Passionné de surf et de garage psyché, Ty Segall incarne un Los Angeles éternel et pourtant très actuel. Son rock indélébile devrait marquer les esprits aux Eurockéennes de Belfort ce dimanche 3 juillet.
C’est l’un de ces concerts qui se hissent directement dans notre top 10 de l’année. Nous sommes un soir de mai, le 31 précisément, il fait gris et froid, les visages sont fermés et la salle du Cabaret Sauvage, à La Villette, est blindée. Ty Segall débarque sur scène avec un monstrueux masque de bébé en caoutchouc, un micro et son dernier album, le sous-estimé Emotional Mugger, sous le bras.
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Les Muggers, sa nouvelle bande de musiciens, assurent aux claviers, basse, batterie et guitare. Formation classique, concert épileptique. Très vite, les Vans des slammeurs atterrissent en pleine tête de ceux trop occupés à instagrammer l’instant pour les voir arriver.
Un hommage aux Doors significatif
Détrempés, les T-shirts blancs virent transparents. Les slims collent aux cuisses et les joues rougissent. En climax, une reprise exaltée de L. A. Woman, chef-d’œuvre de blues psychotropé des Doors, ici violenté jusqu’à lui faire cracher son génie.
L’hommage n’est pas anodin. Il tient même en deux lettres : L. A., Los Angeles, ses plages cramées par le soleil et les volutes de marijuana. Si les Doors sont nés à Venice Beach, à l’ouest de la ville, Ty Segall, 29 ans, a grandi au sud, à Laguna Beach, dans la riche région d’Orange County.
Là où se déroulait l’émission de télé-réalité diffusée sur MTV, Laguna Beach: The Real Orange County, qui suivait le quotidien d’une bande de lycéens friqués et beaux gosses entre séances de shopping et fêtes dans de grosses maisons bourgeoises en front de mer.
Là aussi où a longtemps vécu le pape du LSD, Timothy Leary, et sa communauté d’adeptes The Brotherhood of Eternal Love. C’est au croisement de ces deux mondes, que seuls Los Angeles et ses environs chavirés peuvent enfanter, que Ty Segall traîne, ado, sa dégaine de surfeur aux boucles blondes. S’il ne tient pas sur un skate, dompter les vagues lui est aussi vital et naturel que de martyriser sa batterie dans Love This, le groupe qu’il a monté avec son meilleur pote du lycée, Mikal Cronin, l’un des Muggers.
“Hey mec, ça déchire !”
Le déclic s’est fait quelques années auparavant, à l’âge de 11 ans. Alors qu’il se martèle la tête avec du Black Sabbath et du AC/DC, une voisine qui déménage lui lègue une caisse pleine de disques d’Alice Cooper, David Bowie, Deep Purple, Cream…
“Soudain, tu découvres des gens extraordinaires qui te parlent d’autres mondes. Ce sont devenus mes héros. Et puis, ma mère détestait ça, donc c’était d’autant plus cool”, se marre-t-il. A 18 ans, lassé de la torpeur de la Californie du Sud, il élit domicile à San Francisco.
La ville est alors en pleine effervescence underground avec John Dwyer, leader tatoué de Thee Oh Sees, en chef de file d’une scène que Pitchfork estampille immédiatement “garage psyché”. La première fois que Dwyer voit Segall jouer, celui-ci a sa baguette de batterie coincée dans le plâtre de son bras cassé. “Il est venu me voir et m’a juste dit ‘Hey mec, ça déchire !”
“Tiens, je te refile le bébé, il est meilleur que moi”
Dwyer le prend sous son aile et le recommande auprès de son tourneur européen, le boss de l’agence U-Turn, Buzz. “Il m’a dit ‘Tiens, je te refile le bébé, il est meilleur que moi”, se rappelle ce dernier. Ty Segall est sacré petit prince d’une communauté soudée par un même amour du DIY et, sur un plan plus pragmatique, par la petite taille et la concentration de la ville, l’exact opposé de la démesurée Los Angeles.
Mais la gentrification entraînant un boom des loyers, les salles de concerts ne tardent pas à fermer et les artistes à quitter San Francisco, pris d’assaut par les employés des grosses compagnies high-tech (Google, Apple…) implantées dans la Silicon Valley.
Comme Dwyer ou Tim Presley de White Fence, Ty Segall finit par traverser l’Etat en sens inverse et pose ses valises dans une maison du quartier d’Eagle Rock, à l’est de L. A. C’est désormais là qu’il compose et enregistre ses morceaux à la pelle.
