Dans une enquête fouillée, Yvan Stefanovitch tente de lever le voile sur les privilèges des sénateurs, et réfléchit aux moyens de réformer la Haute Assemblée. Un ouvrage engagé et corrosif, qui lui a valu d’être poursuivi en diffamation par le président du Sénat. Chronique.
“Je crois qu’un risque de mort pèse sur le Sénat. Il dépend de notre capacité à être transparents. Il ne faut pas que les [Français] aient le sentiment qu’on leur cache des choses.” Tels sont les mots d’Alain Anziani, sénateur PS de l’Aquitaine et ancien questeur du Sénat. Interviewé par l’émission de France 3 Pièces à conviction, diffusée en janvier 2015, il a souligné l’urgence de réformer la Haute Assemblée.
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Auteur d’une nouvelle enquête sur le palais du Luxembourg, le journaliste d’investigation Yvan Stefanovitch est du même avis. Dans son livre Le Sénat, un paradis fiscal pour des parlementaires fantômes (éditions du Rocher, juin 2016), il dépeint un Sénat s’éloignant de toute exemplarité, entre un absentéisme chronique, un budget opaque, et des privilèges fiscaux excessifs bien que légaux.
Provocateur, il n’hésite pas à comparer le fonctionnement de l’administration du Sénat à celui de la Corée du Nord. Sur un ton incisif voire corrosif, le journaliste attaque certains sénateurs dévalorisant leur fonction au point de se muer en cancres des assemblées. Avec une très grande liberté de ton, Stefanovitch ne fait pas dans la nuance. Il qualifie les quelques parlementaires champions de l’absentéisme de « tricheurs », « feignants », »coquins », « rois fainéants », « paresseux », et rebaptise même le sénateur Jean-Vincent Placé « prince des écolos flemmards ».
Déjà coauteur d’un livre ayant dénoncé les errements de la Haute Assemblée (Le Sénat : enquête sur les super-privilégiés de la République, éditions du Rocher, 2008), le journaliste espère sûrement, huit ans plus tard, faire (enfin) bouger les lignes avec cette nouvelle enquête, possible électrochoc pour révolutionner les pratiques du palais du Luxembourg. « Et si le Sénat avait tout à gagner d’une remise en question d’une puissance tellurique ? », s’interroge-t-il.
Pourtant, en mars 2015 déjà, le Président du Sénat Gérard Larcher s’était targué de lancer « une réforme pour plus d’efficacité et de transparence », mettant notamment en oeuvre pour la première fois un système de retenues financières pour les sénateurs trop absents (jusqu’à 4400 € par mois). Des « efforts méritoires » et inédits selon Yvan Stefanovitch, mais qui n’ont pas suffit.
« Le Sénat reste toujours la plus fabuleuse usine à vraie-fausse transparence au sein de nos institutions politiques, assure-t-il au Point. Certes l’Assemblée nationale bénéficie des mêmes privilèges légaux, mais le Sénat, lui, se glorifie aujourd’hui d’être plus transparent. »
Plus de 7 000 € par mois empochés « au black »
A l’origine de l’indignation de Stefanovitch, le « statut fiscal incroyablement avantageux » auquel accèdent les parlementaires, sénateurs comme députés. Alors qu’ils touchent chaque mois des indemnités d’un montant total « d’environ 11 350 € nets », ils ne sont imposés que sur « 4 140 € nets », soit le montant net de leur indemnité parlementaire de base (5 514 € brut) et de leur indemnité de résidence (165 € brut). Le reste de leurs indemnités (7 210 € nets) échappe à l’impôt sur le revenu, autant pour l’indemnité de fonction (1 420 € brut) que pour l’Indemnité représentative des frais de mandat (IRFM, 6 037 € brut).
