Voyage au bout de l’enfer lui a valu à moins de 40 ans tous les honneurs. L’échec cinglant de La Porte du paradis, chef-d’œuvre absolu, en a fait un paria. Vingt ans après son dernier film, Sunchaser, le cinéaste américain est mort le 2 juillet à l’âge de 77 ans.
On ne sait pas s’il vient de passer la porte du paradis ou d’entamer un voyage au bout de l’enfer, mais il est certain que Michael Cimino ne réalisera jamais son grand rêve de ces dernières années : adapter à l’écran La Condition humaine d’André Malraux. C’est un géant météorique du cinéma qui vient de mourir. Il a signé sept longs métrages sur une période de vingt-deux ans (de 1974 à 1996) mais la phase importante de sa carrière n’aura duré que dix années, celles de ses quatre premiers films.
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Le Canardeur, dans le mille
Après des études à Yale et un job dans la publicité (il fut donc un mad man), Cimino déménage à Los Angeles pour tenter sa chance dans le cinéma. Ça tombe bien, dans le contexte du Nouvel Hollywood, le vent tourne favorablement pour les jeunes issus de la contre-culture et dotés d’une forte personnalité. En 1972, Cimino décroche ses premiers crédits de coscénariste sur un film de sci-fi, Silent Running de Douglas Trumbull (le boss des effets spéciaux de 2001) puis sur l’un des épisodes de la saga Dirty Harry, Magnum Force, de Ted Post.
Sur ce tournage, il fait la connaissance de Clint Eastwood. Les deux hommes s’entendent si bien que Clint, à la lecture du premier scénar original de Cimino, est prêt à lui donner sa chance. Cimino signe donc son premier film, Le Canardeur (1974), avec Clint et Jeff Bridges en têtes d’affiche. On comprend ce qui a séduit notre cher inspecteur Harry : un habile mélange des genres canoniques du ciné américain où le polar, le road-movie, le western et la comédie se tirent la bourre, où le classicisme est reboosté (et rebooté) par un vent d’impertinence et de liberté, où l’imagerie sépia de l’americana reprend des couleurs au contact d’un certain esprit libertaire seventies. Quoique extrêmement plaisant et sympathique, Le Canardeur ne prépare pas au coup de tonnerre qui va suivre.
Voyage au bout de l’enfer, le nirvana
Pour son deuxième film, en 1978, le jeunot décroche un gros budget, des stars (Robert De Niro et Meryl Streep), lance d’autres acteurs appelés à devenir stars (Christopher Walken, Jon Savage) et signe un chef-d’œuvre absolu d’une durée de trois heures. Il s’agit du cultissime Voyage au bout de l’enfer (titre français célinien à la noix auquel on préférera toujours le titre original, infiniment plus mystérieux et poétique, The Deer Hunter – soit “le chasseur de cerf”, voire “le chasseur chéri” si on tient compte de l’assonance peut-être voulue par Cimino entre “deer” et “dear”). Il a beaucoup été dit que Voyage au bout de l’enfer était un film sur la guerre du Vietnam. C’est un peu vrai et pas mal faux.
Car si la partie centrale de ce triptyque se passe en effet dans les rizières extrême-orientales et dans les bouges de Saigon, la première et la troisième parties sont les plus importantes – soit ce qui se passe avant puis après la guerre pour une communauté de prolétaires américains dans une petite ville industrielle de Pennsylvanie. Cimino a l’audace de situer la première heure de son film pendant un mariage, exposant avec virtuosité les principaux personnages et les liens qui les unissent à leur communauté, filmant avec un lyrisme inspiré les montagnes environnantes où la bande d’ouvriers part chasser le cerf. Dans la dernière partie, ces liens sont brisés, transformés, reconfigurés et le film atteint des sommets émotionnels bouleversants tout en interrogeant ce qui fait, cimente ou défait la nation américaine.
http://www.youtube.com/watch?v=9ylNk3L51ZE
Un chanteur-auteur du calibre de Bruce Springsteen en prendra bonne note et signera plusieurs chansons inspirées par ce film. On peut aussi lire Voyage au bout de l’enfer comme une histoire d’amour homo secrète, à sens unique (l’affection que De Niro porte à Walken va au-delà de la simple amitié, dans le sens de “dear hunter”), refoulée tant par les personnages que par le cinéaste (à l’époque, le coming-out était chose rare, tant chez les ouvriers du Midwest que dans les grosses productions hollywoodiennes). Le film est un immense succès critique et public et décroche cinq oscars, dont ceux de meilleur réalisateur et meilleur film. Cimino est au sommet.
La Porte du paradis, un enfer
Fort de son succès, Cimino se lance dans son nouveau projet avec une ambition décuplée : La Porte du paradis (1980), un western épique qui montrera la face sombre de la conquête de l’Ouest, les soubassements racistes de la construction des Etats-Unis. Le film est budgété à hauteur de 11 millions de dollars mais atteindra les 44 millions, frais de marketing inclus. A sa sortie américaine, il se fait massacrer par la critique, couper par le studio qui ramène sa durée de 3 h 39 à 2 h 29 et est délaissé par le public (3,5 millions de dollars de recettes US). A la suite de ce four colossal, le studio United Artists est vendu à la MGM et ne retrouvera jamais son éclat passé.
