En ramenant au jour un sombre épisode dans la vie de l’auteur de “Si c’est un homme”, conscience morale de notre temps, l’historien italien Sergio Luzzatto a déclenché un scandale en Italie. Son livre vient d’être publié en France.
En juin dernier est paru en France, chez Gallimard Essais, Partigia de l’historien italien Sergio Luzzato. Sous-titré Primo Levi, la Résistance et la mémoire, ce livre a déclenché une vaste polémique en Italie lors sa sortie en 2013.
Pourquoi cette polémique ? L’ouvrage revient sur un épisode peu connu de la vie de Primo Levi. En 1943, traqué par les fascistes, le jeune juif rejoint dans les Alpes italiennes une minuscule bande de maquisards. Le 13 décembre 1943, ces partisans, mal armés, désorganisés, procèdent à l’exécution de deux de leurs membres, accusés de trahison. Quelques jours après, le groupe est démantelé par la milice fasciste. Fait prisonnier, Primo Levi est déporté à Auschwitz, mais il n’oubliera jamais cet événement tragique.
Primo Levi est revenu lui-même de façon sommaire sur ce qu’il a appelé le “vilain secret”, d’abord dans son ouvrage Le Système périodique (1975 ; Albin Michel, 1987) où il écrit :
“Nous nous étions trouvés obligés en conscience d’exécuter une condamnation et nous l’avions fait, mais nous en étions sortis démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et de finir nous-mêmes”.
On peut voir aussi une évocation de cet épisode, plus allégorique et cryptée, dans un poème de 1952 intitulé Epigraphe, où il fait parler un mort “partisan, qu’exécutèrent un jour ses propres camarades, pour une faute non légère”.
La “zone grise”
Les péripéties de cette sombre affaire, dont Luzzatti dans son interminable récit tente de démêler les fils, relèvent typiquement de ce que Primo Levi a magistralement décrit comme la “zone grise”. Ce règne de l’ambiguïté où personne n’est tout noir ou tout blanc, où chacun peut devenir héros ou salaud selon les circonstances dans lesquelles il est plongé.
Les deux membres du groupe abattus “à la soviétique”, c’est-à-dire dans le dos et par surprise, n’étaient sans doute pas des traîtres ou des espions, mais des gamins perdus de 17 et 18 ans, entre partisans et brigands, qui avaient peut-être rançonné des habitants, et surtout menaçaient de dénoncer les maquisards s’ils ne les laissaient pas agir à leur guise, dans l’anarchie qui régnait dans ces groupes informels.
Pour preuve de cette ambiguïté mémorielle, les deux suppliciés sont honorés comme des victimes du fascisme, l’un d’entre eux a même une place à son nom dans son village d’origine.
Guerre civile
Fasciné par cet événement, l’historien Sergio Luzzato s’est livré à un longue enquête et fait revivre, au-delà du personnage de Primo Levi, la lutte acharnée à laquelle se sont livrés partisans et fascistes à la fin de la guerre. Le pays n’est pas passé loin, alors, d’une véritable guerre civile, peu connue en dehors des frontières italiennes, car longtemps occultée par les vainqueurs, un peu à la manière des gaullistes inventant le mythe d’une France unie dans la Résistance.
En évoquant les zones d’ombre de la Résistance italienne, symbolisées ici par le procès expéditif pour la “faute non légère” auquel aurait participé, sans qu’on puisse déterminer son rôle, la haute figure morale qu’est devenu le survivant d’Auschwitz, Luzzatto s’est attiré les foudres de nombre d’intellectuels et historiens qui lui reprochent une forme de “révisionnisme”, et d’attenter avec de très maigres arguments à la figure respectée d’un témoin majeur de la Shoah.
L’historien s’en défend dans une longue postface à l’édition française, qui ne parvient cependant pas à clarifier les enjeux du débat, en tout cas pour tous ceux qui ne sont pas au fait des aléas des querelles historiographiques de l’Italie des “années de plomb”.
Dans sa très (trop) longue enquête, Luzzato, fait intervenir des dizaines de personnages, célèbres ou anonymes, il se met en scène de façon récurrente et semble dépassé par l’ampleur de son sujet. Au détriment de ce qui aurait dû rester le véritable sujet du livre, le poids de la culpabilité ressentie par le personnage profondément émouvant et fascinant qu’était Primo Levi.
A quel point le traumatisme de cette exécution l’a-t-il marqué ? Peut-on incriminer ce drame parmi les raisons qui ont poussé le survivant de la Shoah à se jeter quarante ans après dans l’escalier de son logement ? Face à l’énigme du suicide, le “vilain secret” garde tout son mystère.
Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, de Sergio Luzzatto (NRF Essais, Gallimard) 460 pages