L’artiste, le public et le critique partagent une même croyance. Celle du mythe de l’artiste démiurge, magicien, génie et héros. Un rôle de composition ?
Qui dit héros dit épopée personnelle. La légitimité de l’artiste doit être fondée ! Déjà en 1934, Ernst Kris et Otto Kurz décortiquaient la légende de l’artiste et les motifs biographiques récurrents dans la constitution de cette légende. De l’art antique à l’art moderne, le mythe de l’artiste oscille sans cesse entre celui du demi-fou autodidacte et celui du demi-dieu au talent inné. Voilà une définition possible de l’artiste : être en marge de la société parce que hors de l’humanité ordinaire. L’idée est romantique. Et l’artiste n’est absolument pas innocent dans la construction d’un tel mythe.
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Preuve en est l’exposition du Petit Palais, Artiste photographié – d’Ingres à Jeff Koons qui présente une centaine de clichés d’artistes dans leur atelier. On y voit une archive filmée de Rodin affublé de sa longue barbe qui se met en scène et joue au dieu vulcain. On apprend que Louise Bourgeois était connue pour son interventionnisme lors des séances photo. Et surtout, l’on voit se répéter le décor bohème de l’artiste du XIXe siècle (tapis orientaux, plantes exotiques, collection d’art premier, chevalet, trophées de chasse). Leurs images se vendent et se collectionnent. La presse en raffole (Brassaï produit notamment une série pour le Times). À la moitié du XXe siècle, la tradition perdure, le décor change – plus épuré, il se rapproche du laboratoire scientifique. L’atelier de l’artiste n’est qu’un motif parmi d’autres, et le photographe intervient autant que l’artiste photographiée dans cette mise en scène. D’autres stratégies de présentation et d’auto-représentation, d’autres motifs sont à répertorier. L’exploration ne fait que commencer.
L’appropriation d’un topos
Les œuvres très différentes du néerlandais Gerard Pertus Fieret (1924-2009) présentées au Bal et de la jeune artiste française Judith Deschamps récemment exposée à Mains d’œuvres, relèvent d’un même topos. Tous deux utilisent le pouvoir d’attestation de la photographie et de la vidéo pour construire leur identité d’artiste. Certes, la jeune artiste Judith Deschamps l’utilise pour sa réflexion sur l’identité tout court et le Fieret des années 1960 l’exploite, par ailleurs, pour regarder les femmes. Mais les deux réécrivent leur histoire via ces médiums en développant une conscience poussée de leur image. Une stratégie similaire se dessine : donner à l’œuvre une histoire et se projeter dans le futur. Une même méthode, l’appropriationnisme.
On s’explique. L’un, Gerard Petrus Fieret, reprend en photo ses photos de familles pour montrer, voire recréer, son histoire. Le stratagème est parfois invisible, mais l’on sait qu’il faisait disparaître certaines figures (une sœur par exemple) par recadrage ou procédé chimique. L’autre, Judith Deschamps, se réapproprie des œuvres iconiques. Par exemple, elle intègre son visage dans trois photographies de la série Untitled Film Stills (1978) de l’artiste Cindy Sherman – elle même réputée pour se mettre dans la peau d’autres personnages.
Les archives de Judith Deschamps
Judith Deschamps (née en 1986) fait de son identité un personnage et brouille réalité et fiction. Metamorphosis #1 présente les portraits photographiés (issus d’une performance) de Judith Deschamps (ou de son avatar) pris en 1995, en 2015, en 2035 et en 2065. La jeune artiste crée ses archives et invente des œuvres-documents suivant les codes de la presse papier, de l’émission de radio et des médias en général. Le procédé fait illusion. A Mains d’œuvres, elle exposait une vidéo dans laquelle intervient Dorith Galuz, collectionneuse (fictive). Cette dernière explique la démarche appropriationniste de Judith Deschamps prenant pour exemple des œuvres (là encore fictives) réalisées dans les années 70, 80 et 90. Judith Deschamps emprunte ici le décor et la rhétorique de l’interview documentaire. Son travail artistique consiste, pour ainsi dire, à l’autodocumentation de sa biographie et de son œuvre.
Gerard Petrus FIeret le Photographicus
De l’autre côté, au Bal, Gerard Petrus Fieret, photographe durant la décennie de la révolution sexuelle, de 1964 à 1974, interprète son rôle d’artiste. Dans la première salle, on le regarde, filmé par Jacques Maijer, rejouer littéralement (est-ce conscient ?) la scène de Blow Up d’Antonioni où le photographe de mode danse, grisé, avec son modèle. La scène est comique tant elle est caricaturale de la formule pop : sexe, drogue et rock and roll. Nombreuses sont les photos où il pose avec son modèle, l’appareil à bout de bras. La charge érotique du cliché est comprise dans l’iconographie archétypale de l’artiste et son modèle. Fieret s’y inscrit ostensiblement.
