L’EFFRAYANTE SANTÉ DU CINEMA FRANCAIS
En 2006, les films français ont fait leur meilleur score depuis
plus de vingt ans : une fausse bonne nouvelle pour le cinéma.
Enquête sur un système de production vicié et vicieux.
A priori, le cinéma français, c’est
un peu comme une pub pour La
Poste : il n’y a que des bonnes
nouvelles. Elles prennent la
forme d’un chiffre rondouillard :
45 %. Soit la part des entrées
des films hexagonaux sur l’année
2006, à égalité avec le cinéma américain,
meilleur score depuis vingt-deux ans.
A moins de trois mois de l’élection présidentielle,
Laurent Storch, le monsieur cinéma de
TF1, a expliqué au Journal du Dimanche que le
pays entier en ressortira bientôt grandi :
« N’oubliez pas que chez nous, quand le cinéma va,
tout va ! » Et de citer quatre mirifiques productions
soutenues par la chaîne de Patrick Le
Lay : Les Bronzés 3, La Doublure, Prête-moi ta
main et Arthur et les Minimoys. Un carré d’as
qui a cumulé 21,5 millions d’entrées.
Le petit hic, c’est que ces 21,5 millions pour
quatre films correspondent à un peu plus du
quart du chiffre total du box-office pour les
Frenchies (84 millions). Ce qui, mathématiquement,
laisse peu de place aux autres, sans
parler des autres au sens fort du terme, c’està-
dire les films indépendants, d’auteur, nonformatés,
rayez la mention inutile.
Il existe certes un système de redistribution
unique au monde, le compte de soutien, qui remet
dans le circuit une somme d’argent importante
après taxations des billets d’entrées.
Mais ce sont d’abord les producteurs de films
à succès qui en profitent, et il faudrait une volonté
politique pour arbitrer en faveur d’une
moindre inégalité. Cette volonté n’existe pas.
Loin des sirènes surpuissantes de TF1, Gilles
Sandoz, le producteur de Lady Chatterley, a
forcément une analyse moins claironnante :
« Ce que je trouve de positif dans les 45% de parts
de marché du cinéma français, c’est que la pérennité
de l’industrie est assurée. J’ai trop vu à quelle
vitesse les cinématographies italienne et espa-
gnole se sont cassé la figure pour ne pas être
conscient qu’il existe une exception française.
Mais ce que je déplore, c’est qu’à l’intérieur de
cette part de marché, peu de films d’auteur ont
trouvé leur public. »
Films invisibles, cinéphilie éclatée
Les chiffres bodybuildés cachent donc une
autre réalité. Celle d’un marché où se bousculent
de plus en plus de sorties (près de
quinze par semaine) et où la première vocation
d’un film, qui est d’être vu, est une gageure
pour la majorité. « Sortir en salle cožte très
cher, explique Patrick Sobelman, producteur
à Agat Films (Belvaux, Guédiguian, Achard,
Ducastel et Martineau). Il y a encore peu, un
film réalisait 80% de ses entrées en quatre semaines.
Aujourd’hui, c’est deux fois moins. Donc,
il faut faire du bruit. Etre visible par l’affichage,
dans la presse, sur les plateaux télé. Le cinéma
exigeant aux moyens de promo limités es
terminé), serait en cessation de paiement. Il
y a deux ans, le 10 février 2005, le suicide du
producteur mythique Humbert Balsan (Chahine,
Grandrieux, Suleiman, etc.) fut le nuage
noir qui annonçait la dépression. Gilles Sandoz
s’alarme : « Il n’y a pas si longtemps, les
auteurs pouvaient être couvés par le système.
Mais aujourd’hui, nous traversons une période
de réaction. Nos budgets sont très difficiles à obtenir,
nous travaillons vraiment sur des sommes
minimales. On nous dit : pas ça, pas maintenant.
C’est comme un retour à la case départ. » Exemple
parmi d’autres : Jean-Claude Brisseau a tourné
ses deux derniers films, Choses secrètes et Les
Anges exterminateurs, pour à peine 500000 euros
chacun. Ce qui doit représenter à peu près
le budget barbecue de Camping. Sous couvert
d’anonymat, un cinéaste évoque une situation
bloquée : « Aujourd’hui, un auteur doit
choisir entre rentrer dans le rang et accepter
l’underground. Celui qui essaie de faire du cinéma
moderne en France sans accepter d’être
dans la marge est dans le collimateur. De façon
violente. »
Contre la télé, tout contre
Pourquoi tant de haine ? Et qui est le coupable
? Chacun s’accorde à lui donner un
nom : la télévision. « La particularité française
est que les chaînes financent près de 60 % du
budget moyen d’un film, lance Gilles Sandoz.