“Ty Segall met toute son énergie dans la création” Buzz, tourneur
On ne compte plus le nombre d’albums et d’ep que le garçon, qui multiplie les formations (GØGGS, Fuzz…) et les collaborations, a sorti depuis ses débuts professionnels aux alentours de 2008. “Il n’a pas pris de vacances depuis deux ans, assure Buzz. Quand il a du temps, il écrit. Il met toute son énergie dans la création.”
Et Ty Segall d’ajouter : “Si je n’avais pas la musique dans ma vie, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Ça m’a entièrement façonné. J’ai toujours voulu exciter les kids avec du rock’n’roll et les amener à penser en dehors des cadres.”
“Je serais complètement dévasté si Trump l’emportait”
Ty Segall pratique une écriture presque automatique, mettant en mots les images qui lui viennent en tête tout en plaquant des accords sur sa guitare. “Les phrases que je marmonne au moment de composer ne sont pas filtrées, intellectualisées. Elles sont pures. Je ne peux pas faire autrement. Si on me pointait un flingue sur la tempe en me disant ‘Ecris une chanson politique’, je dirais ‘Vas-y, tire’ parce que je n’en serais jamais capable.”
Ce n’est de toute façon pas tant le contenu de ses paroles qui importe que la mixture garage-psyché-glam gorgée de fuzz qui les accompagne et qui explose en live, mutant en monstre sauvage et tortueux, moteur d’une catharsis rock que l’on croyait depuis longtemps disparue.
“Son signe astrologique est le gémeau, explique sérieusement Buzz. Et ça le définit. Ty, c’est un type à deux facettes. Il peut être très calme comme super énervé. Toujours mesuré mais prêt à exploser.” Comme lorsque l’évocation de Donald Trump balaie sa légendaire placidité. “C’est effrayant et embarrassant qu’il en soit arrivé jusque-là. La peur engendre la haine qui elle-même débouche sur des actes irrationnels. Je serais complètement dévasté si Trump l’emportait. Ce genre de choses m’affecte énormément.”
“Il fait confiance à très peu de personnes”
Extrêmement sensible, Ty confesse une certaine tendance à la paranoïa, qui expliquerait sa défiance vis-à-vis des médias. Suite à notre entrevue, il aurait passé une bonne partie de la soirée à chercher à se rappeler la teneur exacte de ses propos, anxieux à l’idée que son image lui échappe.
Approché par des majors et de gros labels indé, l’artiste a toujours tout envoyé bouler pour rester fidèle à Drag City, le label de Pavement, basé à Chicago. “C’est une question de survie pour lui. Il cherche à toucher un maximum de gens tout en se préservant et en restant maître du navire, analyse Buzz. C’est un control freak. Il fait confiance à très peu de personnes. S’il a un doute, il appelle Dwyer ou moi.”
Il y a deux ans, lors de vacances bordelaises, Buzz et Ty terminent une journée de surf dans un salon de tatouage. Le premier se fait graver “California” sur le doigt, le second “33” pour le département de la Gironde où vit Buzz. “C’est une façon de sceller notre collaboration et notre amitié.” Et de garder les pieds sur terre.
“Ty Segall aime bien brouiller les pistes” Kem, programmateur des Eurockéennes
A Los Angeles comme à Paris, ses concerts affichent toujours complet, et des émissions grand public comme le talk-show de Conan O’Brien, ou Le Petit Journal de ce côté-ci de l’Atlantique, le programment en live. “Il aime bien brouiller les pistes. Avec ses Muggers, il est dans un glam-rock assez mainstream, alors que son autre projet Fuzz est plus brut de décoffrage. Mais c’est ce qui lui permet de durer, de se renouveler”, estime Kem, programmateur des Eurockéennes de Belfort, qui l’accueillent le 3 juillet.
https://youtu.be/9eGU-1C577s
Kem poursuit : “Il a une carrière similaire à celle de Dwyer de Thee Oh Sees, sauf qu’il est désormais un cran au-dessus. Ça fait longtemps que je lui cours après.” “J’ai beaucoup de mal à vivre au quotidien, confie Ty. Je dois toujours réapprendre à vivre normalement, dans la réalité, en revenant de tournée.”
Alors même qu’il transpire la spontanéité, Ty Segall aime planifier. “Quand je suis à Los Angeles, on prévoit ce qu’il va faire dans les deux prochaines années”, révèle Buzz. L’avenir pourrait bien nous réserver quelques surprises. Ty Segall travaille pour la première fois avec un producteur, de surcroît étranger à son cercle d’amis : l’Américain Steve Albini, qui a bossé avec les Pixies, Nirvana ou PJ Harvey, et est réputé pour son intransigeance rock. “La musique est une religion pour moi. Les disques sont des bibles, et les concerts de grandes messes”, nous explique-t-il avec ferveur. Vivement le prochain sacrement.
Concert le 3 juillet aux Eurockéennes de Belfort
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