Mise à jour du 8/08/23 : Légende du cinéma des années 1970, le mythique réalisateur américain est décédé le 7 août à l’âge de 87 ans. Nous avions eu l’honneur, plusieurs fois, de le rencontrer. Voici un de nos entretiens avec le grand William Friedkin. ]
Cinéaste de la contamination, William Friedkin passe avec “Bug” du diable de “L’Exorciste„ aux démons plus redoutables d’une parano qui gangrène l’Amérique : “On n’attend plus que l’arrivée des monstres à nos portes.”
Que reste-t-il aujourd’hui dans le cinéma de William Friedkin des quelques films grandioses qui, à l’orée des seventies, firent de lui l’un des princes du Nouvel Hollywood ? Bien trop peu, répondront ces studios qui à présent dédaignent ses projets, ces festivals qui relèguent aux sections parallèles son splendide Bug, et le public qui a boudé ses récentes réalisations.
Pourtant, jamais Friedkin n’a cessé d’être un cinéaste des années 70. Fictions en crise au commerce tordu avec les codes du genre, récits du retour d’un refoulé figuré par les marginaux de l’Amérique, ses derniers films portent en eux les enjeux du cinéma des seventies, ainsi que la grande obsession friedkinienne d’un héroïsme défaillant, de pôles manichéens qui s’inversent et surtout se contaminent. Certes Bug, en grand film radical, prend la voie du retranchement. À l’héritage de l’œuvre antérieure, le film soustrait quelques-unes de ses problématiques primordiales – notamment le Bien, le Mal, la question de leur indécidable alliage. Mais demeure l’essentiel : la contamination, et le spectacle malade, très contemporain, d’un pays en plein marasme dont les cinéastes de la génération de Friedkin – Carpenter, Bogdanovich, Romero – se sont toujours faits les chroniqueurs les plus acérés.
Comment avez-vous découvert la pièce dont est tiré Bug ?
William Friedkin – Je l’ai vue à New York, et elle m’a tétanisé. L’explorer et la transposer à l’écran raffermissait ma conviction qu’elle était brillante, si bien que je l’ai peu retouchée. Dès le départ, tout m’apparaissait très cinématographique. L’essentiel de mon travail avec la caméra a consisté à me rapprocher des personnages et à diminuer progressivement la distance qui les sépare. Par ailleurs mon utilisation très contrastée de la lumière dans « Bug » témoigne de ma propension à transcender le réalisme. Je n’éclaire pas du tout comme on le fait dans un film hollywoodien, je m’attache depuis toujours à créer une forme de réalisme magique dans la mise en images de postulats le plus souvent très réalistes.
Quels principes ont présidé au travail d’adaptation ?
Tracy Letts, l’auteur de la pièce, était curieux d’en creuser les possibilités, d’y injecter du neuf. Nous nous sommes interrogés par exemple sur la réalité de ce que se disent les deux personnages. Dans « Bug », ils pourraient être des créatures nées du besoin de l’autre. Cette idée a beaucoup à voir avec l’enfance, ces amis imaginaires que s’inventent les gamins, qui les aident à vivre leur rapport à la réalité.
Au sujet des personnages, on pense à un mot d’un écrivain français, Frédéric Berthet, sur “ces êtres extraordinaires qui n’ont d’extraordinaire que la violence du besoin d’être considéré ainsi”.
C’est tout à fait cela. Ainsi se fonde leur folie : ils se persuadent l’un l’autre qu’ils sont les seuls à distinguer un insecte là où tous affirment qu’il n’y a rien. Ils y voient un don pour flairer ce qui est caché. Dans cette certitude d’être hors norme s’aggrave leur paranoïa puisque, en tant qu’êtres exceptionnels, tout porte à croire que l’on serait susceptible de vouloir les épier.
Il y a un an, vous nous disiez de votre collaboration avec Harold Pinter en 1968 sur The Birthday Party, votre troisième film, qu’elle vous a tout appris. Que vous reste-t-il de cet héritage quarante ans plus tard ?
Tout ce qui tient aux possibilités de la fiction, à ce que l’on peut insuffler d’irrationnel à un personnage, à l’art comme réalité extérieure pour laquelle on invente un régime de croyance, à la possibilité de créer sur scène un monde plus vrai que le monde réel. Mais pardessus tout, ce que je retiens de Pinter, c’est son art de l’ambiguïté. Une fois de plus, il est question dans Bug de contamination, et ce film prolonge une réflexion sur la paranoïa déjà esquissée dans votre précédent film, Traqué. Il est vrai que le phénomène de la contamination m’obsède. C’est au coeur de Cruising qui, avec ces morts inexpliquées dans les milieux gays, raconte métaphoriquement les premiers temps de l’épidémie du sida, quand le virus
n’était pas encore identifié. Quant au thème de la paranoïa dans mes derniers films, j’y vois surtout l’empreinte d’un sentiment omniprésent aujourd’hui aux États-Unis. Personne ne fait plus confiance à personne, et on ne se sent plus en sécurité nulle part. Cela n’a rien à voir avec l’insouciance du temps où j’étais enfant à Chicago. Beaucoup d’éléments relient en cela Bug et Traqué. Le lieu clos de l’un comme la forêt de l’autre sont indifféremment filmés comme des espaces claustrophobes. Par ailleurs, les similitudes abondent : la paranoïa donc, mais aussi la peur irrationnelle, la prégnance d’une menace toujours imminente hors champ.