A la même période, Ronald Reagan devient président des Etats-Unis et initie l’ère de la dérégulation, alors que tous les studios changent de patrons, passant progressivement entre les mains de conglomérats géants. La récré auteuriste est terminée, le business reprend férocement ses droits. La Porte du paradis met symboliquement fin à la parenthèse du Nouvel Hollywood. Cimino n’a pourtant jamais fait partie de ce mouvement stricto sensu (à la différence des Coppola, Lucas, Scorsese, etc.) même s’il a bénéficié du vent nouveau soufflant sur le cinéma américain.
Quand on regarde La Porte du paradis, un tel échec apparaît comme une énorme injustice. Si le film est moins “parfait” que Voyage au bout de l’enfer (il souffre de certaines boursouflures de scénario et de quelques affèteries de mise en scène), il est d’une ampleur et d’un lyrisme rares, d’une acuité critique aiguë. Certaines séquences sont des morceaux de bravoure (le bal à Harvard, le massacre final…) alors que d’autres tendent vers un intimisme élégiaque peu courant dans les superproductions (toutes les scènes d’amour entre Isabelle Huppert et Kris Kristofferson).
L’Année du dragon, rédemption et effacement
Cimino ne se remettra jamais vraiment de cet échec intersidéral. Pourtant, cinq ans plus tard, il est de retour avec un bon polar urbain, L’Année du dragon, sur la montée de la mafia chinoise dans les grandes villes américaines. Mickey Rourke y fait merveille et si l’inspiration de Cimino est moins grandiose que dans ses deux films précédents, L’Année du dragon reste un beau et solide film de genre. Ce qui ne sera pas le cas des films qui vont suivre.
Adapté de la vie de Salvatore Giuliano, Le Sicilien (1987) est raté – mais comment réussir un film de mafia italienne avec Christophe Lambert dans le rôle-titre ? A l’époque, les hasards de la vie ont fait que je vivais à Los Angeles dans la même maison que Françoise Bonnot, la monteuse française du Sicilien. Je me souviens d’elle, rentrant chaque soir épuisée par les longues discussions avec Cimino et par un film qui semblait très compliqué à monter.
En 1990, La Maison des otages, remake d’un film de William Wyler, encore avec Mickey Rourke, fait un peu illusion. Au début du film, Cimino montre que son rapport aux grands espaces américains est toujours habité et inspiré. Puis, un temps, la tension et le suspense d’un huis clos sont au rendez-vous avant que le film ne finisse par s’abîmer dans l’excès. En 1996, le western contemporain pro-Indiens Sunchaser sera son ultime film, tiraillé une fois encore entre une sensibilité intacte pour les paysages américains et une difficulté à donner chair à une histoire et à rendre ses personnages vraiment intéressants.
Vingt ans sans tourner
Depuis, Cimino passait son temps dans le Colorado au milieu des Indiens et cow-boys qu’il aimait, tentait de mener à bien quelques projets de cinéma dont La Condition humaine, signa même un roman, Big Jane, sur les tribulations d’une motarde en cavale, publié en France dans la prestigieuse collection La Noire et bien reçu par la critique. Mais depuis L’Année du dragon en 1985, il n’avait jamais retrouvé sa place à Hollywood et son éclat de grand cinéaste américain. J’ai eu la chance et l’honneur de le rencontrer deux fois pour Les Inrocks.
D’abord en 1991, pour La Maison des otages, lors d’un entretien au long cours, passionnant, légèrement tendu. Cimino était un quinquagénaire brun, vigoureux, pugnace. Rendu sans doute un peu parano par l’épisode de La Porte du paradis, il semblait se méfier des journalistes, prenait certaines questions de travers, s’énervait dès qu’il sentait poindre la moindre réserve et ne supportait pas qu’on l’interroge sur la violence de son cinéma.
La seconde fois, c’était en 2012, au festival Lumière de Lyon, à l’occasion de la réédition triomphale de La Porte du paradis, fraîchement restauré. Il avait savouré en tremblant la standing ovation des 5 000 spectateurs de la Halle Tony-Garnier, accroché aux bras d’Isabelle Huppert et de Joann Carelli, sa productrice de toujours.
The Director’s Cut: What Happened to Michael Cimino from …FIN on Vimeo.
Je l’avais retrouvé un peu plus tard à son hôtel et le reconnus avec difficulté : le robuste quinqua de 1991 ressemblait désormais à une fragile septuagénaire, le corps frêle, le visage refait, marchant avec difficulté, parlant d’une voix faible, comme prête à flancher au moindre coup de vent. La vie et ses aléas, peut-être des failles intimes, certainement la cruauté de l’industrie du cinéma et de la loterie du succès, tout cela avait fait son œuvre impitoyable, lisible sur les invraisemblables transformations de son corps et son visage. Il y avait quelque chose en lui d’un autre Michael (Jackson) – deux freaks foudroyés par le show-biz et la chirurgie esthétique.
Mais avant ses longues années d’errance et de perdition, Michael Cimino fut le temps de deux ou trois films un immense cinéaste travaillé par le classicisme américain, la modernité européenne et le romanesque russe, le digne descendant de John Ford ou Samuel Fuller, mais aussi de Visconti et Leone, l’égal de ses pairs Coppola, De Palma ou Scorsese. De son parcours de cinéaste, il confiait lors de cette rencontre de 2012 : “Vous êtes la dernière merveille, puis on vous écrase, puis on vous remonte à nouveau. Ce rituel américain est tellement archétypal qu’on en fait même des films : montée, chute, remontée, on pourrait citer mille titres ! Ce schéma exige que vous soyez traîné dans la boue puis que vous renaissiez couvert de sang.”
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