Kraftwerk n’a décidément pas eu de chance. Le groupe a perdu son procès le mois dernier, alors qu’il poursuivait une rappeuse pour un sample utilisé sans autorisation. Pourtant, le droit d’auteur s’applique généralement de manière stricte dans ce type d’affaires. Petit retour historique sur cette pratique courante de la musique hip-hop et techno, au coeur de troubles judiciaires.
Après un marathon judiciaire de 20 ans, c’est l’échec pour Kraftwerk. Tout commence en 1997, quand les membres du groupe Ralf Hütter et Florian Schneider-Esleben reconnaissent la percussion d’une chanson pop, Nur Mir de Sabrina Setlur. Pour eux, ça ne fait pas de doute. Ce rythme de quelques secondes qui se répète tout le long du morceau est un sample, un extrait musical tiré de leur titre Metall auf Metall.
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Au début, les choses se profilaient plutôt bien pour le groupe électro. L’utilisation non autorisée d’un sample tombe sous le coup de la loi sur le droit d’auteur. C’est pourtant en défaveur de Kraftwerk que la justice allemande a tranché mardi 31 mai, au nom de « la liberté artistique ». Le sample en question était court, et difficilement reconnaissable, des facteurs pris en compte par la cour constitutionnelle allemande. Il est vrai que pour reconnaitre le sample de Metall auf Metall dans le morceau Nur Mir, il faut avoir l’oreille au moins aussi affutée que celle des deux musiciens de Kraftwerk.
Le jugement reste malgré tout inhabituel, et ce revirement donne beaucoup d’espoir aux acteurs de la musique hip-hop en Allemagne, qui espèrent que le « jugement du sample » fera jurisprudence. Mais le monde de la musique ne sera sans doute pas bouleversé par le jugement Kraftwerk, selon Pierre Lautier, avocat spécialisé en droit de la musique, pour qui les Etats-Unis ou même la France « se fichent pas mal de ce qu’il se passe en Allemagne ». Aussi parce le droit d’auteur s’applique de manière de plus en plus stricte aux samples, et ce peu importe leur longueur, depuis la naissance de cette pratique.
Un hommage à la musique noire américaine
Le sample commence à se propager dans la musique populaire au début des années 1980 lorsqu’il remplace peu à peu les musiciens qui jouent le break, le rythme du morceau, dans la musique hip-hop. La question du copyright des samples est désormais au coeur de débats juridiques. Comment juger en droit une pratique qui est à la base d’un genre musical sans limiter les possibilités artistiques de celui-ci ? Aux débuts du hip-hop pourtant, la question des droits d’auteurs ne se posait presque pas, selon Yann, du blog Samples.fr.
« Les échantillonneurs (ces machines qui permettent de créer des morceaux de musique en utilisant des samples) sont apparus au début des années 80 et ont complètement démocratisé le sampling. Comme souvent la technologie a révolutionné une industrie, et les lois sont arrivés quelques mois, voire quelques années après. »
L’avocat Pierre Lautier estime qu’ »avec la naissance du hip-hop, il y a eu une transmission entre générations du patrimoine de la musique noire américaine, avec une tolérance de fait ». Les poursuites en justice n’étaient alors pas courantes, même pour les artistes très samplés, comme Clyde Stubblefield, le batteur de James Brown, alias le « Funky Drummer ». « Le break de batterie du morceau ‘Funky Drummer’ a été samplé des centaines de fois dans le hip-hop raconte Yann. Je pense que certains artistes, Clyde Stubblefield en tête, voient ça comme un hommage, mais les maisons de disques et les ayants droits de ces artistes ne l’entendent pas de la même façon! »
Difficile, par contre, de savoir quand les déboires judiciaires ont commencé pour les utilisateurs de samples. Yann évoque le cas du groupe Sugarhill Gang, qui a samplé toute la ligne de basse de Good times de Chic. « Nile Rodgers et Bernard Edwards du groupe ont menacé de porter plainte au début des années 80. L’histoire s’est terminée par un arrangement à l’amiable, toutes les royalties de Rapper’s Delight vont désormais à Chic. »
C’est aussi lorsque le tube Pump up the volume du groupe MARRS est arrivé dans le top 10 des ventes au Royaume-Uni, en 1987, que la question du droit d’auteur s’est posée différemment. Le morceau contenait dans sa version originale pas moins de 26 samples, dont un provenant du hit Roadblock du trio de compositeurs et producteurs Stock Aitken & Waterman (SAW). La distribution a été interrompue le temps que les labels trouvent un accord.
