Après avoir traversé cinq décennies florissantes en tant qu’ingénieur du son puis producteur de toute la chanson et la pop française, Dominique Blanc-Francard publie « It’s a Teenager Dream ». Un album de reprises à l’identique des chansons qui ont marqué sa jeunesse, interprétées par des artistes qui ont jalonné sa carrière, de Françoise Hardy à Benjamin Biolay en passant par Stéphane Eicher ou Carla Bruni. En parallèle sort un livre de souvenirs de celui qui a façonné le son à succès des années 80/90 après avoir fait son apprentissage au Château d’Hérouville avec T.Rex ou Cat Stevens. Rencontre dans son studio Labomatic avec un homme aux doigts d’or, dépositaire d’un certain savoir-faire français toujours chic.
A quel moment as-tu imaginé ce projet de reprises ?
Dominique Blanc-Francard – C’est une idée qui remonte à loin, peut-être à mes tout débuts de réalisateur il y a plus de cinquante ans. J’ai en effet débuté en enregistrant des covers des Beatles que nous demandait La Guilde du disque, un éditeur de disques par correspondance. C’était l’époque où on prenait une photo des Beatles, on écrivait leur nom en gros sur la pochette, et en tout petit il y avait marqué « par André Machin… » On faisait ça à l’époque avec les musiciens d’Eddy Mitchell, c’était généralement catastrophique mais déjà, à l’époque, j’essayais de démonter les enregistrements pour savoir comment ça fonctionnait, les instruments qu’ils utilisaient, les méthodes de production, tout ça me fascinait. Bien plus tard, j’ai été frappé par cet album de Todd Rundgren intitulé Faithful où, à son tour, il reproduisait à l’identique des hits comme Good vibrations des Beach Boys, avec un souci maniaque du détail.
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Fin 2012, j’allais atteindre mes cinquante ans de carrière, et comme on s’amuse pas toujours en studio j’ai décidé de me faire plaisir en me lançant à mon tour dans des reprises de chansons que j’ai adorées, en les transposant aujourd’hui. C’est-à-dire en les produisant comme si elles étaient enregistrées avec les techniques modernes, mais en conservant les structures originales.
Quelles sensations cherchais-tu à retrouver ?
Quand tu entres dans la cabine et que tu entends les musiciens jouer, c’est une sensation incroyable. Et même dans un très bon studio, le son de la pièce et des musiciens qui jouent est quasiment impossible à retrouver sur la bande. Depuis le début des années 60 pourtant, et au fil des évolutions de la technologie, cette distance a eu tendance à rétrécir et on peut aujourd’hui prétendre à retrouver sur album ce qu’on ressent en live. J’ai imaginé au départ choisir deux chansons que j’aimais par décennie mais cela aurait été trop incohérent, donc j’ai opté pour des titres qui avaient plus de cinquante ans, en choisissant aussi des chansons pas forcément très connues histoire d’en faire découvrir certaines.
Je voulais aussi que l’histoire de ces chansons résonne avec la mienne. Par exemple, To Know Him Is to Love In des Teddy Bears, c’est la première chanson que j’ai entendue dans ma vie. The World We Knew (over and over) de Sinatra, je j’ai choisie parce que la première fois que je l’ai entendue à la radio, je n’ai rien compris. Je trouvais ça complètement bizarre, et ça m’intéressait de la démonter pour mieux comprendre cette structure très étrange. Pour les interprètes, j’ai demandé à des gens pour lesquels j’avais au moins réalisé un disque, avec la contrainte pour eux d’accepter la chanson que j’avais choisie, sans leur proposer d’autre choix.
Avec Bénédicte (Schmitt, compagne et associée de DBF au studio Labomatic – ndlr), on a passé des semaines à confronter la liste des chansons avec celle des interprètes possibles, en essayant de privilégier l’inattendu, le contre-emploi. That’s all right de Presley par Benjamin Biolay, ou la version de Stand by me de Lennon par Adamo, faisaient partie de ces croisements improbables qui ont bien fonctionné.
Quelles leçons as-tu tirées de ce projet ?
