Lieu de toutes les crispations identitaires, la sacralisation du drapeau va de pair avec les réflexes nationalistes. Subversif et poétique, le projet de l’artiste Pablo Cavero invite dix-sept artistes s’en emparer pour en proposer leurs variantes. Entretien.
« L’Europe n’est pas une machine sans visage. Elle est la représentation de 508 millions de personnes », insistait sur Instagram le photographe Wolfgang Tillmans, l’un des plus ardents pourfendeurs du Brexit dans le monde de l’art. La représentation d’une entité abstraite, les symboles qu’elle sait générer, sont au centre des rouages d’identification des individus. Comme le rappelait l’anthropologue Benedict Anderson, théoricien de « l’imaginaire national », toute nation est un artefact culturel, et le sentiment d’appartenance à celle-ci, une construction qui ne saurait se soutenir sans un savant dosage de réel et d’imaginaire. Dans le cas du Brexit, nombreux ont été les commentateurs à mettre en avant l’instrumentalisation émotionnelle de la campagne que l’on a vu se jouer dans les tabloïds, à grand renfort de ces même symboles nationaux. Et au premier plan, le drapeau national, quelques parcelles de tissu qui, pourtant, déchaînent les passions plus que tout autre image. En France également, les attentats de début d’année ont fait resurgir les vieux fantômes identitaires : les appels à pavoiser, comme les condamnations pour outrage au drapeau tricolore.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Déboulonner les icônes, leur faire retrouver un statut de simple image que l’on peut détourner et s’approprier, fut l’un des ressorts critiques de l’avant-garde : le fameux carré noir sur fond noir de Kasimir Malevitch, pour ne citer que lui, qu’il accrochait dans le coin supérieur de la pièce, l’emplacement traditionnellement réservé aux icônes religieuses. En plein contexte de crispations identitaires, il apparaît aujourd’hui tout aussi salutaire d’appliquer cette désacralisation aux emblèmes nationaux. L’an passé justement, le jeune artiste Pablo Cavero initiait à la Maison des Arts de Malakoff un projet autour du drapeau, dont il faisait un format d’exposition à part entière, invitant 17 artistes à venir en proposer leurs interprétations poétiques, subversives et décalées. Avec l’espoir, en s’attaquant à l’image, d’élargir les cadres du réel.
Comment est né le projet ?
Pablo Cavero – J’ai toujours été intéressé par la symbolique des images, mais ce projet est aussi conditionné par son cadre. En 2015, j’ai effectué une résidence à la Maison des Arts de Malakoff, où l’artiste invité doit produire une œuvre pour l’extérieur du centre d’art. J’ai eu l’idée de rajouter un mât sur le toit du bâtiment, dont l’apparence classique laisse imaginer qu’un drapeau de la République aurait très bien déjà pu flotter à son sommet. A partir de là, le format du drapeau est devenu l’occasion d’inviter d’autres artistes à s’en emparer. Chaque semaine, quatre mois durant, dix-huit artistes au total, dont moi-même, se sont succédé pour investir ce lieu d’exposition temporaire. Le format, et sa contrainte, permettait de concilier résonances politiques et impact visuel.
Quelles formes ont prises les réponses des artistes ?
Il y en a eu essentiellement deux types, soit que l’accent porte principalement sur les résonances politique du drapeau, soit sur les possibilités formelles du support. J’avais inauguré la série avec un drapeau français dont les bandes de couleurs étaient traduites en nuances de gris. Bien sûr, en arrière-plan, il y une réflexion sur la symboles nationaux et la perte d’usage de ceux-ci, mais au départ, je souhaitais surtout enclencher une réflexion générique. Puis les attentats ont changé la donne, puisque dans les mois qui ont suivi, le drapeau a pris une symbolique beaucoup plus forte et est devenu omniprésent dans le paysage visuel. Le sens de la pièce a donc quelque peu évolué. La critique de ce que véhicule le drapeau est passée au premier plan : ainsi, tout en prétendant réunir la nation, on voit bien à une échelle globale que ces emblèmes ont surtout pour effet d’exclure tout en jouant sur l’appartenance.
