Informe, pesant, malsain. Les Américains cintrés
de Salem organisent la rencontre du hip-hop,
de l’electro et d’une morgue gothique.
Pour se préparer sereinement à l’Apocalypse. Critique et écoute intégrale.
Traverse City, Michigan. 14 532 âmes et quelques fantômes. Son festival de cinéma, sa fête de la cerise, son lac, ses forêts giboyeuses. Pour les touristes, le bonheur rural signé Jim Harrison à un saut de puce de Detroit et de Chicago. Pour les locaux, l’envers de la carte postale. Les hivers trop longs et les étés trop chauds, l’absence de perspectives, l’ennui, l’isolement.
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John et Heather sont originaires de Traverse City. Ils font partie de cette jeunesse oubliée, sans illusions, proche dans ses mots, ses attitudes, son allure de celle qui, il y a vingt ans, dans une autre ville pluvieuse au milieu des bois, donnait naissance au grunge. Avec Jack, rencontré à Chicago, ils ont formé Salem et, à leur tour, inventé sans le vouloir, en puisant d’abord dans leurs histoires personnelles, un genre qui entre en résonance avec son environnement et son époque.
“Dans le Michigan, le taux de chômage est très élevé, et John et Heather ont grandi dans une ambiance très particulière. Ils connaissent des gens qui se sont retrouvés dans des situations vraiment tordues et désespérées, et pas grand monde autour d’eux pour juger de leurs actes… Traverse City est une jolie petite ville, mais il s’y passe des trucs très bizarres”, expliquait récemment Jack au Boston Phoenix.
En fusionnant hip-hop de plomb, electro blafarde et shoegazing malade, Salem met en son la décrépitude rampante du Midwest profond, dessine des paysages malsains, banals et étranges, et réécrit la grammaire de l’angoisse. Comme les esprits maléfiques, on s’abstiendra toutefois de nommer la scène qui gravite autour de cette musique. Pourtant les qualificatifs ne manquent pas : drag, witch house, doom hop… tous évocateurs, aucun toutefois capable d’englober une mouvance protéiforme, qui va des transes chamaniques de Pocahaunted aux vignettes sépia de oOoOO, qui se cache derrière des signes kabbalistiques (/// , †‡†) et se propage, tel un culte secret, par cassettes et microlabels.
Salem réfute pourtant appartenir à un quelconque mouvement musical occulte ou avoir un grand plan secret. “On se contente de faire de la musique, et si les gens la trouvent innovante ou intéressante, ce n’est que la conséquence de notre honnêteté, de notre volonté de ne pas marcher dans les traces de quelqu’un. C’est parce que nous ne cherchons pas à reproduire un type de musique que notre musique est atypique. On ne sait même pas quel nom lui donner”, poursuit Jack.
Fruit d’un travail collégial, où chacun apporte sa pierre à l’édifice (voix, samples, beats…), King Night, le premier album de Salem sorti l’an passé aux Etats-Unis mais qui n’arrive qu’aujourd’hui en France, constitue cependant une parfaite et impressionnante introduction à ce genre élusif. Trance élégiaque et martyre sur Asia, dream-pop claustrophobe sur Frost ou Redlights, rap ralenti, écrasé, broyé sur Sick ou Trapdoor, King Night en résume l’esthétique (un jeu d’enfant qui aurait très mal tourné), l’éthique (un do it yourself farouche et fauché) et les enjeux (se réapproprier les artefacts de l’occultisme).
Contrairement au metal, au gothique ou à l’emo, qui les ont confisquées, cette scène n’utilise pas croix, références mystiques et histoires de sorcières comme des signes de ralliement communautaires pittoresques et vaguement choquants, mais dans l’espoir d’ouvrir une porte dérobée vers un ailleurs moins terne. Comme le grunge originel, la musique de Salem n’est pas de celles dont on fait des uniformes et des produits dérivés. C’est une musique noire, grise et informe pour tous ceux qui, à leur façon, vivent et mourront à Traverse City.
Ceux qui ne seront jamais cool, ceux qui n’auront jamais les bonnes fringues, ceux qui ne fréquenteront jamais les bonnes personnes et n’auront jamais le bon mot au bon moment. Les exclus, les bannis, les solitaires, les provinciaux, les ploucs. Ceux qui n’appartiendront jamais à aucun mouvement. Quel que soit son nom.
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