« Par un vote, sénateurs et députés ont décidé de soumettre l’indemnité de fonction et l’IRFM à la CSG-CRDS et non à l’impôt sur le revenu, explique Olivier Bertaux, expert fiscal interviewé par Stefanovitch […]. Grâce à ce montage, les sénateurs ont quasiment doublé leur revenu. Un scandale légal. »
Destinée à rembourser les dépenses liées au mandat de sénateur et non prises en charge par le Sénat, l’IRFM est versée sans aucun justificatif. Face aux avantages dont bénéficient les sénateurs (« un bureau à Paris, une enveloppe de 7 548 € par mois pour payer des collaborateurs, la gratuité des trajets en train, 40 allers retours en avion par an entre Paris et leur circonscription en métropole, etc. »), cette indemnité s’est métamorphosée, au moins en partie, en « complément de revenu » pour certains d’entre eux, assure amèrement Stefanovitch.
« Comment accepter une telle distorsion entre les Français ? Une telle inégalité devant l’impôt ? […] Tel décalage suggère l’idée qu’on en est revenu […] au temps de l’Ancien Régime, avec, au sens propre, ses privilèges, ses corvées, la dîme, etc. […] Ces avantages fiscaux sont choquants parce qu’ils profitent précisément à des parlementaires, dont une des activités est de voter la loi, le cas échéant d’imposer des sujétions aux citoyens, et que, par la force des choses, les sénateurs passent leur existence à voter de nouveaux impôts, qui vont peser, parfois lourdement, sur les contribuables. Mais pour eux, ils se sont inventé ces indemnités commodes qui, à rebours de tous les usages de l’administration fiscale, échappent à l’impôt. C’est inouï. «
Sénateur, un « emploi fictif » ?
Mais pour Yves Guéna, ancien vice-président gaulliste du Sénat, le « cancer de la Haute Assemblée » n’est pas dû à ses niches fiscales, mais à « l’absence d’une bonne partie de ses membres ». Selon l’enquête de Stefanovitch et les chiffres de la présidence du Sénat, « une moyenne de 20 % des sénateurs, soit environ 70 parlementaires, n’assistent pas régulièrement aux séances dans l’Hémicycle ». Consterné, le journaliste se plaît à reprendre les propos de la sénatrice Catherine Tasca :
« S’est développée au sénat, j’ose dire, presque une habitude d’emploi fictif pour certains sénateurs […] Comment peut-on se présenter à une élection pour ensuite ne pas accomplir le travail pour lequel on a été désigné ? »
Face à cet absentéisme chronique, le président du Sénat Gérard Larcher a été le premier à mettre en place en mai 2015 un système de retenues financières. Les sénateurs absents plus de 50 % du temps (75 % pour les ultra-marins) soit aux séances de votes solennels, soit aux séances de questions au gouvernement, soit aux réunions de commission, peuvent désormais écoper d’une sanction de 710 € par mois. Et s’ils sont encore moins assidus, ils peuvent perdre 4 400 € par mois (« 39 % du revenu d’un sénateur lambda »).
Malgré tout, Stefanovitch reste dubitatif face à cette réforme à « dose homéopathique ». Sur une semaine parlementaire de trois jours (du mardi au jeudi), elle autorise l’absence à la moitié des réunions, votes et séances de question d’actualité. Et garde le nom des sénateurs sanctionnés confidentiel.
« Pour nous, la principale sanction contre ces absents n’est pas financière, déplore Stefanovitch. Seule, l’éventuelle publicité donnée à leur regrettable comportement peut faire comprendre aux flemmards ou tricheurs qu’ils doivent être présents au Sénat le mardi, le mercredi et le jeudi. »
En janvier 2016, Gérard Larcher a annoncé que 14 sénateurs avaient subi des retenues financières pour absentéisme au dernier trimestre 2015, sans daigner « donner leurs noms en pâture ». Déterminé à retrouver l’identité de « ces 14 coquins », Yvan Stefanovitch a mené « cinq mois de recherches » pour publier leurs noms dans son livre, non sans faire quelques erreurs – quatre parlementaires cités par le journaliste ont nié avoir été sanctionnés.
