A Nice, Eva Barto pratique l’art de la spéculation. Et fait monter les enchères autour d’une légende bien enfouie : celle de Pierre Joseph Arson.
D’abord, on se dit qu’il aurait mieux valu écrire à chaud sur cette première exposition d’envergure d’Eva Barto. Que l’affaire est suffisamment complexe pour que ne se perde pas en route, dans les écarts de mémoire, l’un ou l’autre de ces détails qui font toute la saveur de l’œuvre gigogne de cette artiste née en 1987.
Et puis finalement, ayant laissé passer quelques jours depuis le vernissage à la Villa Arson, on se retrouve, armé de nos souvenirs et surtout du précieux livre qui sert aussi de guide d’exposition, dans une position équivalente à celle que nous occupions, spectateur, lors de la découverte de l’exposition. Celle du détective. Qui lorsqu’il démarre son enquête a devant lui, déployé comme un jeu de cartes, un faisceau de pistes.
De quoi cette scène, soigneusement gelée par Eva Barto, est-elle le nom ? On croirait d’abord aux décombres d’une lutte syndicale qui aurait mal tourné, la faute aux papiers froissés éparpillés au sol, à ce T-shirt calciné égaré dans un coin et à quelques mégots traînant ici et là. Mais la présence de petits boxes, ou d’isoloirs partiels, fait ensuite penser à un bureau de vote après la bataille. Il faut fermer les portes, comme on dit dans le jargon. Ou les ouvrir en grand, tant l’œuvre ample, ramifiée et jubilatoire d’Eva Barto nécessite une certaine souplesse d’esprit.
Pari, gain et valeur ajoutée
Au départ, seul fil apparent d’une bobine incroyablement emmêlée, il y a l’histoire de Pierre-Joseph Arson, un banquier niçois qui donne son nom au centre d’art. Et plus précisément “la quête de pouvoir de Pierre-Joseph Arson, son escroquerie et sa ruine face à l’alchimiste et mathématicien Josef Hoëné-Wronski”.
Car ce monsieur Arson, fasciné par les recherches du mathématicien polonais parti à “la recherche de l’absolu” (qui inspira d’ailleurs un roman titré ainsi à Balzac), finira par se faire rouler dans la farine. C’est cette aventure que raconte par rapiècement de fragments littéraires (avec des emprunts à l’œuvre de Balzac mais aussi à des essais sur les recherches de Wronski) le livre de l’exposition, “vendu sous le manteau” par un complice de l’artiste.
Les questions du pari, du gain et de la valeur ajoutée (des notions aisément transposables dans le champ de l’art) sont au cœur du travail d’Eva Barto, qui en a profité pour détourner une partie de l’argent de la production de l’exposition et ainsi fonder sa propre maison d’édition dont ce livre est la première publication.
De la suite dans les idées
Celle-ci a été baptisée Buttonwood, en référence aux accords de Buttonwood, qui en 1792 actaient la naissance de la Bourse de Wall Street. Soit l’empire de la spéculation. Mais buttonwood, en anglais, signifie aussi “platane”. Logiquement, l’artiste en a planté un dans le jardin de monsieur Arson. “Arsonist” signifie d’ailleurs “pyromane” dans la langue de Shakespeare. D’où peut-être le T-shirt brûlé évoqué plus haut.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Eva Barto a de la suite dans les idées. Le reste de l’exposition se joue dans les indices jetés comme une poignée de sable dans tous les recoins de l’espace d’exposition. Ici, l’on passera sans faire attention à côté d’une minuscule fente percée dans la cimaise. C’est une tirelire dans laquelle de potentiels investisseurs peuvent venir alimenter la caisse de soutien à la maison d’édition Buttonwood.
Ailleurs, sur la tablette d’un des guichets que l’on avait d’abord pris pour un isoloir, on découvre, gravée dans du Placoplatre, une silhouette de sphinx, l’emblème de l’alchimiste Hoëné-Wronski. Un rouleau d’aluminium consigne les dettes croissantes du pauvre Arson. L’argent dépensé pour la fabrication de l’exposition est lui aussi caché quelques part, sous la forme, nous indique-t-on avec une certaine malice, “de tickets baignant dans la sueur des spéculateurs”.
: to Set Property on Fire jusqu’au 29 août à la Villa Arson, Nice, villa-arson.org