Le festival du film de La Rochelle, du 1er au 10 juillet, rend hommage au cinéaste danois Carl Theodor Dreyer. Retour sur un maître qui, de Bergman à Lars Von trier, a généré plusieurs générations de disciples.
Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est le seul cinéaste danois du passé dont le souvenir soit resté vivant dans la cinéphilie. Il a débuté au sein de Nordisk Film, qui fut dans les premières années du XXe siècle un des plus grands studios d’Europe. Auteur peu prolifique, profondément marqué par la religion (qui imprègne une bonne partie de son œuvre), Dreyer ne connaîtra jamais d’immenses succès publics.
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Au départ, il louvoie entre drames psychologiques et fresques, cherchant son style. Il tournera neuf films muets, dont on retient aujourd’hui l’ambitieux Pages arrachées au livre de Satan, situé sur plusieurs époques, à la manière d’Intolérance de David W. Griffith ; le mélodrame mondain Mikaël, dans lequel certains voient une préfiguration de son ultime film Gertrud ; et Le Maître du logis. Le cinéaste se surpasse souvent lorsqu’il traite directement ou indirectement de la croyance mystique (en opposant par exemple amour profane et divin). Le premier coup de tonnerre de son œuvre sera d’ailleurs La Passion de Jeanne d’Arc, son ultime film muet, tourné en France.Un tableau fulgurant du procès de Jeanne d’Arc,essentiellement constitué de visages en gros plan.
La déflagration suivante sera plus discrète mais aussi plus déroutante. Elle s’intitule Vampyr –le premier de ses cinq films parlants. Une histoire de possession,également tournée en France, mise en scène selon un principe quasiment inverse à celui de La Passion de Jeanne d’Arc : suggérer au lieu d’exprimer. Ces deux exceptions mises à part, Dreyer retrouvera les studios feutrés avec des drames dépouillés qui ont fait dire de lui que c’était un rigoriste, un janséniste ou un maître de l’épure. Cela suscitera un rapprochement avec deux autres cinéastes considérés comme transcendantaux : Robert Bresson et Yasujiro Ozu.
Mais la proximité entre les trois artistes est réduite. Il suffit d’examiner par exemple la différence de l’approche de Bresson et de Dreyer sur le même sujet : le procès de Jeanne d’Arc. Le grand thème dreyerien est sans nul doute l’amour –comme le rappelle l’héroïne à la fin de son dernier film Gertrud – qui surpasse les conventions sociales et religieuses. Mais on pourrait aussi mettre en avant certaines obsessions omniprésentes dans plusieurs œuvres du cinéaste, comme le paganisme et la magie. Car sous des apparences très retenues et une absence totale d’artifices, Dreyer est un artiste beaucoup moins simple et rigide que son protestantisme de surface peut le faire paraître. Voici ces cinq chef d’oeuvre absolus.
La Passion de Jeanne d’Arc (1928)
Le procès et l’exécution de Jeanne d’Arc d’après les minutes authentiques de l’époque (comme le dit le prologue). On retiendra avant tout ce film comme un festival de visages : celui de Renée Falconetti, aux grands yeux pleins de larmes, la plus grande interprète de Jeanne d’Arc (son seul rôle au cinéma), auquel s’opposent les faciès des ses multiples accusateurs – dont l’un joué par Antonin Artaud – grimaçants, hargneux, fourbes, qui incarnent à eux seuls toute la comédie humaine. Le parallèle est évident, comme le titre l’indique, avec la Passion du Christ, dont le cinéaste a fait de Jeanne l’équivalent féminin.
Il le signifie clairement avec la couronne de ficelle qu’elle confectionne, imitation naïve de la couronne d’épines. Constamment filmé en contre-plongée, avec d’incessants travellings latéraux, le film adopte un montage rapide et dynamique à la manière russe, à l’opposé de ce que prônera et illustrera plus tard Dreyer. Le terme d’épure est déjà très approprié à cette œuvre percutante.
Vampyr (1932)
Egalement tourné en France mais en grande partie en décors naturels, cette adaptation de deux romans de Sheridan Le Fanu, maestro du genre gothique, est l’unique incursion de Dreyer dans le genre fantastique stricto sensu, bien qu’il joue aussi avec le surnaturel dans d’autres films,où il montre un intérêt pour les rituels, la magie, le Diable et la sorcellerie. Vampyr met en scène un homme (incarné par Nicolas de Gunzburg, un non-acteur mondain coproducteur du film) qui passe la nuit dans une auberge et se trouve pris dans les rets d’une femme vampire.