Les excuses, ou le règne d’un « système de triche organisé »
Mais dans une assemblée où « le culte du secret domine », « la plupart des sénateurs absents » parvient à échapper à toute retenue financière, en se faisant excuser.
« Quel que soit le système mis en place pour réprimer l’absentéisme, […] un sénateur excusé est comptabilisé comme présent dans les statistiques de présence de la présidence du Sénat… […] Les excuses sont le principal non-dit lié à l’absentéisme », révèle l’auteur.
Elles permettent à « des sénateurs oisifs, mais au relationnel important », de donner un « certificat médical de complaisance » ou de prétexter un « cas de force majeure » (sans fournir aucun justificatif) pour être excusé sans être noté absent, et ainsi pouvoir déléguer leurs votes.
« La notion de cas de force majeure autorise les tricheries les plus énormes et insoupçonnables, lorsque l’excusé est de mauvaise foi. […] Les tricheurs peuvent donc dormir sur leur deux oreilles. »
Si plusieurs sénateurs s’étaient fait excuser pour participer à la campagne des régionales en décembre 2015, la loi interdisant le cumul des mandats et entrant en application en avril 2017 contraindra nombre d’entre eux à choisir entre leur travail de parlementaire et celui d’élu local.
Réinventer le Sénat
Pour autant, Yvan Stefanovitch a « l’intuition que le Sénat pourrait rendre les mêmes services au pays, en coûtant beaucoup moins cher ». Contestant toute accusation de Sénat-bashing, il rêve d’un Sénat à l’effectif réduit (« une centaine de sénateurs, un par département »), mais à l’efficacité décuplée. Louant les sénateurs « bourreaux de travail », il n’hésite pas à citer l’ancien sénateur Alain Lambert :
« Nous étions à mon époque une cinquantaine de ‘sachant’ à faire tourner le Sénat, dans l’Hémicycle et les principales commissions. Depuis, rien n’a changé… A la commission des Finances, il était et il reste toujours plus facile de plancher à une dizaine de sénateurs seulement sur un texte, même au risque d’y passer une partie de la nuit. On travaille mieux en petit nombre. L’assiduité des parlementaires n’est pas un vrai problème, seule la compétence compte. Même si vous augmentez la présence des sénateurs, cela sert sur le plan médiatique, mais pas du tout pratiquement, bien au contraire. Ces mauvais élèves […] viendront à contrecœur sous la menace de sanctions financières.«
Des candidats de la primaire à droite comme Alain Juppé, Bruno Le Maire, ou Nicolas Sarkozy, ont d’ailleurs déjà défendu une baisse du nombre de parlementaires. Mais aucun d’entre eux n’a encore manifesté un quelconque désir de rendre le Sénat plus transparent. « Les mystères de Pyongyang » (selon les termes de Stefanovitch) entourant le fonctionnement du Sénat pourraient bien encore perdurer, malgré l’ouvrage du journaliste. Indigné par certains passages de son livre, qui ont « dépassé la limite de l’acceptable », Gérard Larcher a décidé fin juin de poursuivre Yvan Stefanovitch pour diffamation – après avoir eu l’autorisation des sénateurs, lors d’un vote à main levée et sans débat.
N’ayant pas pris part au vote, les parlementaires du groupe CRC (Communiste, Républicain et Citoyen), regrettent dans un communiqué que le livre de Stefanovitch « alimente de manière provocatrice la thèse du ‘tous pourris’ et de l’antiparlementaire ». Mais « [s’]etonne[nt] et [s’]inquiète[nt] du principe même de la saisine de la justice par une institution de la République à l’encontre d’un ouvrage et de son auteur. La liberté d’expression est-elle respectée ? »
Le Sénat, un paradis fiscal pour des parlementaires fantômes, Yvan Stefanovitch, éditions du Rocher, juin 2016.
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