Formation politique, Mai 68, Matignon ou François Mitterrand : Michel Rocard livre ses considérations. Sans langue de bois.
La formation
“Mon père m’avait coupé les vivres en me disant : ‘Puisque tu vas apprendre à baratiner, à coordonner les autres, c’est-à-dire à les empêcher de créer, il faut que tu apprennes quelque chose qui te résiste ; puisque tu es trop bête pour les sciences exactes, il n’y a que la matière et comme tu as besoin d’argent…’
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“Mon contremaître était un militant ouvrier de toujours”
Il m’a embauché comme tourneur fraiseur dans les labos de l’Ecole normale supérieure, où je suis resté dix-douze heures par semaine pendant deux ans. Mon contremaître était un militant ouvrier de toujours, qui avait fait les Brigades internationales en Espagne. Il était plutôt trotskisant. Au cours de ces dizaines d’heures de conversation en tournant des pièces, j’ai eu le sentiment de découvrir le manuel d’histoire Mallet-Isaac en négatif, l’histoire de la classe ouvrière comme un vécu de toutes les répulsions, des ostracismes qu’elle a subis.
Et puis, quand je rentre à la SFIO pour des raisons plutôt géopolitiques assez rationnelles, il y a aussi la découverte que la vocation de ce parti était quand même de représenter les hommes et qu’on les connaissait mal. Je me suis donc mis à vendre le journal à la criée, à faire des tournées, à me balader dans des coins impossibles et à découvrir le substrat le plus populaire du pays, que je connaissais jusque-là comme un petit bourgeois parisien.”
Etre de droite ou de gauche
“Je crois qu’il y a une grande permanence : la confrontation des tempéraments d’ordre et de mouvement. Tout le monde peut souhaiter que la société soit un peu meilleure, mais le vrai clivage, c’est le taux de risques qu’on accepte pour l’améliorer un peu.
Se classent à droite ceux qui ne sont pas prêts à prendre le risque de la secousse sociale, du déséquilibre ou du désordre temporaire que cela suppose, alors que le tempérament de gauche est celui qui préfère le combat contre l’injustice, fût-ce momentanément au prix de l’ordre – avec des nuances, bien entendu.
“Je figure dans l’extrême gauche des socialistes d’aujourd’hui”
On m’a classé socialiste de droite ici ou là, alors qu’en matière de vrais combats de la gauche – qui sont toujours les combats créateurs de droits –, je figure dans l’extrême gauche des socialistes d’aujourd’hui, dynastie mitterrandienne comprise. La gauche a quand même vécu sous éducation et sous culture CGT, donc communiste, pendant très longtemps.
Il y avait deux conditions pour avoir le label de gauche. La première était d’être reconnu comme tel par le Parti communiste français ou par Jean-Paul Sartre – mais c’est pareil. Sartre est un des grands “assassins” de tout ce que nous avons essayé, il a pendant vingt ans tenté d’assassiner toute émergence d’une formation, d’une culture, d’un discours qui se voudrait de gauche sans être satellisé par le grand parti de la classe ouvrière.
Deuxième condition pour être de gauche : en demander plus que les voisins. Vous revendiquez une hausse du SMIC de 18 %, vous êtes incontestablement à gauche. Vous osez dire que 8 % serait déjà pas mal, vous êtes dangereusement suspect de conservatisme. La gauche définie par le syndrome de la demande ! Tout cela, ce sont des folies qui ont affaibli la gauche française et qui l’ont mise dans l’état où elle est : elle pèse aujourd’hui culturellement moins de 40 % du pays.”
Mai 68
“Je suis un sacré enfant de Mai 68, enfin… un père, un peu. J’étais le patron du PSU, qui était la plus grosse boutique du mouvement ! J’ai un grand copain qui s’appelle Daniel Cohn-Bendit. J’ai un grand souvenir du 27 mai 1968, le jour de la manif de la gare de Lyon.
“Tout cela, c’est du travail pour Mitterrand” Daniel Cohn-Bendit
On défilait dans Paris avec 80000 ou 100000 personnes. C’est une manif qui allait se terminer très mal mais elle était d’abord très paisible. Et tout à coup, dans la contemplation générale, la joie de vivre, tous les gens aux balcons qui nous criaient des mots de sympathie parce que tout cela était jovial et non violent, Dany se penche vers moi et me dit : “Quand même, franchement, quand je pense que tout cela, c’est du travail pour Mitterrand.”
