Le réalisateur iranien est mort le 4 juillet. Retour sur le parcours d’un des plus grands inventeurs du cinéma contemporain.
Révolution islamique
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Disparu à l’âge de 76 ans, Abbas Kiarostami en avait 39 lorsque la révolution porte l’ayatollah Khomeini au pouvoir. Parce que l’essentiel de son œuvre se déploie dans un Iran islamisé, on en viendrait presque à oublier qu’il venait déjà de dépasser le mitan de sa vie lorsque son pays a subitement basculé dans une organisation sociale en rupture avec celle qui l’avait vu devenir un homme.
C’est dans cet autre Iran, certes très occidentalisé mais déjà fort répressif, que le jeune Abbas va devenir cinéaste. Et c’est une initiative de la shahbanou qui le permet : à la fin des années 1960, l’épouse du shah crée l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes (le Kanun), dont la production de films pédagogiques devient le fer de lance.
C’est peu dire que ces films de commande, généralement assez courts, portent les germes d’une bonne part de l’œuvre à venir. L’enfant mis à l’épreuve, contrarié par toute la batterie d’obstacles que la vie (le réel ? Le destin ?) met sur son chemin, en est déjà la figure matricielle. Dans l’immédiat après-coup de la révolution islamique, en 1981, Kiarostami réalise un film pédagogique de trente-cinq minutes particulièrement réjouissant : Avec ou sans ordre.
Le chaos organisé
Il s’agit de montrer aux enfants que toute chose est exécutée plus efficacement si on l’organise. Des actions de la vie quotidienne, une sortie de salle de classe, la montée d’une foule dans un bus, sont entreprises deux fois, et chronométrées. Une première fois de façon chaotique, une seconde fois de façon régimentée.
Le film paraît donc un pur objet de propagande qui, montre en main, loue les vertus de l’obéissance. Sauf que ce sont les scènes de désordre qui emportent l’adhésion, lorsque les figurants s’abandonnent au chahut et donnent lieu à de purs moments de bonheur burlesque. Le cinéaste trouve là un ressort qu’il exploitera dans ses chefs-d’œuvre des années 1990 : la mise en abyme.
En effet, dans les scènes de chaos, il fait semblant que l’équipe de tournage de son propre film est elle-même débordée par le désordre de ces gamins qui sortent de la salle de classe tous en même temps, et on entend sur la bande-son les techniciens qui engueulent les figurants.
Après la révolte populaire de 2009
C’est toute l’ironie de ce faux film disciplinaire de célébrer le désordre jusqu’à ce que tremble l’édifice même du cinéma. Par la suite, le bras de fer avec l’ordre, la tension entre la soumission et la révolte constitueront la matière des films (Au travers des oliviers, 1994, un des plus beaux films sur le désir démiurgique de contrôle et le jaillissement de la vie, qui est toujours débordement). Et deviennent aussi de façon de plus en plus tendue l’ordinaire de son rapport au régime, qui l’autorise à entrer et sortir librement (contrairement à son collègue Jafar Panahi), tout en manifestant la plus grande méfiance à son égard.
En 2009, Mahmoud Ahmadinejad remporte des élections truquées et la révolte populaire est réprimée avec une grande violence. Kiarostami décrivait le désespoir, l’abattement général de vivre “dans une société inquiétante et dangereuse” et disait avoir perdu tout espoir d’amélioration. Dès lors, il ne tournera plus qu’à l’étranger : Copie conforme (2010) en Toscane, Like Someone in Love (2012) au Japon.
Révolution esthétique
Lorsque la critique internationale repère Kiarostami, à l’orée des années 1990, ses premiers longs métrages, Expérience (1973) et surtout le superbe Le Passager (1974, la fugue d’un ado qui veut assister à un match de foot), ont déjà presque 20 ans.
Dans la continuité du Passager, Où est la maison de mon ami ? (1987, le périple haletant d’un enfant à la recherche de son camarade de classe pour lui restituer un important cahier) impose un grand cinéaste de l’enfance, à la fois sensible et sadique, n’aimant rien tant que de plonger ses personnages dans des pièges pour tester leur endurance. Sa façon d’irriguer la fiction d’une forte assise documentaire évoque Rossellini.
Mais c’est avec Et la vie continue (1992) que la référence s’impose. Kiarostami revisite par le prisme d’un personnage de cinéaste la région du tournage d’Où est la maison de mon ami ? après que celle-ci a été dévastée par le grand tremblement de terre de 1990.