Parmi les autres drapeaux qui abordent le versant politique ou culturel, il y a notamment la cible de Thierry Verbeke. Pour lui, il s’agit d’évoquer cette division-là : en agitant son drapeau, on devient aussi la cible des autres. Nicolas Milhé, de son côté, reprend le drapeau vert à étoile et croissant de lune blancs d’un état ayant existé quelques mois durant en 1919. L’Emirat du Nord-Caucase est un état islamique constitué après la révolution russe sur les territoires actuels de la Tchétchénie, vite dissous car extrêmement violent et instable, mais dont la disposition des éléments nous fait aujourd’hui penser à un inoffensif smiley. Pierre Clément, de son côté, se situe à cheval entre histoire et science-fiction avec son hybridation entre le drapeau communiste et européen, reprenant les symboles de l’un et les couleurs de l’autre, comme une projection dans un futur où l’Empire Communiste serait devenu réalité. Christophe Terlinden joue lui aussi sur le drapeau européen, en proposant de remplacer les étoiles par une ellipse. Enfin, Laurent Lacotte superpose les emblèmes des cinq religions mondiales comptant le plus de fidèles, avec pour résultat cette forme assez peu lisible qu’il nomme Zombie.
Ce communautarisme excluant, est-ce celui que tu as essayé de contourner en donnant à ton projet un aspect collaboratif ?
Effectivement, il est doublement tourné vers l’extérieur : sur l’espace public et sur l’inclusion d’autres artistes. C’est une œuvre qui s’est transformée en exposition sur un toit, supprimant par là l’interface entre le public et ce qu’il voit, tout en restant dans le cadre du centre d’art.
Dans le contexte actuel de crispations identitaires, la sacralisation des emblèmes nationaux tend à se renforcer. L’as-tu perçue dans la réception ?
Lorsque j’ai fait mon drapeau, l’aspect subversif n’était pas premier. Ce n’était pas une dégradation, puisque je n’enlevais ni ne rajoutais pas de caractéristique visuelle. Le drapeau français en version noir et blanc, c’est une manière de le voir qui a pu exister, par exemple dans les reproductions photographiques en noir et blanc. Malgré tout, ça a pu interpeller certaines personnes, mais comme chaque drapeau ne restait exposé qu’une semaine, il n’y a pas eu de censure puisque le délai d’installation était inférieur au temps de réaction. J’ai montré le projet plusieurs fois par la suite, et il a parfois fallu faire des compromis pour certains des drapeaux. Il est regrettable que la sacralité accordée à ces emblèmes empêche l’expression artistique.
Certains artistes, comme Miltos Manetas, ont fait jouer l’internet sans frontières contre la logique d’état-nation du drapeau. Toi-même, en tant que jeune artiste, as-tu l’impression que la communauté globale connectée supplante les frontières étatiques ?
Miltos Manetas a fait une œuvre qui prolonge son projet conçu au moment de la Biennale de Venise de 2009, où il avait réalisé le Pavillon d’internet, qui subvertissait déjà la logique des pavillons nationaux. A Malakoff, son oeuvre s’intitulait Outside the Internet, there is no glory [hors d’internet, il n’y a pas de gloire].
Les échanges dans l’art sont effectivement exacerbés et émulés grâce à internet, et bien que cela ait un impact sur les sujets abordés par les artistes, je ne perçois pas cela comme une révolution. Je crois que l’art peut être vu de manière globale depuis plus longtemps que l’avènement d’internet. Je pense aussi que le contact physique avec les œuvres garde une importance centrale pour les percevoir, mis à part peut-être les œuvres hébergées sur internet, destinées à être vues sur chaque écran et qui circulent librement. Après, le projet des drapeaux m’a effectivement mis en contact avec des artistes que je ne connaissais pas et que j’ai contactés par mail : j’ai essayé de regrouper la plus grande diversité possible de pratiques, d’âges de notoriétés et d’origines géographiques. Le format du drapeau a paradoxalement permis de rassembler temporairement une très grande hétérogénéité.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
{"type":"Banniere-Basse"}