Je me suis demandé pourquoi on aimait tant ces chansons des décennies plus tard et je pense avoir trouvé la réponse : parce que lorsqu’on les écoute, on sent qu’il y a de l’amusement à les faire, une vérité qui continue de percer à jour. C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à recréer aussi cet amusement. On a travaillé vite, comme les mecs à l’époque, et quand ça marchait pas on laissé tomber. Pour Be My baby, une chanson sur laquelle je me suis longtemps cassé les dents, j’ai réuni un grand nombre de potes musiciens et on a joué tous ensemble comme à l’époque des studios Gold Star de Los Angeles, en essayant de retrouver l’euphorie et les puissances du mur du son de Phil Spector.
Revenons donc à tes débuts, comment t’est venue la passion du son ?
Je suis tombé dedans très jeune parce que mon père travaillait à la radio. C’était également un geek avant l’heure, il passait ses weekends à bricoler des postes de radio, à réparer des machines pour des potes, il ramenait des magnétos à la maison… Avec mon frangin (l’homme de télé et de radio Patrice Blanc-Francard, ndlr), on regardait ça et pour nous c’était comme si notre père construisait des fusées spatiales. Rien n’était plus avant-gardiste et moderne qu’un magnétophone à bandes en 1952. Déjà, à l’époque, mon frère parlait dans le micro et moi je trafiquais les bandes.
Tu voulais pourtant t’orienter vers le cinéma au départ…
Toujours à cause du boulot de mon père, qui travaillait pour la télévision française et qui m’amenait avec lui sur les plateaux. Après la fascination pour les magnétos, j’ai eu la fascination pour les caméras et pour les studios, mais essentiellement du côté technique. Quand tu débarques dans la régie finale de Cognacq-Jay et que tu découvres tous ces écrans, toutes les images qui provenaient en temps réel des caméras du plateau, c’était carrément un film de science-fiction. J’ai malheureusement foiré mes études de cinéma, je n’avais pas le niveau pour passer l’Idhec, et puis un jour je me suis mis à faire de la musique.
J’ai commencé par la trompette, j’étais fan de jazz, de Bix Beiderbecke qui était le meilleur cornettiste de La Nouvelle-Orléans et qui était blanc. J’ai essayé vainement de jouer I’m Coming Virginia, qui était un morceau magnifique, et comme mon voisin du dessous jouait du trombone à coulisse, on faisait des bœufs à travers la fenêtre, ce qui était assez insupportable pour les voisins. Je me suis ensuite mis au banjo, un instrument plus discret, et je suis passé très vite à la guitare. A l’âge de 16 ans, on a déménagé dans un des premières cités de l’Ouest parisien, à Marly-Le-Roi, et j’ai rencontré d’autres jeunes mecs avec lesquels je jouais du jazz manouche.
Comme mon père en avait marre de voir que je ne bossais pas, il m’a donc trouvé une audition comme guitariste avec un mec qui n’était autre que Daniel Filipacchi, qui non seulement était le fondateur de Jazz Mag et de Salut Les Copains mais également directeur de production des disques Decca. Le directeur artistique était Eddie Vartan, le frère de Sylvie, et avec mon pote Alain Fournier on s’est vu proposer de rejoindre un groupe baptisé Les Pingouins. C’était le début des Chaussettes Noires, des premiers groupes de rock, et leur niveau ne nous semblait pas bien plus élevé que le notre. Je n’étais pas assez bon pour jouer du jazz, mais cette nouvelle musique me faisait moins peur. Les Pingouins n’ont pas connu de succès, et le groupe s’est séparé lorsque le chanteur est parti à l’armée.
Ton frère faisait quoi en attendant ?
Lui était entré à Radio France à 16 ans comme technicien, et comme mon père en avait marre de me sponsoriser il m’a forcé à trouver un job en m’encourageant à me présenter dans un petit studio qui cherchait un assistant. Je n’avais pas la moindre envie de faire le même boulot que mon père, mais comme c’était plutôt bien payé j’ai accepté le job en attendant mieux. C’était vers 63/64, pile à l’époque où la technologie a commencé à faire des pas de géant. J’y suis resté sept ans, jusqu’en 1970, et entre-temps on est passé du 2-pistes mono au 8-pistes stéréo, et le rock avait complètement changé au fur et à mesure de ces évolutions. Ce studio était très rudimentaire mais c’était très formateur, car en sept ans j’ai pu enregistrer toutes sortes de sons, des bandes-son pour les strip-tease jusqu’aux cours de langues… J’ai même fait un album en esperanto ! Tout ce qu’on peut mettre devant un micro, j’y ai eu droit… On avait acquis en quelques années la réputation du « meilleur studio de maquettes de Paris » mais il y avait une vraie frustration à voir ensuite les musiciens et les groupes filer au studio Davout pour refaire les choses au propre. Comme on ne faisait jamais de disques finis dans ce studio, j’en ai eu un peu marre au bout d’un moment…
Comment as-tu atterri au Château d’Hérouville ?