Une phrase absolument prodigieuse, il avait tout compris. On était en train de créer un rejet des forces novatrices de la deuxième gauche ; ce qui resterait devrait être classique puisqu’on était allé un peu trop loin. Et dans ce classique-là, ce serait Mitterrand le chef. Pour comprendre cela vers la fin du mois de mai 1968, il faut quand même se lever le matin !”
Matignon
“J’y ai été nommé dans une situation où la confiance n’était pas établie entre le président de la République et moi. Matignon est le poste le plus difficile de la République : une personne sur deux qui y va en sort à l’horizontale – et comme je représentais toujours une hypothèque, l’idée de lever l’hypothèque Rocard n’était pas une mauvaise idée de la part du Président.
En plus, les conditions étaient difficiles : je n’avais pas de majorité absolue à la Chambre, il fallait donc toujours aller chercher des voix complémentaires, ce qui plombait les projets gouvernementaux. Mais le plus grave était que je n’avais pas plus la majorité interne des courants d’idées dans le groupe socialiste.
“Mon adversaire le plus permanent et le plus constant fut Roland Dumas”
Je n’ai pas pu éviter que la composition du gouvernement soit faite de manière à ce que les ministres les plus “lourds” – Finances, Intérieur, Justice, Affaires étrangères, Défense – soient des gens choisis par le Président comme n’ayant pas de lien particulier avec moi, plutôt le contraire même. Mon adversaire le plus permanent et le plus constant fut Roland Dumas. Et ni Joxe ni Bérégovoy n’avaient une prédisposition à m’obéir plutôt qu’au Président. Ce qui limitait mon champ personnel d’intervention et de création aux seules mesures qui ne dépendaient pas de tous ceux-là.
C’est comme cela que j’ai pu négocier la paix en Nouvelle-Calédonie, que j’ai pu faire un certain nombre de réformes importantes, le RMI, la CSG, celles des entreprises d’Air France, de la Poste et des Télécom, la grille de la fonction publique, le renouveau du service public. On a fait beaucoup aussi – malheureusement à échéance très longue dans le temps, donc à faible visibilité instantanée – dans le secteur éducatif.
Je me suis dit que j’avais besoin de la durée pour obtenir du résultat visible et palpable. Pour avoir de la durée, je me suis décidé à une stratégie de totale loyauté vis-à-vis du Président et, surtout, de discrétion. Mais le prix à payer fut ma quasi-disparition. Même si, en terme de sondages de popularité, je suis parti au sommet. Ensuite, il y a eu une offensive conjointe de François Mitterrand, d’Edith Cresson, de Jacques Chirac pour s’occuper de mon bilan. Cela a commencé à pilonner dans tous les coins et je ne m’en suis pas remis parce que, pendant les trois ans de Matignon, je n’ai pas émis assez de signaux.”
François Mitterrand
“Un, ma perception du personnage de François Mitterrand s’est faite à l’occasion de la guerre d’Algérie et elle n’a pas eu une vocation à changer, OK ? C’est clair. Mais il le sait, il a dû nous arriver d’en discuter trente secondes, les deux ou trois fois où on s’est parlé… mais on n’a pas philosophé – et puis je lui ai écrit.
“Je ne crois qu’aux grandes forces politiques”
Deux, la France est monarchique. Trois, je ne crois qu’aux grandes forces politiques. Dans ces conditions, au sein de la force collective, on essaie de défendre une certaine rigueur. Je ne me suis pas calmé dans le PS : j’ai été vaincu mais je me suis suffisamment battu pour qu’il y ait une lecture de mes semences intellectuelles – si j’ose dire.
Tout le monde sait que l’émergence d’une autre manière de penser de la gauche s’est formalisée le jour de ma motion du congrès de Metz – même si elle remontait au PSU, à la pensée autogestionnaire, à la mise en œuvre d’une pratique sociale nouvelle, d’une autre pratique politique.
Et Mitterrand a tué tout cela avec une vision beaucoup plus institutionnelle, beaucoup plus utilitariste ou cynique du pouvoir en amenant à l’intérieur du mouvement socialiste une clientèle d’hommes et de femmes qui lui étaient culturellement liés dans cette vision du pouvoir, mais sans relation organique avec ce que j’appellerais – d’une manière un peu outrecuidante – l’histoire profonde du mouvement ouvrier.”
(Propos recueillis par Sylvain Bourmeau et Christian Fevret)
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