Or, aujourd’hui, le cinéma d’auteur intéresse
moins les chaînes, et c’est un euphémisme. » En
clair, le temps béni des années 90, où Canal+
finançait 80 % des films français de toutes
sortes, est révolu. Une situation forcément
venimeuse. « Nous finançons autant de films
chaque année qu’auparavant (environ 110), se
défend Manuel Alduy, directeur des acquisitions,
dans un contexte où les productions sont
beaucoup plus nombreuses. Il est clair que nous
ne pouvons pas accueillir tout le monde. Et
qu’avoir un nom ne suffit plus. »
La chaîne cryptée est en première ligne pour
une raison simple : ses statuts la forcent à
consacrer 9 % de son chiffre d’affaires annuel
à l’acquisition de films français. « Cela correspondait
en 2005 à environ 140 millions d’euros,
parmi lesquels 17 % consacrés par contrat aux
films dont le budget est
inférieur à quatre millions
d’euros », précise
Manuel Alduy. Résultat
: on se bouscule
dans son bureau situé
à Boulogne. En 2006,
le directeur des acquisitions
a reçu plus
de 500 projets. Comment
tranche-t-il ?
« Canal+ organise son antenne autour de rendezvous
: une case box-office, une case de cinéma indépendant,
etc. Il faut les remplir. Il est vrai que
pour la moitié des films que nous achetons, le raisonnement
se fait en termes d’audience potentielle.
Mais pour le reste, on a une logique d’image
et de diversité. »
Sacro-sainte diversité, dont Gilles Sandoz ne
voit pas la trace : « Si on se présente à n’importe
quelle chaîne de télévision, y compris Canal+
avec un projet de film sans têtes d’affiche, ce qui
arrive souvent dans le cinéma d’auteur, on n’a
presque aucune chance de repartir content. » Et le
producteur des Amants réguliers et d’Etre
et avoir de raconter en riant jaune comment
il a été accueilli dans diverses chaînes en
présentant le projet de Lady Chatterley,
« avec Pascale Ferran, une cinéaste qui n’avait
pas tourné depuis dix ans, et une jeune actrice
inconnue, Marina Hands ». On vous le fait simple :
ça s’est mal passé. Manuel Alduy ne le
contredit pas totalement : « C’est vrai que les acteurs
sont importants, surtout dans un contexte
où les projets de films d’auteur sont très nombreux.
Sans la présence de Romain Duris au générique,
nous aurions pris Dans Paris, de Christophe
Honoré, mais pas au même prix. » Ce qui,
de fait, aurait condamné le film, car aucune
autre chaîne de télévision n’avait daigné s’y
intéresser. CQFD. Manuel Alduy cite les nouveaux
films de Catherine Breillat (Une
vieille maîtresse) et de Claire Denis (White
Material, avec Isabelle Huppert et Christophe
Lambert), comme gages de son soutien au cinéma
d’auteur.
Le formatage, plaie du système
« Même si on n’obtient pas toujours les enveloppes
financières que l’on souhaiterait, je ne crois pas
que le problème vienne de Canal+, qui s’est bien
remis du trou d’air dž à des pertes records à la fin
du règne de Jean-Marie Messier, estime Patrick
Sobelman. La tension est due au fait qu’il n’y a
que très peu de gens susceptibles de financer un
film indépendant aujourd’hui. Accompagner les
créateurs est devenu laborieux. »
Puisque TF1 ne compte pas, un producteur dit
« de la diversité » a, en 2007, le choix entre les
chaînes publiques (sachant qu’elles aussi ont
des impératifs d’audience), Arte et Canal+
pour financer son film. Il doit espérer obtenir
l’Avance sur recettes en présentant un scéna-
rio au CNC, grappiller de
l’argent dans les régions, inventer
des coproductions internationales.
Et donc, façonner
un projet de films
susceptible d’intéresser et/
ou de plaire à un maximum
d’acteurs du marché. De nombreux projets
« fragiles » peuvent être ainsi tentés de se
conformer aux volontés des plus puissants
pour exister. Surtout quand la survie économique
d’une structure de production est en
jeu. C’est le diable qui se mord la queue.
Pour les producteurs installés, tels Why Not
(Desplechin, Lvovsky, Beauvois, Audiard, Podalydès)
ou Agat Films, qui parviennent depuis
longtemps à concilier le cinéma d’auteur et une
certaine reconnaissance publique, la pression
existe, mais elle est moindre. Pour les autres…
« Refuser de se conformer suppose pour moi d’accepter
une certaine précarité, explique Sandoz.