J’étais ami avec Pierre Lattès, un journaliste qui avait amené des musiciens de free-jazz au studio, notamment pour le label BYG de Jean Karakos. Quand j’écoutais les premiers King Crimson ou Led Zeppelin, je rêvais de pouvoir enregistrer des choses pareilles, avec un son aussi énorme, mais là où je végétais c’était impossible. Pierre m’a amené visiter un jour le studio du Château d’Hérouville qui appartenait à Michel Magne. A l’époque, Magne ne se servait du studio que pour ses propres enregistrements, mais il m’a parlé de son idée d’ouvrir le lieu à d’autres musiciens et d’en faire un studio résidentiel, où les groupes pourraient à la fois enregistrer leur album et séjourner sur place, ce qui n’existait nulle part dans le monde à l’époque. Ça m’a un peu titillé mais je n’y croyais pas trop. C’était loin de Paris, à 35 kilomètres, je ne voyais pas les musiciens se déplacer jusque là-bas, mais l’idée était séduisante.
Je suis retourné dans mon petit studio du VIe arrondissement et quelques semaines plus tard, Magne m’a appelé parce que Eddy Mitchell enregistrait à Hérouville et son producteur, l’anglais Glyn Jones, devait rentrer à Londres et il me proposait de terminer l’album. J’ai accepté d’y aller le soir après mon boulot, et c’est là que j’ai découvert la pièce du studio qui sonnait de façon incroyable. La console était pourrie mais le son était fantastique.
Qu’est-ce qui t’a convaincu finalement de rejoindre le studio ?
Le discours de Magne a été clair, il m’a dit qu’il ne pourrait pas me payer autant que dans mon précédent job, qu’il me donnerait la moitié du salaire, mais qu’on allait bien s’amuser. J’ai donné ma démission à mon patron, qui était consterné par ce choix. Il pensait que j’allais m’enterrer à la campagne et que ma carrière naissante allait être terminée. J’ai quand même relevé le défi et c’est l’inverse qui s’est produit : quelques mois plus tard débarquaient à Hérouville tous les premiers groupes pop français du début des années 70. Il y avait un vrai courant musical qui émergeait et ce studio correspondait exactement à ce qu’attendaient les musiciens.
Très vite également, les musiciens étrangers ont commencé à affluer au château…
C’est encore grâce au bagout de Michel Magne, qui a rencontré Bill Wyman à Saint-Paul-de-Vence quand les Stones enregistraient Exile on main street et l’a convaincu de venir faire un tour à Hérouville. Deux semaines après, il est effectivement venu et il a décidé d’enregistrer un disque pour un groupe obscur, Tucky Buzzard, puis un album de John Walker des Walker Brothers. Il nous a fait une pub fantastique auprès de ses potes et, six mois après, il n’y avait plus que des Anglais.
Comment Tony Visconti a-t-il commencé à s’intéresser à Hérouville ?
Je l’avais rencontré sur une émission de télé avec T.Rex, qui était également tournée à Hérouville, car le château était devenu un décor génial pour les émissions comme Bouton Rouge sur l’ORTF. Visconti a flashé sur le studio et il a décidé de revenir le mois d’après, toujours avec T. Rex, pour enregistrer un album, et il m’a choisi comme ingénieur du son. Le premier jour, j’étais super sûr de moi, j’avais tout mis en place pour l’enregistrement, mais lorsque Visconti a entendu le son que j’avais fait, il a trouvé ça horrible. Il a changé toute la disposition des instruments, des micros, et là j’ai pris une claque en entendant le son qu’on pouvait obtenir dans ce studio que je commençais pourtant à bien connaître.
