Un soir d’automne, Bastian Obermayer reçoit un message d’un certain “John Doe”, un an plus tard, le scandale des Panama Papers éclate. Rencontre avec l’un des deux journalistes allemands à l’origine de la plus grande fuite de données bancaires de tous les temps, qui publie « Le secret le mieux gardé du monde ».
Un informaticien du bureau genevois de Mossack Fonseca a été arrêté mercredi 15 juin pour vol présumé de données informatiques. Est-ce que cela signifie que le cabinet d’avocats recherche activement John Doe, votre source, et qu’il est en danger ?
Bastian Obermayer – Le cabinet recherche notre source depuis plusieurs semaines. Je pense qu’il ou elle serait en grand danger si son nom était révélé. En plus des évadés fiscaux, il y a tellement de mauvaises personnes avec du sang sur les mains dans ces données : des dictateurs, des trafiquants d’armes, des cartels de drogue…
Ce qui est paradoxal c’est que les lanceurs d’alerte ne sont jamais protégés alors qu’ils permettent aux Etats de mettre la main sur des millions d’euros ou de dollars détourné…
Oui, certains lanceurs d’alerte très célèbres ont été assassinés ou mis en prison à Moscou par exemple (Edward Snowden-ndlr). Je ne conseillerais à personne de devenir un lanceur d’alerte, c’est très dangereux et en général, leur destin est tracé d’avance… Il faudrait de meilleures lois pour garantir la sécurité de ceux qui révèlent ces données en partant d’une bonne intention. Aujourd’hui, tu peux aller en prison pour ça, d’un point de vue légal. Et les juges ne prennent pas en compte les répercussions, ils statuent seulement en fonction de la loi.
La directive européenne sur le secret des affaires, considérée comme une menace pour les lanceurs d’alerte selon plusieurs ONG, a été adoptée par le Parlement européen le 13 avril dernier. Qu’en pensez-vous?
C’est regrettable. Cette loi va rendre les choses encore plus difficiles pour eux. Alors qu’ils risquent déjà la prison en révélant des affaires dont la société entière bénéficie.. C’est aussi un probléme pour nous, les journalistes, si on prend l’exemple de notre collègue français arrêté (Edouard Perrin-ndlr) au Luxembourg juste pour avoir accepté des documents venant d’un lanceur d’alerte. Si nous ne sommes plus autorisés à accepter des documents, il y a un vrai problème ! Les multinationales y trouvent leur intérêt, c’est tout l’enjeu. Elles n’aiment pas les fuites de données, ni Siemens ni la NSA… Ces firmes ont de bien meilleurs lobbies que les lanceurs d’alerte S’il en avaient un, ce serait les journalistes. Or, nous ne sommes pas habitués à agir comme des activistes mais plutôt à être neutres et décrire ce qu’il se passe. Donc personne ne s’exprime pour eux ! Nous devrions être moins passifs.
Après la divulgation des Panama Papers, François Hollande a déclaré que les lanceurs d’alerte devaient êtres protégés. Les choses peuvent-elles changer ?
Je ne connais pas François Hollande. Je ne fais pas confiance aux personnalités politiques donc je ne crois pas à ce qu’il dit. C’est bien qu’il le dise, mais nous attendons de lui qu’il agisse.
400 journalistes et 109 rédactions ont collaboré sur ce leak, pourquoi avez-vous choisi une coopération internationale avec le ICIJ (International Consortium of Investigative Journalistes) ?
Nous avons donc décidé de travailler avec le ICIJ, parce que nous avions déjà collaboré sur des affaires de révélations comme SwissLeaks et LuxLeaks. En même temps, notre montant de données devenait de plus en plus important, et nous savions que nos capacités arrivaient au point mort. Nous n’étions que deux ! Et nous n’étions pas des spécialistes de données à ce moment-là. Nous pouvions les appréhender dans une certaine mesure, mais pas les organiser à grande échelle.
Après la publication, c’est un soulagement de se dire que plus de 400 journalistes ont travaillé sur cette enquête. Cela n’aurait pas de sens de me tuer, parce que cela ne changerait rien. L’enquête ne peut plus être arrêtée. Les collègues russes sont plus en sécurité depuis qu’ils travaillent avec nous ! Ils sont connus, et si jamais Poutine veut les empêcher de travailler, il y aura 398 journalistes très en colère qui tenteront sans relâche de faire le travail malgré tout.
