Ce 23 juin à Paris, entre 20 000 et 60 000 manifestants ont défilé contre la loi travail, après une autorisation obtenue in extremis par les syndicats. Mais l’itinéraire inédit choisi par la préfecture – de Bastille à Bastille – n’a pas été du goût de tous. Reportage.
Ce 23 juin, la Place de la Bastille était presque aussi sélect’ qu’un club privé. En ce jour de manifestation parisienne contre la loi travail, plusieurs camions de police étaient postés à chaque entrée pour en contrôler l’accès, tandis que des policiers fouillaient les sacs des personnes qui prétendaient l’investir.
Les manifestants entrent au compte-gouttes à #Bastille. Une écharpe suffit à se faire refouler #manif23juin pic.twitter.com/cYrKT3eyv3
— Mathieu Dejean (@Mathieu2jean) June 23, 2016
Ce dispositif drastique fait suite aux velléités gouvernementales d’interdire la manifestation après les dégradations de biens publics survenus le 14 juin – en particulier les vitres brisées de l’hôpital Necker. Finalement, la préfecture de Paris a autorisé le défilé syndical in extremis le 22 juin, mais sur un itinéraire inédit partant de Bastille et revenant à Bastille par l’autre quai. La veille, des employés municipaux ont passé l’itinéraire au peigne fin, retirant tout les éléments de mobiliser urbain qui pourraient être utilisés comme des projectiles.
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A 13h, même les abris-bus étaient soigneusement couverts de plaques en bois pour éviter les dégradations – une décision louable pour les anti-pub, qui ont vite fait de la saluer en taguant “On respire, merci!”.
Les anti-pub contents de cette mesure gouvernementale #manif23juin pic.twitter.com/F7zgaZWET4
— Mathieu Dejean (@Mathieu2jean) June 23, 2016
« On ne mérite pas ce dispositif »
Peu avant le début de la manifestation, la tension était palpable chez les militants confrontés aux barrages policiers et obligés de faire la queue pour parvenir à rejoindre le rassemblement. “Une de mes amies a été refoulée parce qu’elle avait une écharpe pour se protéger du soleil”, rapporte l’une d’elles. Ludo, de la chaîne YouTube Osons Causer – très engagé à Nuit debout et dans cette mobilisation – relate que le t-shirt qu’il a mis sur sa tête pour se prémunir d’une insolation a aussi failli lui valoir un refus policier. La veille, cet ancien membre du collectif “On vaut mieux que ça” publiait une vidéo appelant à la non-violence comme stratégie pour gagner :
“Vu l’ampleur du dispositif policier, tout est fait pour nous faire sentir qu’on est sous l’état d’urgence, et que ça a l’air craignos de manifester, estime-t-il. C’est pourquoi il est important qu’on sera nombreux et non violents, pour montrer qu’on ne mérite pas cet arsenal”.
De l’autre côté de la place, à l’ombre d’un arbre, un membre du service d’ordre (SO) de la CGT-FO s’hydrate avant la marche. Les récentes déclarations de Manuel Valls accusant le SO de la CGT d’avoir une attitude “ambigüe » à l’égard des casseurs l’exaspèrent, comme le fait que cette image peu amène du SO soit relayée par les grands médias. L’air las, il anticipe une manifestation paisible, et pour cause :
“Ce sera plus calme que d’habitude. Il y a beaucoup de bleus. Mais c’est le gouvernement qui est sous tension, pas nous”.
Ludo abonde : “Ils ont pensé que quelques éclats de vitres allaient permettre d’interdire une manifestation syndicale. Rappelons tout de même que le précédent remonte à 1962, et qu’il y a eu 9 morts. C’est dire…”.
Une manif à contre-sens pour Nuit debout
Satisfaits de faire valoir leur droit à manifester – ils l’auraient fait même en cas d’interdiction assurent-ils –, certains manifestants ont cependant raillé la veille l’itinéraire choisi – circulaire et excessivement court. Sur les coups de 14h30 tandis que le cortège officiel entame sa marche boulevard Bourdon, un petit groupe s’élance ainsi à contre-courant pour protester. Certains portent des drapeaux du mouvement Nuit Debout, d’autres entonnent un des hymnes du mouvement : “Paris debout, soulève-toi!”.
Le contre-cortège improvisé se heurte rapidement à une rangée de CRS postés en ligne boulevard de la Bastille. “On est bloqué, ça ne sert à rien de rester là, il vaut mieux faire le tour et rattraper l’autre cortège”, lance une manifestante en s’éloignant. Peu de gens lui emboîtent le pas ; ils préfèrent s’amasser autour des quelques joueurs de tuba collés aux gendarmes statiques, et attendre patiemment l’arrivée du cortège principal par l’autre côté du boulevard. « État d’urgence. État policier. On nous empêchera pas de manifester ! », enchaîne le groupe dans le calme. Malgré l’ambiance bon enfant, on assiste à un accrochage entre une jeune femme et un gendarme vers lequel elle s’avance plusieurs fois. “Allez-y, tous les journalistes sont là pour vous filmer”, lui lance-t-il. Alors qu’elle s’approche une troisième fois, il la repousse d’un coup brusque : “Tu commences à m’énerver”, lâche-t-il. Deux autres manifestants viendront apaiser la discussion: “C’est pas de leur faute, ils répondent aux ordres de Valls!”, assure l’un d’entre eux.
« Les grands tours de manège, ce n’est pas opératoire »
C’est à ce moment-là que commencent à résonner les chants de la CGT au loin. A l’autre bout de la rue, le cortège officiel s’approche des “Nuit Debout”. Les manifestants n’ont fait qu’une foulée de l’itinéraire de 1,6km autour des quais de l’Arsenal prévu par la préfecture. “C’est la manifestation la plus courte que j’ai faite”, constate une syndicaliste.
Le cortège fait quasiment tout le tour des quais de l’Arsenal (environ 1,6km) #manif23juin pic.twitter.com/GkF9CXdGkt
— Marie Turcan (@TurcanMarie) 23 juin 2016
Olivier Besancenot, croisé dans le défilé aux côtes de membres du NPA, espère que l’expérience de l’itinéraire circulaire ne se répétera pas :
“C’est la première et la dernière fois qu’une manifestation de ce genre à lieu. Les grands tours de manège, ce n’est pas opératoire, on le voit bien. C’est sous tension, on a même failli ne pas pouvoir entrer parce qu’on avait des capsules de sérum phy”.
Le cortège officiel s’est contenté d’un seul tour de manège, laissant ses participants se disperser au compte-goute place de la Bastille. Seul le petit groupe Nuit Debout s’est éloigné des syndicats, pour faire demi-tour boulevard Bourdon au son des tubas. “Tout le monde, déteste tourner en rond !”, entament-ils finalement, non sans humour.