Là, j’ai appris la relation qui devait s’instaurer entre un producteur et un ingénieur, l’ingénieur étant là pour devancer les désirs du producteur, en aucun cas pour se substituer à lui. J’ai énormément appris de choses à son contact, notamment l’empilage de couches de guitares sur Metal Guru, mais tout en faisant attention à rester à ma place. Je suis resté trois ans à Hérouville, mais auprès de tous les producteurs et les artistes qui ont défilé, j’ai plus appris qu’en dix ans de stage dans les meilleurs studios de Los Angeles.
C’est à cette époque que tu as fait ton premier album solo intitulé Ailleurs…
A force de voir des artistes enregistrer, je me suis pris au jeu et j’ai voulu moi aussi passer de l’autre côté de la vitre. J’ai donc fait cet album en huit jours, en essayant de concentrer toute la musique qu’on écoutait à l’époque, sans me rendre compte qu’il allait falloir ensuite faire de la promo, des télés, des concerts, ce qui n’était pas du tout mon truc. Ce disque m’a conforté dans l’idée que ma place était bien derrière la console, pas sous la lumière.
Pourquoi es-tu parti d’Hérouville en 1974 ?
Magne en avait marre de gérer le studio, il avait envie de se consacrer à sa musique, et il a eu la mauvaise idée de confier la gestion au patron du Studio Davout, Yves Chamberland, qui n’était franchement pas un rigolo. Mais surtout, il s’est rendu compte au bout de quelques mois que Magne ne lui avait pas communiqué les bons chiffres, que le studio était criblé de dettes et qu’il allait commencer à perdre beaucoup d’argent, au point d’entamer ses bénéfices de Davout. Un jour, il a arraché la console, il est parti avec et moi je suis arrivé le matin dans un studio qui ne pouvait plus fonctionner. Il n’y avait plus de clients, donc plus de salaires, j’ai décidé de partir à regret, parce que j’avais l’impression de quitter une bulle où je n’avais travaillé quasiment qu’avec des musiciens que j’admirais.
Quand je me suis retrouvé au studio Davout un matin avec Chantal Goya et Jean-Jacques Debout, j’avoue que la descente a été difficile. Pour éviter ça, je me suis mis en free-lance en occupant les studios la nuit, pour des séances plus confidentielles que celles de la variété française qui se déroulaient la journée. Je commençais à bien gagner ma vie en indépendant quand un ami à moi, Thierry Vincent, m’a proposé de m’associer à lui pour travailler au Studio Ferber, au moment où Julien Clerc, notamment, voulait changer de direction musicale. On a travaillé aussi avec Nougaro, on choisissait plutôt le haut de gamme comparé à Stone et Charden, Joe Dassin ou Claude François, et le son qu’on avait sur nos disques était très différent du son dominant de cette époque.
Quelles étaient tes influences à l’époque ?
Au milieu des années 70, j’étais fan de James Taylor et du son folk-rock américain. J’aimais aussi Eric Carmen, le premier disque solo de Ringo Starr, Richard Perry… La musique californienne m’attirait, j’ai même envisagé de traverser l’Atlantique pour aller tenter ma chance là-bas, mais ma situation familiale était trop compliquée. J’avais deux gamins, une femme qui détestait ce milieu, c’était difficile de partir dans ces conditions. Mais je n’ai pas de regrets, j’ai fini par y aller dans les années 90, comme j’ai fini par connaître les studios anglais qui m’intriguaient depuis mes débuts.
Le son Blanc-Francard va finir par exploser dans les années 80, où tu es devenu incontournable…
Il y a eu le studio Continental et les débuts du numérique, une débauche de matériel incroyable, il fallait faire du chiffre pour rembourser les consoles et les micros en leasing, mais j’ai constitué une clientèle qui m’a amené jusqu’à l’explosion des radios libres. Comme j’étais un de ceux qui avaient pris le plus de soin à travailler la stéréo pendant toutes les années où tout le monde s’en foutait parce que les radios périphériques émettaient en mono, on est venu me chercher quand il a fallu faire des mixes pour la FM.
Quelle est la recette du mix DBF ?