Et la vie continue est une sorte d’Allemagne année zéro fin de siècle, une traversée des ruines, une traque entêtée des signes d’une repousse après le désastre. Mais déjà se fait jour une pente plus conceptuelle. Et un goût toujours plus prononcé pour les effets gigognes.
Impostures
Apres Et la vie continue sur les traces du tournage d’Où est la maison…, Kiarostami enchaîne sur Au travers des oliviers, le récit du tournage d’Et la vie continue. L’acteur qui jouait le cinéaste (donc Kiarostami) dans Et la vie continue est ici désigné comme acteur et un autre acteur joue le rôle du cinéaste.
En 1990, Kiarostami avait réalisé Close-up, un film fulgurant, en mode thriller, inspiré d’un fait divers réel : un imposteur se faisait passer pour le réalisateur Mohsen Makhmalbaf. Est-ce à cause de cette histoire de double dangereux que Kiarostami est si soucieux dans les années 1990 de fabriquer lui-même ses propres doubles ? Une inquiétude, un doute métaphysique nuance toujours la confiance dans l’enregistrement du réel.
révolution numérique
Avec Le vent nous emportera (1999), le système Kiarostami trouve son point culminant de splendeur plastique. Ses plans-tableaux paysagers sont une nouvelle fois d’une maîtrise confondante. Tout comme le travail sur le son, car on ne dira jamais assez à quel point Kiarostami est un des plus grands artistes du mixage.
Equivalent sonore de la perspective en peinture, chaque son déterminant d’un point de vue dramatique vient se tramer à une rumeur du monde d’une richesse infinie, faite de cloches, de bêlements, de chahut de cours d’école. Et pourtant, dans Le vent nous emportera, ce travail d’orfèvrerie est au bord de secréter son propre académisme.
La perfection formelle du système le menace d’asphyxie. Son cinéma doit accomplir une nouvelle révolution. Ce sera celle du numérique. Dès Le Goût de la cerise (1997), le cinéaste clôt son odyssée du suicide par une courte séquence en numérique, sorte de making-of qui joint l’au-delà de la vie du personnage (après la tombe) avec l’au-delà de la fiction (apparition de l’équipe de tournage dans le champ).
La régie vidéo primitive plutôt que l’art du découpage
Mais c’est Ten, en 2002, qui opère un coup de tonnerre. Dans cette chronique de la vie d’une femme, uniquement racontée du point de vue de ses déplacements en auto, l’image vidéo a la crudité d’un reportage télé et la mise en scène se réduit à une alternative entre deux valeurs de cadre. Un pour la place de la conductrice, un pour la place du passager.
Le grand art du découpage, des mises en scène picturales est dissous dans un exercice de régie vidéo primitive (caméra 1 ou caméra 2). Comme si désormais c’était contre sa propre autorité de grand artiste que le cinéaste retournait sa violence. Et comme si sa colère ne pouvait plus s’exprimer que dans une forme brute et contemporaine (notamment des émissions de téléréalité alors en pleine expansion).
Révolution de genre
A partir des années 2000, Kiarostami se déprend de la grande forme du cinéma pour aller vers la vidéo, jusqu’à délaisser le cinéma narratif au profit de films proches de l’installation (Five, 2003, Shirin, 2008) ou directement conçus pour le musée (la grande exposition à Beaubourg de 2007).
Ce mouvement a tout à voir avec une autre grande transformation : le passage du masculin au féminin. Jusqu’au début des années 1990, ses personnages sont essentiellement masculins. Les enfants sont des petits garçons. Les films d’adultes (Close-up, Le Goût de la cerise) sont peuplés d’hommes.
Même dans Au travers des oliviers, grand film lyrique sur le désir hétérosexuel, la jeune fille convoitée, mutique, fuyante, n’est envisagée qu’à travers le regard de son amoureux. Avec Ten, puis Shirin, la femme devient le principal objet de son cinéma. La conductrice de Ten, avec ses lunettes fumées renvoyant à celles dont était toujours affublé Kiarostami, opère même une projection du cinéaste dans l’autre genre. Ce refoulé de la société iranienne, il n’aura de cesse de le filmer, voire même, littéralement, de le dévoiler (le sublime plan de Ten où, pudiquement, une jeune fille se découvre pour montrer ses cheveux courts).
Le recentrement autour du féminin au détriment du monde des homme va de pair avec l’élection de la vidéo au détriment de la mise en scène de cinéma : une même façon d’agonir les figures de l’autorité (le patriarcat, le démiurge) et d’envisager une organisation plus horizontale de la société et de l’art. Le trajet était un des plus audacieux et bouleversants qui soit.
{"type":"Banniere-Basse"}