Un documentaire retrace la vie de ce séducteur flamboyant et businessman avisé qui, avec son agence Elite, a révolutionné la mode de son époque et la vie des mannequins.
C’était la fin des années 1980. L’idéologie capitaliste battait son plein, on aimait les power women, les tailleurs à larges épaulettes, le sportswear et les supermodels. Elles s’appelaient Linda, Naomi, Cindy ou Christy. Quelques filles qu’il suffisait de citer par leur prénom et qui allaient, en l’espace de dix ans (de l’émergence du phénomène en 1985 à son déclin en 1995), chambouler et redéfinir les règles de la mode et de la pop culture.
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On les verra partout : en couve des magazines dont elles chassent les actrices, au bras des rock-stars (Stephanie Seymour et Axl Rose…) ou à leurs côtés : le clip de Freedom! ’90 de George Michael, dans lequel on aperçoit Naomi Campbell en sous-vêtements, Linda Evangelista ou encore Tatjana Patitz, est le parfait résumé de cette prise de pouvoir que personne n’avait vu venir.
“Jusque-là, les mannequins, c’était littéralement ‘Sois belle et tais-toi”, rappelle Olivier Nicklaus, réalisateur de Pop Models, un documentaire sur l’évolution des mannequins. Elles sont alors majoritairement gérées par des agences issues des années 1940 et tenues par des femmes âgées, la plus célèbre d’entre elles étant Eileen Ford, sorte de Geneviève de Fontenay américaine, que le milieu surnomme “Hitler”.
Chaperonnes, les agences veillent à ce que les filles ne boivent pas, se couchent tôt et soient payées selon une grille tarifaire stricte. Un homme va faire voler ces règles en éclats : John Casablancas. Un beau gosse new-yorkais flamboyant, sanguin, amateur de femmes sublimes et de sensation fortes.
De nombreuses et riches images d’archives
Sa vie ultracinégénique est aujourd’hui retracée par un formidable documentaire d’Hubert Woroniecki, qui l’a bien connu pour avoir bossé avec lui au sein de l’agence Elite, à New York au début des années 1990. “Ma vie était-elle pleine de succès, d’amusement ? Assurément. Fait-elle sens ? Je ne sais pas”, raconte Casablancas au début.
En effet, le documentaire, nourri de riches images d’archives et construit intégralement sur sa voix off. C’est en 2011, deux ans avant sa mort, que Casablancas, enregistre, dans un studio de Tribeca, les quatre heures trente de voix off qui forment la maquette du film.
On pensait aux filles et au football. Puis de moins en moins au foot
Originaire d’une famille de riches industriels catalans immigrée à New York après qu’a éclaté la guerre civile espagnole, Casablancas a le profil de l’héritier play-boy, un peu glandeur, qui ne sait pas trop quoi faire dans la vie. Sa jeunesse dans le New York de l’après-guerre est dorée. “On pensait aux filles et au football. Puis de moins en moins au foot”, résume-t-il.
Casablancas perd son pucelage l’été de ses 15 ans sur la Côte d’Azur dans les bras d’une dénommée Désirée, mannequin et suédoise, puis se retrouve très vite dans ceux de toutes ses copines. Suffisant pour faire exploser le cerveau en ébullition du jeune homme et modifier à jamais son rapport à l’existence. “Mon attraction pour les belles femmes a changé ma vie”, explique-t-il.
Pas assez mûr pour être monogame
Viré du lycée pour avoir couché avec une femme de ménage, désavoué par son père, Casablancas rejoint les Marines puis fait ses débuts de businessman. Il bosse un temps comme directeur commercial de Coca-Cola au Brésil. Il y rencontre une Française, qu’il épouse en 1969 et qui lui donne une fille. Il la suit à Paris, puis la quitte assez rapidement.
“Je n’étais pas assez mûr pour une relation monogame”, précise-t-il. C’est un ami photographe, Gunnar Larsen, qui intime à Casablancas, toujours entouré d’une myriade de jolies filles (dont Jeanette Christiansen, modèle danoise et future mère de Julian), de se rendre à l’évidence : il doit devenir agent de mannequins.
John se fait la main avec Elysée 3, une agence qu’il finit par plomber, mais avec laquelle il démontre déjà son audace et un sens de la communication hors pair. C’est avec Elite, petite agence fondée quelques années plus tard, qu’il dynamite les rapports de force en cours dans le mannequinat et modifie le visage de la mode, qui se trouve alors à un moment charnière. “On passe d’une époque où les créateurs sont les patrons de leur propre marque à une autre où ce serait les groupes de luxe qui auraient le pouvoir”, rappelle Olivier Nicklaus.