Des types venaient me voir en panique parce que leur mix ne sonnait pas. Je demandais toujours à écouter la maquette du morceau et immanquablement il y avait toujours dix fois trop de choses sur la bande par rapport à la démo. Mon boulot, c’était de commencer par éliminer le superflu. Sur cinq caisses claires, ce n’était pas compliqué d’en virer quatre et de garder la meilleure. Au bout de deux heures, jamais plus, les mecs entendaient leur chanson complètement nettoyée et ça sonnait. Ça ne m’est jamais arrivé d’être face à des pistes où quelque chose manquait, la peur du vide conduisait les musiciens à en rajouter toujours plus, et mon boulot consistait juste à enlever l’inutile. J’avais accumulé tellement d’expérience que j’avais fini par repérer d’emblée les bonnes chansons. Voyage Voyage de Desireless, qu’on m’a demandé de mixer en urgence parmi trois autres titres, personne n’avait remarqué que c’était un tube, ils ne voulaient même pas le sortir.
Ta position va presque devenir hégémonique dans les années 80…
C’était assez flippant, il m’arrivait de prendre mon petit déjeuner en regardant la télé et tous les clips français qui défilaient étaient des morceaux que j’avais mixés. Dans le Top 50, les morceaux sur lesquels j’avais bossé occupaient parfois les dix premières places. Le moment pour un producteur où les choses viennent naturellement, c’est lorsqu’on commence à avoir une écoute de fan de musique, et non une écoute de professionnel du son, et ça c’est assez long à acquérir. Il faut savoir retrouver ses sensations originelles, comme, pour ma part, lorsque le découvrais à 16 ans I’m Sorry de Brenda Lee, qu’interprète Valli sur mon album. C’est le genre de morceau auquel tu n’as vraiment rien envie de rajouter.
Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps, le début des années 90, pour devenir toi-même réalisateur ?
Parce que ça prend du temps ! Et que j’ai sans doute des exigences plus élevées que la moyenne. Un jour, mon fils ainé Hubert (alias Boom Bass, la moitié de Cassius) m’a dit qu’il voulait devenir producteur. Il n’avait que 14 ans et c’est ça qui l’attirait, mais je lui ai conseillé d’apprendre d’abord toutes les ficelles de ce métier, de travailler notamment en maison de disque pour savoir comment fonctionnait non seulement la production mais aussi le marketing, la promo, la scène, avant de prétendre à devenir producteur. Ceci dit, il y a deux façons d’être producteur, soit être vierge de tout et y aller à l’instinct, soit avoir une énorme technique. C’est comme un cuisinier, on peut se débrouiller en mélangeant de façon intuitive des ingrédients qui vous tombent sous la main, ça peut être incroyablement bon par miracle, mais ce sera très difficile à refaire. Pour le reste, si tu veux durer, il faut bosser.
Tu as donc commencé à produire à l’époque de Engelberg de Stephan Eicher…
J’ai écouté les maquettes qui étaient toutes guitare-voix, sauf Déjeuner en paix où il y avait une petite programmation, car Stephan à l’époque sortait de plusieurs disques où il était seul, entouré de machines. Je lui ai dit qu’il fallait faire cet album avec un groupe, et je lui ai soumis l’idée d’aller chercher les meilleurs musiciens de session, à savoir Manu Katché à la batterie et Pino Palladino à la basse. Son manager était pour, mais Stephan pensait que des musiciens aussi aguerris n’accepteraient jamais de jouer avec lui.
Par chance, il est parti pour faire la musique d’une pub, je crois, aux studios Real World, et il est tombé sur Manu et Pino ainsi qu’un troisième mec, et ils ont fait un bœuf ensemble. Il est revenu enchanté par cette rencontre et du coup il a accepté mon idée. Comme les mecs étaient les plus cher du monde, il fallait faire vite, donc on a fait ça en quatre jours, dans une configuration de concert et dans un vieux casino suisse désaffecté. Ça a donné un résultat tellement instantané qui a apporté une couleur inédite, à tel point que lorsque Pascal Nègre, qui était patron de Barclay à l’époque, a écouté Déjeuner en paix, il était déstabilisé. Il se demandait où était passée la chanson des maquettes. Il a d’ailleurs fait faire des remixes dans tout Paris et finalement les radios on joué l’original et c’est devenu un hit énorme.
L’aboutissement, j’imagine, c’était de posséder ton propre studio ?
