Critiques ou admiratifs, Alain Krivine, Christine Taubira, Raphaël Glucksmann, Bernard Ravenel, Daniel Cohn-Bendit et Pierre Larrouturou analysent le parcours de Michel Rocard, homme politique hors normes.
Alain Krivine : “En 1970, Rocard me prenait sur la gauche !”
“Je l’ai connu dans les années 1960. Il était au PSU, qui incarnait à l’époque la gauche de la gauche : Jacques Sauvageot était au PSU, tout comme Marc Heurgon. La Ligue communiste avait des rapports fraternels avec le PSU, qui était né de la fusion du Parti socialiste autonome – une scission de gauche du PS –, de catholiques de gauche et de l’Union de la gauche socialiste.
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Michel Rocard lui-même était très à gauche. En 1970, nous avons fait un meeting ensemble à Rennes pour soutenir les soldats emprisonnés et obtenir leur libération. Il y avait des flics à l’extérieur, l’ambiance était tendue, et parfois il me prenait même sur la gauche ! (rires).
Je me souviens qu’il était toujours assez incompréhensible quand il parlait. On avait un mal fou à saisir ce qu’il racontait. Il s’embrouillait, ne terminait pas ses phrases, avait un vocabulaire compliqué. On le suivait difficilement. Il a ensuite viré à droite – en tout cas, il est devenu social-libéral. Il a quitté le PSU en 1974 pour rejoindre le PS, comme l’a fait mon beau-père Gilles Martinet (cofondateur du PSU en 1960 – ndlr) deux ans avant. Il a eu une évolution de l’extrême gauche à la droite du PS.” propos recueillis par MD
Christiane Taubira : “Il avait de l’audace”
“Je retiens la finesse de sa clairvoyance sur la Nouvelle-Calédonie en 1988. C’était la bonne fenêtre, sinon il y aurait eu des rivières de sang. Michel Rocard concentre les qualités d’un homme d’Etat et d’un intellectuel, du sens de l’histoire et de l’instant.
Je retiens aussi sa compréhension de la Corse. Il se préoccupait de son avenir, de ce que le gouvernement était disposé à faire avec la Corse. Lorsque des personnels politiques font le choix des institutions et que ce choix est validé par le suffrage universel, il faut avoir un peu d’audace, et Michel en avait. Il faut faire le pari de la confiance et ne pas juste opposer une fin de non-recevoir.
Il savait concilier autorité de l’Etat et bienveillance d’Etat, au sens de la capacité d’écoute. C’est un homme de gauche qui n’a pas perdu de vue que la gauche, c’est la justice sociale. Il voulait atténuer la violence des rapports de force. Rocard, c’est l’éthique en politique, loin des calculs, des tactiques. C’était un politique à l’état brut, dans toute sa vérité, dans sa complexité déplaisante aux oreilles, dans sa vitalité.” propos recueillis par AL
Raphaël Glucksmann : “Un rendez-vous manqué de la gauche avec l’histoire”
“On n’a toujours pas fini de payer le prix du congrès du Parti socialiste de Metz de 1979. Le choix de François Mitterrand contre Michel Rocard explique encore aujourd’hui la crise morale de la gauche. C’est le choix du cynisme florentin et de la pompe monarchiste contre une forme de sincérité en politique.
Le dégoût actuel de la politique vient de ce que les politiques ne font pas ce qu’ils disent, et inversement. Bien sûr, Rocard n’était pas parfait. Mais la gauche a préféré Jacques Séguéla et un ancien collaborationniste à une figure incarnant l’ambition post-68 d’une société plus ouverte.
Qu’il n’y en ait pas eu de traduction présidentielle est un rendez-vous manqué de la gauche avec l’histoire. Rocard avait un sens éthique, contrairement à la gauche actuelle. A l’inverse de la manière dont on le présente traditionnellement, il avait l’ambition de transformer la société française par la politique. Est-ce que cette ambition existe aujourd’hui ?” propos recueillis par AL
Bernard Ravenel : “La violence était une inquiétude forte chez lui”
“La première fois que j’ai rencontré Michel Rocard, je le connaissais surtout sous son pseudo, Georges Servet – du nom d’un protestant suisse qui a été condamné à mort pour ses idées, un héros dans la mythologie protestante. C’était en 1964, j’étais responsable d’une section universitaire du PSU et je l’avais invité pour nous parler de la planification.