Une guerre médiatique et frontale
Une des forces de Casablancas est d’avoir compris, bien avant les autres, ce moment de bascule et cette montée en puissance économique et symbolique qui allait advenir dans la mode. En bon businessman, John va jouer sur l’offre et la demande et appliquer des principes ultralibéraux dans son agence.
“Jusqu’à lui, les gens connaissaient les filles sur les photos mais pas leur nom. Il s’est dit, si j’arrive à les faire connaître, j’augmente leur valeur. Il s’est aussi demandé comment monter une agence. Il ne pouvait pas filer aux filles plus de pognon. Comme ce milieu est snob, il a créé un club privé”, explique Hubert Woroniecki.
Casablancas se lance alors dans une guerre médiatique et frontale contre Eileen Ford. Il lui pique sa meilleure bookeuse, la Française Monique Pillard, et quelques-unes des plus belles filles, qu’il bichonne. Chez Elite, il n’y aura pas cinq filles connues et trois cents autres qu’il faut parvenir à faire bosser pour faire tourner la boutique.
Un pionnier du storytelling
“Il n’a pris que des filles très connues. Il a fait exploser la demande. Si plusieurs personnes voulaient la même fille le même jour, il triplait le prix. Les filles ont toutes rappliqué.” Il repère souvent les filles lui-même. “Il adorait ça, poursuit Hubert Woroniecki. Sa plus grande fierté et satisfaction, c’était de trouver une caissière dans le Minnesota et quelques mois plus tard de l’envoyer par le Concorde à Paris défiler pour les plus grands ou se faire shooter pour Vogue.”
Linda Evangelista ne sort plus de son lit pour moins de 10000 dollars par jour
Pour créer leur valeur, Casablancas a compris l’importance du storytelling. Chez Elite, les filles sont prises en charge à 100 %. On s’occupe de la gestion de leur image, de leur bien-être, de leurs moindres besoins. Il aide les mannequins à modeler leur histoire, les encourage à accepter des interviews, à aller sur les plateaux de télévision.
Cindy Crawford devient ainsi une des premières à avoir sa propre émission de télévision sur MTV ou à poser nue pour Playboy. Naomi, surnommée “superbitch supermodel”, en rajoute toujours plus niveau frasques, au point de se faire un temps virer de l’agence. Linda Evangelista ne sort plus de son lit pour moins de 10000 dollars par jour.
Le déclin au début des années 1990
Le rapport de domination s’inverse. Les filles choisissent les photographes avec qui elles veulent bosser, les couvertures de magazines, les défilés qu’elles veulent faire ou non. Pour les avoir, les grandes maisons de couture doivent sortir des sommes colossales. Gianni Versace en fait même sa marque de fabrique, dans un sommet de mode bling.
Dès le début des années 1990, le phénomène fatigue les grands groupes de luxe et s’essouffle. Aux années bling succèdent les années grunge et une nouvelle esthétique, parfaitement incarnée par Kate Moss, la Brindille. Les mannequins deviennent également plus anonymes, jetables. Avec leurs corps sains et supertankés, les supermodels sont has been. Casablancas pense à se retirer du jeu.
“Je remercie la médiocrité de ce milieu et de mes concurrents”
Il vieillit, continue à sortir avec des filles toujours plus jeunes et éprouve une grande lassitude. Un documentaire à charge de Donal MacIntyre (qui se révèlera truqué) laisse planer le soupçon sur de multiples abus chez Elite (drogue, prostitution, proxénétisme), ruine la réputation de l’agence et précipite son départ.
Ebranlé, Casablancas revend ses parts et se retire au début des années 2000. Il finit sa vie au Brésil, où il meurt d’un cancer en 2013. Fin d’une vie mouvementée, excessive, pleine de panache, parfait condensé de son époque. “Je remercie la médiocrité de ce milieu et de mes concurrents de m’avoir fait passer pour un génie”, lâche en guise d’épitaphe Casablancas dans les très belles dernières minutes du film, où des images d’archives défilent sur le Is This It des Strokes, le groupe de son fils Julian.
Casablancas, l’homme qui aimait les femmes d’Hubert Woroniecki (Fr., 2015, 1 h 29)
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