A Paris, la Boutique sans argent est un espace de gratuité où chacun est libre d’apporter ou de prendre ce dont il a envie sans contrepartie. Un lieu engagé qui prône l’économie circulaire.
Le panneau surplombant l’entrée de l’ancien bâtiment en pierres témoigne du passé : « Gare de Reuilly ». Mais ceux qui franchissent le portail ne s’apprêtent pas à monter dans un train, ils se rendent au Siga-Siga, la première boutique « sans argent » parisienne. Ici les cabas à roulettes ont remplacé les valises ; chaque semaine, dans une odeur de bois mêlée à celle de la cave, 1 000 badauds se pressent, dans cette zone non marchande d’une vingtaine de mètres carrés, nichée dans un angle du hall carrelé de cette ancienne gare transformée en bâtiment municipal.
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Coincée dans l’autre angle du hall entre deux portants de vêtements prêts à s’effondrer, deux bénévoles s’affairent énergiquement. Sur la table, un panneau en carton orange indique : « vos dons sont les bienvenus ici ». Stylo en main, elles accueillent les donateurs et comptabilisent la marchandise sur une feuille divisée en catégories, en formant des petits bâtons.« Il faut être rapide mais on arrive quand même à suivre », explique Marie, sexagénaire, que les clients peuvent reconnaître grâce à l’étiquette plastifiée qui lui pend autour du cou. Elle vient donner un coup de main depuis janvier, une ou deux fois par semaine. Lunettes au bout du nez, elle s’active en répétant « c’est à qui ? »
« Se rendre compte de l’usage réel de nos objets pour réduire nos déchets »
L’association « Le magasin gratuit » a ouvert cette « boutique sans argent » il y a un an, après avoir remporté un appel à projets de la maison des associations du 12e arrondissement de Paris. Les clients peuvent prendre jusqu’à cinq objets maximum, sans obligation de donner en retour.
« Nous voulions créer un espace de convivialité qui permet aux gens de se rencontrer dans une logique de consommation différente. Il doit y avoir une prise de conscience autour de la consommation afin de se rendre compte de l’usage réel de nos objets pour réduire nos déchets. Il y a encore des choses qui ne font pas partie de la réflexion de tout le monde, il faut encore travailler », explique Déborah Fischkandl, la gérante du magasin.
Dans la queue, Blandine, la cinquantaine aux cheveux grisonnants attend calmement son tour. Elle vient apporter des objets très hétéroclites : de la décoration, une ampoule, un Uno et quelques vêtements. Celle qui vient environ tous les trois mois donne aussi à Emmaüs, de plus grosses choses. « J’essaie de vivre avec de moins en moins d’objets », explique-t-elle. Les bénévoles la remercient en chœur avant qu’elle s’éclipse discrètement.
Créer un lieu différent
Tous les objets plus petits qu’un micro-ondes sont acceptés. « Les VHS sont interdites », ajoute Déborah en riant, et ce « même si on m’avait dit que c’était un retour de mode ! » Ici, se croisent des étudiants, des retraités, des sans abri et des familles. Le but est aussi de pouvoir se retrouver dans un lieu différent avec des personnes aux profils sociologiques différents. Ici, on offre une nouvelle vie aux jouets pour enfants, aux cartes de Noel, à la décoration, à la vaisselle et beaucoup aux vêtements, pendus à des cintres dépareillés. Tout est trié par âge, genre et taille dans des caisses, des étagères ou des cartons. Le magasin a beau bientôt fermer pour la journée, les lieux ne désemplissent pas. Déborah, très enthousiaste, continue de saluer les habitués par leur prénom.
Créée en 2013 à Paris, l’association a d’abord organisé des zones de gratuité à Paris avant de s’installer dans ces locaux mis gracieusement à leur disposition par la mairie de Paris pour une durée de deux ans. Consciente du succès croissant du concept, Déborah, la directrice, songe déjà à l’avenir : « Nous aimerions un lieu plus grand et plus aéré ». Le personnel assure des permanences du lundi au samedi de 14h à 18h. Soutenue par la région Ile-de-France et Pôle Emploi, l’association, qui fonctionne avec 25 bénévoles, a pu embaucher trois salariées à temps partiel, Déborah, la gérante, Julie, son bras droit et Lucille, chargée de l’animation d’ateliers. Ils rangent les objets et accueillent les clients. « Le pari est réussi, bien au delà de nos espérances » note Déborah, directrice de la structure. Au milieu des clients, cette trentenaire aux lunettes sur le nez et cheveux blonds noués redirige avec le sourire les arrivants aux bras chargés vers la table de dons.
