise, se verra décerner, lors du Festival du film asiatique de Deauville, le Grand Prix des mains d’Olivier Assayas. Avec cette comédie dramatique érotico- féministe en intérieurs bourgeois, Im Sang-soo élabore le premier volet d’une trilogie désordonnée sur l’histoire récente de la Corée, qu’achève aujourd’hui la sortie en salle du Vieux Jardin. Entre-temps, il a signé avec The President’s Last Bang (2005) le film le plus controversé de l’histoire récente du cinéma coréen. Deux ans plus tard, en plaisantant à moitié, il dit toujours de ce film qu’il pourrait bien lui valoir la prison si les mauvaises personnes venaient à prendre la tête du pays. D’une parole un peu lasse mais parcourue de saillies ironiques, il nous raconte longuement la polémique très violente suscitée par son récit à l’écran de l’assassinat du despote Park Chunghee : de l’appel de la KCIA2 à son producteur, alors que le scénario était développé en secret, à la censure du film amputé de son prologue et de sa conclusion. “Mon producteur et moi étions persuadés que The President’s Last Bang serait un succès commercial colossal. Les ennuis ont pourtant débuté juste après le tournage. La fille du dictateur Park Chung-hee est aujourd’hui à la tête du principal parti conservateur et m’a intenté un procès à la suite duquel nous avons dû couper le film. Puis la presse de droite s’est déchaînée sur moi. Mais j’ai été plus abasourdi encore par ces personnalités étrangères à la droite qui ont pourtant attaqué mon projet, en affirmant qu’il y a des limites à la liberté d’expression. Au final, le film n’a remporté qu’un succès mitigé, mais il a tant fait parler de lui que j’ai pu financer sans mal Le Vieux Jardin, récit d’une dictature pire encore, que j’ai conçu comme la suite d’une seule et même histoire.” Seulement, la sortie de ce film “a été un désastre en Corée. Il n’y a plus là-bas un producteur qui soit prêt à miser sur la valeur Im Sang-soo”, conclut-il placidement. Cet insuccès calamiteux, il l’explique par la réticence d’une frange de la population qui avait amplement trouvé son compte dans les années de dictature, et l’indifférence du public jeune au récit d’une époque qu’il méconnaît. Mais il sait aussi, pour porter un regard d’une grande intelligence sur le cinéma de son pays, que ce qui dépare son œuvre des innombrables blockbusters consacrés à l’histoire récente de la Corée (et couronnés de succès) a autant à voir avec des considérations cinématographiques qu’avec la vision politique développée par chacun de ces films. Au nombre considérable des reconstitutions historiques célébrées par le public ces dernières années, bien peu prenaient le parti de se faire porteuses d’une voix iconoclaste – à cet égard, The Host faisait figure d’exception magnifique. Grande œuvre contestataire et succès local sans précédent, le film de Bong Joon-ho – dont Im Sang-soo dit qu’il est le seul cinéaste contemporain dont il se sente proche – rompait avec une certaine tradition de la fresque historique coréenne aux relents plus ou moins nationalistes et systématiquement appelés aux plus hauts échelons du box-office. Acculé par l’hostilité idéologique de certains et la défiance des argentiers que lui valent ses deux derniers films, Im Sang-soo s’apprête à exiler son cinéma à Paris pour y tourner un nouveau “portrait de femme qui entreprend de survivre mentalement et physiquement au milieu des hommes”. Qui sait s’il eût connu pareilles tribulations s’il avait viré critique comme papa ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}