C’est comme si le cinéma français avait oublié que
toutes les industries ont besoin de développer leur
activité de recherche et développement, qu’il y a une
part de risque dans notre métier. » Patrick Sobelman
est encore plus direct : « Quand un projet
qui montre une réalité noire ou complexe arrive sur
notre bureau, on sait que rien ne sera facile. »
Pas de joie, pas de chocolat. Ce qui marche
aujourd’hui en France doit d’abord faire rire.
« Et surtout, n’avoir aucune personnalité, tonne
notre cinéaste anonyme. Il y a d’un côté le cinéma
généré par et pour la télé, à base de comiques
populaires, et de l’autre le cinéma de la
beauferie féminine, où des nanas entre elles, hypervulgaires,
cherchent des mecs. On habille un
type en smoking, une fille en robe longue, ils sourient
sur l’affiche. ‚a marche à tous les coups, à
condition d’être fait par des gens qui n’ont strictement
aucune ambition cinématographique. Ce
sont des films « high concept », comme les avait inventés
Disney Buena Vista il y a dix ans : un petit
sujet sociologique avec deux vedettes et « sans »
réalisateur – sinon un technicien débutant ce qui
fait monter le quota de « premiers films ». Résultat
: tu peux faire des tas de navets très chers
dans l’impunité la plus absolue, mais avec des
films d’auteur, même s’ils marchent, tu continues
à être considéré comme marginal. »
D’où la tentation répandue d’alléger les contenus
trop durs à la source. Et la mise au ban de
ceux qui n’en ont pas envie, même s’ils s’appellent
Jacques Doillon, qui rame pour monter son
nouveau film. Et Bertrand Bonello de se désoler
: « J’ai senti il y a deux ou trois ans que le discours
de résistance s’est transformé en discours de
la peur. C’est humain, parce qu’il faut bien vivre,
mais cela donne un cinéma français sans imaginaire.
Tout le monde est frileux. J’ai participé à une
commission du CNC qui aide les premiers et
deuxièmes films : normalement, à ce stade-là, on
n’en a rien à foutre de rien. Or, les
scénarios que j’ai lus étaient bouclés,
bien travaillés, sans folie. Et
les cinéastes connaissaient par
coeur les noms des directeurs de
commission. »
La crise économique du cinéma
d’auteur se mue donc en crise
de la créativité, du désir, de l’innovation.
« Il y a en France une
répression épouvantable sur ce
qui relève de l’invention cinématographique,
relève notre anonyme.
On devrait voir de nouveaux personnages,
de nouveaux thèmes ; or, on vit sous une forme de
fascisme dramaturgique. Tout le monde en est complice.
Je ne fais hélas aucune distinction sur ce
point entre la plupart des producteurs indépendants
et l’industrie. Ceux qui devraient avoir de
l’ambition ne sont pas mauvais : ils sont fatigués.
Un producteur passe son temps à se faire humilier
chez les gens qui ont le pouvoir : la télé, le CNC. Car
même les fiches de lecture de scénario de l’Avance
sur recettes font partie de la police de la dramaturgie.
La culture de la ré-ré-écriture, jusqu’à ce que
toutes les aspérités soient gommées, est entrée dans
le patrimoine génétique des cinéastes français, et
c’est comme une mutation. Cela donne des films où tout
est raboté, de façon à s’adresser au public de la télévision,
contre les attentes du public du cinéma, qui est jeune, ouvert
à l’expérimentation, et du coup bascule vers le cinéma
américain. »
Un constat sévère, subjectif, à nuancer dans les détails,
mais partiellement partagé y compris par ceux que l’on
n’attendait pas. « Je pense qu’il y a un formatage dans
la production et je vous assure que je ne m’en réjouis pas »,
tonne Alduy deCanal+. Du côté d’Arte, qui aide environ dix
films français par an, Michel Reilhac porte bizarrement
la bataille quarante ans en arrière :
« Une partie du cinéma français vit sur une légitimité
intellectuelle et historique héritée de la
Nouvelle Vague, qui veut continuer à
exister sans se remettre en cause. Il y
a un manque de travail et une sacralisation
de l’intuition dans les scénarios que je lis. »
La Nouvelle Vague responsable des
difficultés d’un cinéma indépendant
à bout de souffle ? On croit rêver. La mort à petit
feu du cinéma que l’on aime pourrait bientôt
fournir des cadavres plus frais.
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Sur la question d’une crise esthétique et économique
du cinéma français, lire aussi le pamphlet du critique
Pascal Mérigeau,Cinéma : autopsie d’un meurtre,
à paraître le 2 mars prochain chez Flammarion,
100 pages, 12 €
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