Le déclic est arrivé en 1995, lorsque j’ai dû mixer chez moi le son du DVD de la tournée de Stephan Eicher en deux jours non-stop, parce que le temps pressait. J’avais un rhume infernal, je n’ai pas dormi pendant 48 heures, et en sortant de chez moi j’ai croisé ma voisine, qui m’a dit « Monsieur Blanc-Francard, mes enfants aiment beaucoup Stephan Eicher mais jusqu’à un certain point… » J’ai compris qu’il fallait que je me trouve un endroit à moi, où je puisse faire mon boulot sans embêter personne.
Comme, à la même époque, mon fils Hubert commençait à bosser sur le nouveau MC Solaar, mon autre fils Mathieu (alias Sinclair) préparait son album, on s’est dit qu’on pouvait trouver un lieu où on partagerait le loyer et où chacun possèderait sa pièce pour faire ses productions. Il n’y avait pas l’intention, au départ, d’en faire un studio commercial. Je connaissais l’endroit, qui s’appelait à l’époque le Studio de l’Oncle Sam, où j’avais déjà bossé avec Daho notamment, et le proprio ne s’en sortait plus, le studio était tombé en ruine et plus personne n’y venait. Comme il était propriétaire du local, je lui ai conseillé de vendre tout son matériel, qui était de toute façon dépassé, et de nous louer l’endroit vide pour qu’on puisse installer chacun nos machines, dans l’esprit des home-studios qui fleurissaient à ce moment-là.
Tu te sentais dépassé à l’époque ?
Ce sont surtout les autres qui pensaient que je prenais ma retraite en m’enfermant dans une cave avec du matériel semi-professionnel comparé à celui des grands studios comme Davout ou Plus XXX. Mes collègues étaient donc assez condescendants, avant que certains artistes ne visitent le studio et se rendent compte que ce n’était pas une simple pièce avec un laptop. Les grands studios, devenus trop chers, ont commencé en revanche à fermer car la clientèle n’était plus là, tandis que nous on représentait encore un système abordable, adaptable à la crise du disque qui commençait à se faire sentir. Au fil du temps, l’équipement du studio s’est étoffé, on a su updater le matériel de manière à reste compétitifs mais sans se lancer dans des investissements hasardeux. On travaille au forfait, en général il faut quatre semaines pour un album, une pour les prises, une pour les overdubs, une pour les voix et la dernière pour les mixes. Au-delà c’est pour ma pomme. Ça nous arrive aussi de travailler quasiment gratuitement pour un artiste qui démarre car c’est un investissement pour l’avenir. Si le mec est content il reviendra au studio pour les disques suivants.
L’album de Camille, Le Fil, a été un tournant pour le studio Labomatic ?
C’est en tout cas l’un de mes meilleurs souvenirs. Elle a débarqué avec les maquettes de son disque enregistrées sur un vieux PC, à côté d’une machine à laver qui faisait un bruit d’enfer. Elle a mis son CD pour me faire écouter, et pendant quarante minutes j’ai eu l’impression de décoller de cette planète et de me retrouver totalement ailleurs. A la fin, je lui ai dit “bravo, je ne comprends rien mais je me suis laissé transporter.” Elle m’a expliqué le concept et j’ai trouvé ça brillantissime. Ce qui était compliqué, c’était de ne pas saccager ce qu’il y avait sur ses maquettes qui étaient uniques. On a gardé beaucoup de choses des démos, en rajoutant des pistes mais sans dénaturer le truc originel qui était très puissant. Avec mon expérience, j’ai tendance à privilégier la nouveauté improbable, parce que tout ce qu’on présente souvent comme évident, destiné à cartonner, se vautre la plupart du temps. J’aurais pu très bien gagner ma vie ne serait-ce qu’en prenant 5 % des économies que j’aurais pu faire faire à des maisons de disques qui se sont ruinées dans des projets sans intérêt.
Tu n’as jamais été tenté par le métier de directeur artistique ?
Surtout pas ! La survie pour moi a été de toujours rester le long de cette industrie, mais jamais dedans. Je me suis toujours senti parfaitement à ma place en restant derrière ma console, et j’ai suffisamment bien gagné ma vie pour satisfaire la demande qui était la mienne lorsque j’ai commencé il y a plus de cinquante ans.
It’s a Teenager Dream (Parlophone/Warner)
Le livre du même nom, écrit avec Olivier Schmitt, paraît aux éditions Le Mot et le reste.
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