Certains clients semblent hésitants. Sans repères, ils cherchent des yeux une « vendeuse ». « C’est là première fois que vous venez ! », devine Déborah. Elle a l’œil. Assise autour de la table centrale, Brigitte se fonderait presque dans le décor. Elle s’occupe des objets sortants de la même manière que ses collègue à la table des dons ; elle note méticuleusement les quelques 1 000 objets qui sortent de ces murs chaque jour afin de mesurer la différence entre les entrées et les sorties. Cette rigueur du comptage participe à une « logique d’expérimentation sociale », explique Déborah. Et ça marche, environ 150 000 objets ont été récupérés l’année dernière, huit fois plus que le nombre espéré.
« On ne prend pas des choses pour prendre des choses »
Quand les clients se font plus rares, le silence laisse place aux ondes de France Inter qui diffuse un air africain depuis le poste de radio derrière la table faite en palettes qui fait office de bar. Assise sur un des deux tabourets en bois, Catherine, quadra aux cheveux courts, est venue avec sa fille boire un thé. Pour elle, l’absence de prix ne l’empêche pas de rester exigeante et de prêter attention à ce qu’elle choisit,« on ne prend pas des choses pour prendre des choses ». Mère et fille viennent ici au moins une fois par semaine.
« C’est un moment de ressourcement, ça nous permet de rencontrer du monde. La dernière fois j’ai apporté un tuyau de douche, il a immédiatement retrouvé un repreneur. J’adore l’idée de solidarité, de recyclage et que l’objet vive, sans production lucrative. On est au cœur de l’humain, et en plus ça créer de l’emploi, alors c’est formidable. »
Cette comédienne qui se proclame « anti-consommation » vient aussi y chercher des déguisements pour ses pièces. Elle repart avec une toque de diplômé façon grandes écoles bleu canard, des gants épluche-légumes et quelques disques. Sa fille d’une dizaine d’années se réjouit : « Ce que j’aime, c’est que c’est gratuit, et surtout c’est bien pour ceux qui n’ont pas d’argent ».
« C’est le principe de l’innovation sociale : voir ce qui se fait ailleurs et faire pareil »
Le concept de « free shop » existe déjà à l’étranger depuis de nombreuses anneés, en Allemagne notamment, mais aussi en France, à Mulhouse depuis 2009. Pour la directrice, l’apparition de ce genre de boutique est une conséquence directe de la crise économique mais pas seulement. « C’est aussi une nouvelle façon d’appréhender les objets de seconde main ». Sa réflexion est différente de celle d’Emmaüs qui vend les objets donnés :
« La partie émergée de l’iceberg est la vente, mais il y a aussi une grosse partie de réinsertion, pas chez nous. Ici, c’est gratuit pour que tout le monde puisse penser à autre chose dans cette petite parenthèse ».
« Ceux qui abusent on les connaît, ce sont des personnes qui ne peuvent pas s’empêcher de prendre, confie une bénévole sur le départ, avant de poursuivre, l’autre fois, une dame avait pris une jupe, elle l’a rapportée le lendemain. Moi, j’avais bien vu que ça ne lui irait jamais ! » Victime de son succès, le magasin est « un peu excédentaire », concède Déborah. Comme en septembre, ils ont à nouveau dû interdire les dons de vêtements qu’ils ne pouvaient plus stocker. Le petit panneau orange a alors été remplacé par un plus grand indiquant « nous ne pouvons plus accepter de vêtements en raison d’un espace trop petit, merci de votre compréhension ».L’association vient d’être nommée lauréate de la 4e promotion des Acteurs du Paris durable, un prix qui récompense les actions innovantes en faveur du climat dans la capitale française.
Camille Soligo
N.B : La Boutique sans argent est ouverte du lundi au samedi, de 14h à 18h, dans les locaux de l’ancienne gare de Reuilly, 181 avenue Daumesnil, Paris 12e
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