Nietzche considérait que trois anecdotes suffisaient à dire la vérité sur un être. Ces brefs récits ont nourri le mythe de l’artiste bien plus que n’importe quelle image. Fieret se prête bien à l’exercice. Le terme artiste est trop restrictif, photographicus (« sorte d’homme au pouvoir graphique » traduit Violette Gillet) lui convient davantage, dit-il. L’idée d’une espèce dont il serait l’unique représentant recoupe une autre définition qu’il donne de lui-même : « Moi, l’homme solitaire ». Fieret se place au centre d’une tragédie. Il s’invente d’autres vies pour attirer des modèles féminins derrière son objectif. Juif persécuté, fils de vendeur de poissons, victime d’inceste, agressé sexuellement par des moines, prisonnier d’un camp de travail pendant la seconde Guerre Mondiale, sont les différents éléments, faux ou vrais, qu’il donne de sa biographie. Sans le sou, il utilise un matériel de fortune et du papier photo périmé. Affabulateur fantasque, il avait, par ailleurs, des troubles psychiatriques aux accents de paranoïa : après avoir fait don de ces tirages aux institutions artistiques de La Haye, il reviendra les consulter pour les marquer de tampons copyright et de sa signature au feutre. Certains tirages sont « tatoués » avec acharnement et stratégie. Aux quatre coins de la photo et en plein centre, par exemple. Aujourd’hui, plus ces tirages vintages sont recouverts de son tampon et de sa signature, plus ils ont de la valeur aux yeux des collectionneurs. La légende (et donc le fétichisme) nourrit le marché de l’art.
En dialogue avec l’institution
En jeune diplômée d’école d’art cherchant à entrer dans les collections d’une institution, Judith Deschamps met en scène sa rencontre avec le directeur du FRAC Alsace, Olivier Grasset. L’artiste récite les répliques de cette rencontre qu’elle a écrite par anticipation dans une pièce de théâtre titrée Le Débarras. Le moment présent de l’entretien est dès lors déjà archivé dans la pièce éditée.
De même, dans son dialogue avec les institutions d’art qui le collectionnent, Fieret prendra les devants. Violette Gillet, l’une des auteurs du catalogue du Bal, mentionne des photographies que prend Fieret du vernissage de son exposition de 1970 (absentes de l’exposition du Bal) : « Il nomme par écrit les conservateurs tels Rudi Fuchs et Hans Locher, et les fait parfois parler à son propos avec des phylactères. » L’auteur en conclu, « En photographiant ses ateliers, son matériel d’artiste et sa réception, Fieret reflète cet apogée de la figure de l’artiste et son caractère mythique. Cette mimique du document d’artiste, en devançant l’institution, affirme dans une interprétation créative le contrôle de son image. » Le fil rouge du mythe de l’artiste est toujours là. On continue.
Portrait de l’artiste en alter
Si Judith Deschamps se déguise en Cindy Sherman, Fieret, lui, multiplie les déguisements, boxeur ou madone, par exemple. Qui n’a pas entendu parler du « Trouble de la Personnalité Multiple « ? Une maladie diagnostiquée à tout va dans les années 1970 et 1980 aux Etat-Unis. Dans les années 1990, on s’aperçoit qu’elle n’est autre qu’une invention, une manifestation de l’hystérie collective. Le Frac Haute-Normandie s’empare de ce phénomène pour constituer une galerie de portraits d’artistes en alter (l’alter étant l’une des différentes personnalités d’un individu atteint du trouble). L’exposition identifie les stratégies multiples d’autoreprésentation de l’artiste : « iconisation », banalisation, conceptualisation, distanciation, dédoublement et projection. On retiendra l’autoportrait de Rodney Graham, Paradocical Western Scene (2006). L’artiste travaillé par le mythe de l’Amérique de l’Ouest se met dans la peau d’un cowboy. Figure pas moins démiurgique que celle de l’artiste, sa représentation tient, elle aussi, à la fois d’une réalité culturelle et d’une mythologie.
Si les artistes, les photographes d’artistes et les historiens ont jusqu’au XIXème siècle constitué et perpétré le mythe de l’artiste. Les artistes contemporains l’ont, quant à eux, intégré dans leur œuvre.
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Dans l’atelier, Artiste photographié – d’Ingres à Jeff Koons au Petit Palais jusqu’au 17 juillet
Gerard Petrus Fieret au Bal jusqu’au 28 août
Portrait de l’artiste en Alter au Frac Haute-Normandie jusqu’au 4 septembre
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