Longtemps, et encore, associé au cadre fantasmatique de ses traditions ancestrales, le Japon a connu en même temps que l’Europe un processus de modernisation à la fin du 19e siècle. L’historien Pierre-François Souyri éclaire la force et la singularité de cette modernité japonaise mal connue dans un essai important, Moderne sans être occidental.
Si le concept de modernité est longtemps resté associé à l’histoire occidentale, dont elle prétendait avoir été le berceau, une nouvelle génération d’historiens, porteuse de nouveaux outils de réflexion et de nouvelles archives, reformule ce postulat depuis plusieurs années. Nous en avons fini avec ce que Jack Goody appelait le « vol de l’histoire » opéré par les Européens : l’histoire de la modernité ne peut plus se résumer à la montée en puissance de l’Europe et à l’occidentalisation du reste du monde. L’Europe a cessé d’être la mesure de toutes choses. L’histoire globale en vogue s’attache ainsi à produire des histoires croisées, connectées, métissées qui incitent à repenser les manières habituelles de pratiquer la généralisation et la comparaison. La modernité occidentale n’est au fond que l’aspect singulier d’un phénomène global mondial.
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Le modèle japonais
Le Japon semble un cas paradigmatique pour repenser notre modèle de modernité, à l’aune de sa propre histoire, complexe, riche, beaucoup moins figée dans ses paradigmes anciens comme l’ont postulé des générations successives d’historiens occidentaux depuis le 19e siècle. Le nouvel essai, brillant et érudit, de Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental, aux origines du Japon d’aujourd’hui, éclaire précisément combien la modernité ne fut pas un privilège européen. « En contestant notre monopole de la modernité, en se construisant finalement très tôt comme une modernité non occidentale, le Japon nous conduit inévitablement à nous repositionner, à reformuler nos questionnements, à déplacer nos catégories de pensée, à désenclaver nos univers », écrit l’historien, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, aujourd’hui professeur à l’université de Genève.
Ce que l’auteur identifie, ce sont les multiples agencements singuliers qui au Japon, dès les années 1880, au début de l’ère Meiji (1867-1912), ont permis l’éclosion d’une forme de modernité, à la fois proche et distincte de la modernité occidentale qui s’affirmait à la même époque. Cette modernisation fut aussi une marche vers l’affirmation de l’Etat-Nation, vers le progrès technique et le développement économique. A de nombreux égards, elle prit la forme d’une occidentalisation, dans les manières de faire et de penser. Ce mouvement modernisateur est issu des « profondeurs de la société japonaise elle-même« , constate Souyri. Il n’est pas un objet d’importation. A partir de 1868, les transformations de la société japonaise s’accélèrent, à travers divers mouvements politiques et associatifs, qui aboutissent à des réformes en 1871.
L’idée des droits de la personne humaine s’invente au Japon
Ce qui se joue dans ce processus de sortie de la société féodale et de l’ordre des samouraïs ressemble à ce qui se passe en Europe : apparition de partis, mise en place d’assemblées délibérantes, création d’un système scolaire obligatoire, industrialisation de l’économie, revendications pour les droits des femmes…. Sous la pression du mouvement pour la liberté et les droits du peuple, l’idée des droits de la personne humaine s’invente au Japon. Le débat qui mobilise les énergies dans les vingt premières années de Meiji porte ainsi principalement sur l’élargissement des droits du peuple : le partage du pouvoir, le droit de vote, la volonté d’imposer des organes de représentation… Quasiment au même moment qu’en Europe, surgit ainsi l’aspiration révolutionnaire à l’autonomie du sujet dans la société japonaise. C’est-à-dire le motif central de toute l’histoire de la modernité occidentale. De sorte que « la modernisation japonaise avance selon un rythme qui n’est ni décalé ni en retard par rapport à l’Occident ».
Ce que démontre finement Pierre-François Souyri, c’est qu’au fond cette modernisation japonaise a autant fonctionné comme anti-occidentalisation que comme occidentalisation. « Elle fut autant une réaction à la domination de l’Occident que son acceptation. » Car, entrelacée aux concepts des Lumières occidentales, une tradition du refus persiste aussi dans les classes dirigeantes, happées par les traditions ancestrales de la société féodale. « Les gouvernants ont joué sur les réflexes conservateurs pour puiser dans les idéologies structurées depuis l’époque d’Edo les moyens de construire une nouvelle idéologie officielle moderne s’inspirant de la morale confucéenne », souligne l’auteur.
S’identifier sans s’assimiler
Une tension définit donc le mouvement de la société japonaise dès la seconde moitié du 19e siècle. Continuant à s’inspirer de la civilisation occidentale pour moderniser et industrialiser le pays, les Japonais ont tenté en partie de s’identifier aux Occidentaux, tout en refusant l’assimilation à l’Occident. Cette révolte contre l’Occident a pris par exemple la forme d’un nationalisme culturel, le « nipponisme ».
La force de l’analyse de Souyri tient à sa manière de suivre rigoureusement cette ligne de crête, faite d’agencements singuliers et d’influence multiples, sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre. Ce qu’identifie l’auteur, c’est un bricolage idéologique permanent, ajusté à un rythme du temps fait de moments d’accélération et de blocages entremêlés. La modernisation se construit au Japon « comme un processus continu fait de bonds irréguliers », souligne-t-il. « La pensée japonaise ne s’inscrit jamais dans on ne sait quelle immobilité ou intangibilité, mais fait l’objet de réappropriations multiples à usages divers ». Ce grand livre nous éclaire ainsi autant sur le long aveuglement occidental, pris dans le piège de son ethnocentrisme et de son sentiment de supériorité historique, que sur la richesse de l’histoire japonaise elle-même, traversée de flux et de reflux, avançant à pas de loup vers l’horizon de la modernité, qu’elle incarne autant que l’Occident, à l’écart de l’Occident.
Jean-Marie Durand
Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental, Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Gallimard, 490 p, 25 €)
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