Comment vous êtes-vous répartis les affaires ?
Dans ces affaires internationales tu trouves parfois des affaires par chance. Tu cherches et tu trouves un nom, tu te dis que quelque chose semble étrange et que tu veux en savoir plus sur cette personne. Tu le googles, et tu te rends compte que c’est le fils du chef d’Etat du Kazakhstan. Donc tu vas sur le forum avec les collègues, tu crées un nouveau sujet comme sur Facebook : “Hey j’ai trouvé le fils du Président du Kazakhstan, est-ce que ça intéresse quelqu’un ?”. Donc j’ai jeté 200 noms dans le forum, pour les cas sur lesquels je ne comptais pas enquêter moi-même. Je sais que l’affaire sera racontée mais je n’ai pas à l’écrire ! Je préfère le travail que je n’ai pas à faire (rires).
Comment avez-vous réussi à collaborer pour faire de cette affaire “le secret le mieux gardé du monde” ?
Au début, nous avons surtout travaillé avec des collègues que nous connaissions déjà par les OffshoreLeaks et LuxLeaks. Nous n’avions rien à apprendre au Guardian ou au Monde, car ils connaissaient les règles du jeu. Lorsque nous avons commencé à travailler avec beaucoup plus de journalistes, le ICIJ leur a longuement expliqué comment nous travaillions. Nous leur avons demandé s’ils savaient crypter un email, s’ils avaient un téléphone sécurisé, s’ils comprenaient les enjeux fiscaux… Il y avait un contrat d’une page qui stipulait : “Je ne donne pas les éléments d’enquête à d’autres parties et je suis d’accord que nous publions tous au même moment”. C’est ce dont nous avions besoin pour la confiance entre les membres de l’équipe. On s’est fixé un jour et une heure, de façon à ce que nous soyons tous les premiers et nous avons dit à tout le monde de ne pas en parler. “Shut up and encript the email” : c’était notre motto.
En France, ce sont Le Monde et la boite de production Premières Lignes (Cash Investigation), aviez-vous déjà travaillé avec ces médias ?
Nous avions déjà travaillé avec Le Monde sur le cas OffshoreLeaks. Ce sont de très bons collègues, je suis très reconnaissant envers eux car ils ont fait en sorte que beaucoup de journalistes s’investissent dans le projet. Edouard Perrin de Premières Lignes a travaillé sur le LuxLeaks et son collègue Benoît Bringer est très doué. Les Français font partie des équipes vraiment bonnes dans notre enquête.
Avez-vous subi des pressions depuis la publication de ces données ?
Nous n’avons pas été suivis. Nous avons reçu quelques lettres d’avocats… Nous avions vraiment peur que des milliardaires nous attaquent en justice, car nous n’avons pas énormément d’argent. On essayait réellement d’être prudents et de s’assurer qu’on ne faisait pas d’erreur, ça peut coûter très cher. Pendant les réunions, notre rédacteur en chef nous disait “j’aime vraiment ce que vous faites les gars, mais vous êtes au courant que vous pouvez faire fermer le journal? “ Nous faisions réellement attention.
Qu’est-il arrivé à vos collègues en Russie, en Chine, au Venezuela…ont-ils subi des représailles ?
Nos collègues russes ont dû quitter leur pays pendant un moment, ils sont revenus quand tout leur semblait terminé. Ils ont senti qu’il valait mieux de partir pendant un moment. En Chine, le rédacteur en chef de Ming Pao a été licencié le jour où nous avons publié. On ne peut pas vraiment prouver que c’est à cause de la publication. Une de nos collègues a été licenciée au Venezuela. C’est le genre de pressions que l’équipe a subi au niveau mondial, mais personne ne s’est fait tirer dessus ou n’a été emprisonné jusqu’à maintenant…
Connaissez-vous votre source ?
Oui je la connais. Si on discute régulièrement avec quelqu’un pendant plus d’un an, on connait la personnalité de l’individu, mais je ne connais pas son nom, son identité. Je suis vraiment sûr qu’il ou elle a fait cela pour une obligation morale. Et même si je la ou le connaissais, comment pourrais-je savoir qu’il ne fait pas partie de la CIA ou du KGB ? Je ne peux pas être sur à 100% que ma mère n’est pas payée par la CIA, parce que c’est le principe des services secrets. (rires)
Comment avez-vous su que c’était une source fiable ?
