Deux icônes de la nouvelle US réinventent le genre avec pour cibles le couple et la famille. Le tout passé au filtre de l’esthétique « pulp » et de l’humour absurde.
Dix ans qu’Alice Munro figure sur la liste du prix Nobel de littérature, aux côtés de Philip Roth ou Joyce Carol Oates. Une présence qui pouvait paraître incongrue (pourquoi cet écrivain plutôt qu’un autre ?) à ceux qui, en France, connaissent peu son oeuvre. Si la Canadienne de 84 ans s’est illustrée dans la nouvelle (une douzaine de recueils pour un roman), sa dernière production élève le genre à un degré de maîtrise peu égalé. La hissant au niveau, si cela n’était pas déjà fait, de Carver ou Salinger.
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La nouvelle dresse nos portraits les plus intimes
Sélectionné parmi les dix meilleurs livres de 2012 par le New York Times, Trop de bonheur (Editions de l’Olivier) s’inscrit à première vue dans le prolongement des précédents livres de l’auteur : reliées à la sphère domestique, ces dix histoires brassent les thèmes de la famille, du couple et de la filiation, noyaux intimes où liens et tensions s’entremêlent dans une même étreinte romanesque. Chaque nouvelle délivre une équation affective confuse et bien souvent insoluble.
Mais à la cohorte de couples en crise, d’enfants mal dans leur peau, Munro adjoint un ingrédient inattendu : la matière inquiétante et crapuleuse du fait divers, à travers infanticide, meurtre, accident de la route ou prostitution. C’est ainsi qu’une femme de ménage rend visite en prison à son ex qui a trucidé leurs trois enfants ; deux gamines noient leur camarade en colonie de vacances ; une étudiante se prostitue auprès d’un vieillard ; une retraitée partage son petit déjeuner avec l’auteur d’un triple meurtre (l’assassin de la première nouvelle ?), etc.
Un lectorat sous le charme
En passant ces motifs dignes d’une fiction “pulp” au filtre des sentiments, Munro redéfinit le statut de la nouvelle de veine intimiste et lui confère un nouvel essor. Tout ce passe comme si cette honorable vieille dame s’était invitée chez Stephen King ou Tarantino – sans les flingues ni les apartés fantastiques toutefois. Si la short storie est le lieu par excellence de l’ironie, elle se mue ici en réceptacle de violence psychologique et domestique.
Un nourrisson rejeté par son père en raison d’une tache de naissance disgracieuse, une mère assistant à la déchéance de son fils en SDF, un ancien soldat atteint de leucémie : ces brèves tragédies bâtissent une succession de naufrages, et parfois de rédemptions, sans jamais céder à l’attrait du pathos. Elles laissent le lecteur sous le charme et pourtant sonné, comme rescapé d’une guerre intérieure. Publiées entre 1975 et 2004, Nouvelles du New Yorker (Christian Bourgois) d’Ann Beatie, 64 ans, privilégient le registre des affaires conjugales. Autrement dit : le couple, cette malédiction.
La nouvelle comme “peinture domestique”
Comme son superbe Promenades avec les hommes, court roman sur la liaison houleuse d’une étudiante avec son prof, ces nouvelles se collettent aux thèmes du mariage et de l’adultère sous la forme de dérives existentielles acides. Ann Beatie met en scène des unions bancales, touchantes ou improbables : une fille obèse et son futur troisième mari, une pianiste fraîchement divorcée et son amant, une femme attirée par un lycéen qui lui enseigne la conduite, une employée de bureau qui préfère son chien à son mec, etc. Ici encore, crudité et rudesse modifient en profondeur l’ADN de la nouvelle comme “peinture domestique” telle qu’on la côtoie habituellement. Chez Beatie et Munro, il faut compter avec cette cruauté de regard, celle-là même qui érige les tracas du quotidien
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