La force du film réside dans son incertitude permanente, son emploi du hors-champ, des ombres et des lumières, dans son son primitif et d’autant plus grinçant ; l’image est glauque, les personnages biscornus. C’est l’œuvre la plus expérimentale de Dreyer, qui rappelle par endroits l’ambiance des Mabuse de Fritz Lang. Moments inoubliables : le point de vue du mort dans son cercueil, ou l’ensevelissement d’un personnage maléfique dans la farine d’un moulin.
Au lieu des clichés grotesques de l’horreur, Dreyer se cantonne dans une zone grise, joue avec les illusions et les faux-semblants, au point qu’on perd tout repère. Un des plus saisissants cauchemars jamais filmés.
Jour de colère (1943)
Dreyer peine à voir aboutir ses projets. Il lui faut dix ans avant de pouvoir enfin tourner un nouveau film, une adaptation de pièce offrant des similitudes avec La Passion de Jeanne d’Arc. La sainte ayant subi le protocole punitif habituellement réservé aux sorcières (la question +le bûcher), Dreyer s’intéresse à présent à celles qui ont des accointances avec le Malin ; des femmes danoises du XVIIe siècle condamnées à mort pour leurs pratiques sacrilèges. Stylistiquement, la différence avec La Passion, cas à part dans son œuvre, est énorme.
Pas question ici de rendre chaque plan expressif, ni chaque mimique signifiante. Dans Jour de colère les personnages et le décor (certes réduit) sont considérés comme un tout organique, favorisé par les plans longs. Si La Passion était graphique et blanche, notamment avec ses murs clairs, si Vampyr était trouble et grisâtre, le Jour de colère sera sombre et pictural, surtout filmé en intérieurs. La principale opposition formelle et morale se concrétise par le contraste entre la nature idyllique où l’amour resplendit, et les intérieurs stricts où macèrent le pasteur et sa mère sinistre. Une opposition qui débouche ici aussi sur le fantastique.
Si Jeanne d’Arc était un documentaire sur le visage humain, dans Jour de colère c’est le surnaturel qui dicte leur destin aux personnages.
Ordet (1955)
Dix ans s’écoulent à nouveau. Dreyer adapte une pièce de Kaj Munk, dont le titre signifie “le verbe”. Le film est également traversé par la question religieuse et le surnaturel, mais selon un principe opposé. Dans Jour de colère, la parole donnait la mort ; dans Ordet, elle rend la vie.
Le cinéaste se place là dans la frange la plus magique de la croyance chrétienne : le miracle. Dreyer était un païen qui s’ignorait, un panthéiste, un chrétien anticlérical (cf. sa vision noire de l’intelligentsia religieuse dans Jour de colère comme dans La Passion de Jeanne d’Arc). Au lieu d’obscures mortifications et de débats casuistiques, le cinéaste aborde souvent le fait religieux sous un angle archaïque. Mêlant retenue protestante et délire dostoïevskien (un personnage se prend pour Jésus), Ordet est, bien sûr, entièrement centré sur la toute-puissance de l’amour – considéré sous l’optique de la croyance.
Aimer c’est croire, croire c’est aimer. L’amour donne la vie. Si Vampyr était un cauchemar, Ordet est un rêve.
Gertrud (1964)
Toujours en retrait des courants dominants de son temps, Dreyer se refuse à la couleur pour son dernier film, Gertrud, quintessence de son art. Pour une fois, il ne traite pas du surnaturel et de la religion, mais le fond reste le même : la passion est l’unique enjeu de ce film,tiré,comme les précédents d’une pièce de théâtre (ici de Hjalmar Söderberg).
Cela explique son aspect concentré, son nombre réduit de personnages et son climat intime et feutré. Dreyer pousse le genre kammerspiel à l’incandescence. On assiste aux tourments d’une ancienne chanteuse d’opéra, qui divorce de son mari avocat et comprend que son jeune amant pianiste, avec lequel elle pense refaire sa vie, ne l’aime pas. Une ancienne flamme, un poète, lui propose ensuite de partir avec lui. Elle refuse et reste seule. Ce drame complexe filmé dans un noir et blanc délicat et velouté, au diapason de la fluidité des mouvements de caméra, est la plus déchirante des études de Dreyer sur la transcendance de (ou par) l’amour.
Dédaigné et taxé de vieillot à sa sortie (excepté par quelques critiques éclairés comme Jean-Luc Godard), le film ne sera remis à sa juste place que des décennies plus tard. Dreyer l’incompris.
https://www.youtube.com/watch?v=nsGvjb-MmS0
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