Quel regard portez-vous sur l’Amérique contemporaine ?
Nous évoluons en plein film d’horreur. On n’attend plus que l’arrivée des monstres à nos portes. Les Américains ne mesurent toujours pas que ce gouvernement a menti, sacrifié des vies et plongé tout le monde dans une ère où chacun ressent un danger constant. Peut-être la récente victoire démocrate aux élections éveille-t-elle un espoir, mais je ne le partage pas. Je crois aux disparités entre les
individus, mais pas entre les partis, dont le seul objectif est le pouvoir.
Vous intéressez-vous aux nouvelles séries télé qui, souvent, incarnent une parole contestataire indésirable à Hollywood ?
Je n’ai pas regardé Masters of Horror, mais on m’a proposé d’en réaliser un épisode. J’attends de lire un script intéressant. En revanche, j’ai une passion pour Les Soprano et j’ai beaucoup regardé 24, que je trouve très stimulante et inventive. Les producteurs m’ont invité sur le tournage d’une précédente saison et affirmaient alors qu’ils avaient été influencés par certains de mes films comme To Live and Die in L.A.
Bug appelle le souvenir de deux de vos réalisations télé, Nightcrawlers et votre 12 hommes en colère, bien plus intéressant et ambigu que celui de Lumet.
Le huis clos de 12 hommes en colère m’a en effet confronté à des impératifs de mise en scène similaires à ceux de Bug. Ce qui rapproche aussi ces deux films, c’est la puissance du texte original. Dans l’un comme dans l’autre, il s’agit toujours d’exploiter les richesses d’une situation de départ, dévoiler ce que sont véritablement les personnages, tisser des liens complexes entre eux. À partir de quoi il n’y a plus qu’à filmer intelligemment. Dans Nightcrawlers, il est question d’un homme rongé par la culpabilité d’avoir survécu au Vietnam, contrairement à ses camarades. Il se croit pourchassé, et les combats de cette guerre ressurgissent lorsqu’il s’endort. Cette paranoïa, cette peur irrationnelle et la possible irréalité de ce que vivent mes personnages apparentent ce petit film à Bug. Dans l’un comme dans l’autre, le personnage pourrait affabuler et n’avoir jamais connu la guerre. Par ailleurs, le traitement des deux films est proche en ce que l’on part d’une situation hyperréaliste pour tendre finalement vers une stylisation proche du fantastique.
Quelles expériences extra cinématographiques influent aujourd’hui sur votre cinéma ?
La mise en scène d’opéras nourrit grandement mon travail. À l’opéra, tout le monde ou presque connaît l’histoire relatée. L’attente porte sur la musique, censée proposer de nouvelles formes pour ce récit. C’est ce que j’essaie de faire depuis quelques films. Moins raconter une histoire que développer un postulat aux potentialités dramatiques intéressantes le plus cinématographiquement possible. Je ne veux plus réaliser de film à gros budget. Avec peu de moyens, on se concentre sur l’essentiel, on se montre plus créatif. J’aime me dire que j’en reviens à l’économie de French Connection, avec quarante ans d’expérience supplémentaire.
Travaillez-vous à un nouveau projet ?
J’attends que se présente un bon script. Mon projet sur Jack l’Eventreur n’avance pas, je crois que peu de gens s’y sont vraiment intéressé. En attendant, je travaille sur les éditions DVD de certains de mes films.
Quel spectateur êtes-vous aujourd’hui ?
Je regarde essentiellement de vieux films. Le cinéma hollywoodien ne m’enthousiasme plus. Pour un blockbuster ambitieux comme Matrix, combien de produits dérivés, de teenmovies sans intérêt, de films fondés sur les effets spéciaux ? Je ne me reconnais pas là-dedans, d’où Bug, réalisé loin de ce système. Et à vrai dire, ce qui à la télé me passionne le plus reste le basket-ball. Je vais souvent regarder les matchs dans un club de paris à Los Angeles. J’adore ce jeu, parce qu’il est rapide et imprévisible, surtout lorsque le score est serré. Peu m’importe qui gagne, ou comment le match se termine, pour peu qu’une incertitude demeure toujours. Un peu comme dans mes films.