Je ne savais pas. Nous avons dû vérifier en recoupant les données avec des registres publics, d’entreprises, et d’un leak du même cabinet Mossack Fonseca qui avait été vendu aux autorités allemandes. On voulait voir si les 600 sociétés contenues dans le leak des autorités allemandes correspondaient aux nôtres. Et c’était le cas ! Et personne n’a dit, pas même Poutine, que tout avait été inventé.
Quand j’ai reçu les premiers documents, je ne pensais pas que c’était le début d’une grande enquête, personne ne peut penser à quelque chose comme ça. Ça semblait pas mal et les premiers documents étaient vraiment intéressants parce qu’ils venaient d’un cabinet d’avocats que nous connaissions avant, Mossack Fonseca. Ils provenaient clairement de quelqu’un des coulisses du cabinet. C’est ce qui m’a le plus fasciné. On reçoit souvent des emails de ce genre, de personnes persuadées de détenir la clé d’une histoire importante et d’être en danger, mais c’est souvent faux.
Manier autant de données, c’était inédit pour vous ?
Nous avions déjà travaillé de grandes quantités d’informations pendant les OffshoreLeaks, mais nous n’étions pas ceux qui les traitions. Le ICIJ a fait tout le travail de données, une équipe leur était dédiée. Ils les ont indexées et fait en sorte que l’on puisse faire des recherches à l’intérieur. Mais cette fois nous ne voulions pas nous reposer sur le ICIJ. Si jamais une dispute éclatait et que l’on se séparait, on resterait seuls avec les données. C’était le plus difficile, j’ai dû apprendre sur le tas. Tu as ce mot de passe impossible à lire ou retenir, et tu te demandes “est-ce que je dois l’écrire sur ma main ? Sur le mur ?” Tu as besoin d’un endroit où il ne doit pas être trouvé, pas sur ton ordinateur parce que c’est la pire chose que tu puisses faire. Je ne savais pas tout cela.
Vous écrivez à plusieurs reprises que vous êtes devenu accroc aux données…
Je le suis toujours ! Je me contrôle depuis quelques semaines…(rires) Chaque nuit j’essayais de nouveaux noms et je tombais des cas intéressants ! Il y en avait tellement que nous avons dû arrêter nos recherches à la fin de l’année dernière pour finaliser nos récits. Je ne pouvais pas m’arrêter. Frederick (son collègue avec qui il a révélé les données et écrit le livre-ndlr) me disait “arrête de chercher”. J’essayais des mots comme “tableau”, j’avais 5 000 occurrences. Je n’arrivais pas à me dire que je regarderai ça plus tard, je restais focalisé dessus. Et c’est comme ça que j’ai trouvé de grandes histoires comme celle du tableau de Modigliani. C’est tellement facile, tu n’as pas besoin d’être un spécialiste en quoi que ce soit. Si tu trouves un chef d’Etat à une, deux, trois ou quatre reprises, tu ne peux plus t’arrêter, parce que tu penses qu’il y a encore quelqu’un de mieux à l’intérieur.
Le data journalisme est-il l’avenir du journalisme d’investigation ?
Oui bien sûr ! Nous devrions encourager les journalistes à l’étudier. Je ne pense pas que ce soit le nouveau visage du journalisme mais il en fait partie. Les sources humaines sont encore nécessaires. Il est important d’avoir des contacts dans les structures étatiques et dans les grandes entreprises. Vous devez prendre en compte toutes ces techniques. En s’appuyant sur tous les leaks qu’il y a eu ces dernières années, le journalisme de données va prendre de plus en plus d’importance. C’est tellement facile !
Est-ce que d’autres scandales issus des Panama Papers vont éclater ?
Nous espérons qu’il y aura plus d’histoires. A la fin de l’année dernière, nous avons sélectionné celles qui nous semblaient les meilleures. Nous avons dû laisser de côté la moitié d’entre-elles, parce que nous avons découvert que telle personne n’était pas celle que nous pensions, ou que nous manquions de preuves. Nous avons beaucoup de pistes prometteuses, mais je ne peux rien vous confirmer. Je pense que nous avons déjà mentionné les noms les plus importants.
Propos recueillis par Chloé Fiancette et Camille Soligo
Frederik Obermaier, Bastian Obermayer, Le secret le mieux gardé du monde, éditions du Seuil, 2016.