C’était un personnage timide, dont on critiquait beaucoup le langage technocratique. Pendant les ‘événements’ de Mai 68, Rocard était impressionné par le développement de la violence. C’était une inquiétude forte chez lui. Il s’est opposé à Jacques Sauvageot (alors vice-président de l’UNEF et membre de la branche étudiante du PSU – ndlr), qui voulait durcir le mouvement contre la police.
L’année d’après, il s’est opposé à Alain Badiou, qui était au PSU à l’époque, et qui avait développé l’idée que le mouvement de Mai avait été vaincu parce qu’il n’a pas osé ‘aller jusqu’au bout de la violence ouvrière’. Rocard n’a pas laissé passer cela, par crainte qu’on finisse comme les Brigades rouges. Il a mis cette question à l’ordre du jour du congrès post-68. Il estimait qu’on devait éviter la violence d’avant-garde. Pour lui, le changement social devait se faire d’abord par la mobilisation des masses.” propos recueillis par MD
(Bernard Ravenel, membre du PSU de sa fondation en 1960 à sa dissolution en 1989, est l’auteur de Quand la gauche se réinventait – Le PSU, histoire d’un parti visionnaire, éd. La Découverte)
Daniel Cohn-Bendit : “Il se projetait dans l’avenir”
“Michel Rocard avait une vision politique. Il pensait qu’il fallait avoir une analyse sérieuse de la réalité pour mener une bonne stratégie politique. Pour lui, les hommes et femmes politiques ne devaient pas promettre la lune –qu’on n’obtiendrait jamais.
Il s’opposait aux stratégies électorales qui créent des désillusions. Cette position a rendu difficile ses campagnes électorales. Il s’est opposé à François Mitterrand, il disait que promettre la rupture avec le capitalisme était une baliverne. Lorsque Rocard était tête de liste PS aux européennes de 1994, Mitterrand a monté une cabale contre lui avec la liste de Bernard Tapie.
Quand Michel est arrivé à Strasbourg, il était seul. J’ai dîné avec lui, il avait pris un coup, on l’avait manipulé. A ce niveau, la politique est quelque chose de terrible. Si lui ou Delors avaient été élus président, la France d’aujourd’hui serait plus rationnelle, sans pour autant être le paradis.
Je n’étais pas d’accord avec ses positions sur le nucléaire et le gaz de schiste, mais on pouvait débattre avec lui. Michel Rocard se projetait dans l’avenir, ne se laissait pas enfermer dans l’immédiateté, il inscrivait sa pensée politique dans le long terme.” propos recueillis par AL
Pierre Larrouturou : “Il portait un projet de civilisation”
“Michel Rocard avait en soucis permanents la justice sociale et la paix entre les peuples. En 1959, il fait preuve de courage en rédigeant un rapport qui prouve que la France a ‘déplacé’ un million d’Algériens. Il dénonce les agissements de Guy Mollet élu pour faire la paix en Algérie.
Il est aussi un de ceux qui ont compris très tôt l’importance du climat et de la biodiversité. En 1990, contre l’avis de François Mitterrand et de Roland Dumas, il met son veto à un traité signé par les Etats-Unis et le Japon qui autoriserait l’exploitation des sous-sols des pôles. Michel m’a raconté que James Baker, le secrétaire d’Etat américain, lui a mis l’engueulade de sa vie. Mais un an plus tard, la France sera à l’initiative d’un traité qui protège les pôles.
Rocard était aussi capable de reconnaître ses erreurs. En 1993, il dit publiquement qu’il s’est trompé, que la crise n’est pas finie. A la fin de l’année, il s’engagera pour la semaine de 4 jours car il pensait que la croissance ne reviendrait pas. Dans sa dernière interview donnée au Point, il remonte les bretelles à Emmanuel Macron et Manuel Valls sur ce propos, en disant qu’il faut plus de temps libre.
Cela m’énerve quand on dit de lui que c’est un technocrate. Il portait un projet de civilisation, disait qu’on n’a qu’une vie, il voulait sortir du tout-économique, porter une société de la convivialité. Dans sa conclusion d’investiture de 1988, il en appelait à ‘une société qui recouvre le goût de la fête’.” propos recueillis par AL
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