« Tous les gens aux Etats-Unis, les gens du hip-hop, étaient flattés d’avoir leurs sons samplés déclare John Fryer, co-producteur du morceau à Soundonsound. Mais lorsque Stock, Aitken et Waterman (…) ont décidé de nous poursuivre, à partir de ce moment un bon nombre d’artistes américains ont pensé ‘bon, si ils les poursuivent, on va le faire aussi’ »
Créditer les samples pour éviter de perdre des revenus
La « tolérance » n’a donc pas résisté aux histoires de gros sous. La question des droits d’auteur se profile au même moment où les titres contenant des samples commencent à générer de l’argent, et que les procès commencent à être rentables. Les années 1990 marquent le temps de nombreuses négociations houleuses sur des samples (impliquant les Beastie Boys ou De La Soul par exemple) et des premières décisions de justice. Le chanteur Gilbert O’Sullivan remporte alors son procès contre le rappeur Biz Markie qui avait samplé le titre Alone again (naturally), ce qui a été considéré par la justice américaine comme une violation du droit d’auteur. Le jugement a été suivi dans son application la plus stricte en 2005 avec la condamnation du groupe de rap N.W.A pour son sample du groupe Funkadelic sur le titre 100 miles and running, même si le sample en question était court (2 secondes !) et peu reconnaissable.
De fait, la menace de poursuites en justice suffit à instituer des accords systématiques entre majors pour obtenir les droits d’auteur des samples. « Tirer les samples » est devenu une pratique courante, un passage obligé pour sortir un album d’après Mathieu Pinaud, directeur promo du label Pias :
« A partir du moment où tu sors de la musique t’as pas trop envie que ce que tu vas en générer comme revenus soit pompé dans un procès parce qu’un sample n’a pas été clearé. Si on travaille avec des groupes qui utilisent le sample, forcément il va y avoir un dialogue sur le sujet avec eux. L’objectif est pour tout le monde de ne pas se retrouver avec des galères judiciaires par la suite. »
Pour l’avocat Pierre Lautier, le processus est simple : « Il y a de fait peu de jugements car tout se règle à l’amiable. Les majors ont l’habitude de se donner les autorisations tout le temps, d’être partenaires sur les projets (duos, etc). La communication entre les majors est importante et tout se règle de manière assez fluide. »
Dans ce système bien réglé, il y a quand même parfois des couacs. Le groupe The Verve a par exemple perdu tous les droits d’auteur de la chanson Bitter Sweet Symphony au profit de Mick Jagger et Keith Richards. La formation britannique avait utilisé un sample provenant d’une reprise du titre The last time des Rolling Stones par un orchestre symphonique.
Un îlot de liberté dans la musique techno indépendante
Il ne serait donc jamais possible d’utiliser un sample sans autorisation et sans créditer les compositeurs du morceau samplé ? A priori non, mais cela dépend du milieu musical dans lequel on évolue. La tolérance persiste aujourd’hui dans les milieux les plus indépendants, analyse l’avocat :
« On peut distinguer un gros marché un peu mainstream où les samples sont tirés en créditant les compositeurs du sample sur la chanson, cela se fait entre majors ou gros indés. Et il existe un second marché, dans le milieu du hip hop underground ou de la techno, où il y a un laisser faire. »
Les déboires juridiques sont rares entre compositeurs de techno underground. Au point que certains d’artistes, mêmes reconnus, ne sont pas inscrits aux sociétés de gestion collective, ces organismes qui perçoivent et répartissent les droits d’auteurs.
Mais parfois, les artistes underground se laissent surprendre. C’est le cas par exemple de Baauer, le DJ à l’origine de la fameuse musique du Harlem Shake, au coeur d’un meme il y a trois ans, qui ne s’attendait pas à ce que son titre rencontre autant de succès. La phrase du début « con las terroristas » venait d’un titre du chanteur de reggaeton Hector Delgado. Baaeur avait trouvé le simple sur internet et ignorait sa provenance. Et le fameux « do the Harlem shake » est prononcé par Jayson Musson, un rappeur qui a donné sa bénédiction au DJ, le remerciant de « faire quelque chose d’utile avec notre musique ennuyeuse » d’après le New York Times.
Les deux labels se sont lancés dans des négociations pour obtenir des compensations, au point que Baauer expliquait en 2013 dans une interview à Pitchfork qu’il « n’avait toujours pas reçu d’argent » pour ce titre téléchargé des milliers de fois. Il n’avait jusqu’alors pas pensé à obtenir les droits des samples utilisés dans le morceau. La raison ? Il confiait dans la même interview : « J’étais dans ma putain de chambre ».
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