De par sa forme même, l’écriture du rap est liée depuis toujours à celle de la poésie. Et à y regarder de plus près, l’histoire des deux arts, leurs évolutions (et révolutions) internes, suivent également un chemin similaire. Tout particulièrement en France, pays de la modernité poétique et deuxième producteur mondial de hip-hop.
Mise en ligne le 19 mai par le webzine américain Vox, la vidéo a beaucoup tourné entre amateurs de rap. Brève analyse technique de l’évolution de l’écriture du hip-hop U.S, elle a l’avantage de rappeler qu’il s’agit bel et bien d’un art complexe et soumis aux mêmes bouleversements que toute autre pratique artistique. Résonne alors une autre histoire, celle qui s’en rapproche évidemment le plus : celle de la poésie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et plus spécifiquement celle des révolutions modernes de l’art poétique, condensées en une époque très courte au vu de l’ancienneté de la poésie, mais durant laquelle les bouleversements technico-spirituels furent si nombreux et si radicaux qu’ils constituent désormais l’essentiel de la mémoire poétique collective. Cinquante années seulement se sont écoulées de Hugo et Baudelaire au Surréalisme en passant par Rimbaud. De MC Solaar à PNL, vingt ans. Et même si on s’exporte, le hip-hop tel qu’on le connaît aujourd’hui trouve ses origines dans le milieu des années 80, et sa source ultime dix ans plus tôt avec le groupe The Last Poets (au nom déjà significatif). Cinquante ans donc, en étant le plus large possible.
MC Hugo ou le romantisme
C’est alors que l’analogie franco-française, lorsqu’on la provoque et l’observe, apparaît encore plus pertinente. L’occasion de comparer les deux Histoires de façon bien évidemment non exhaustive et forcément un brin subjective. Si l’on se limite donc aux grands noms et grandes dates du rap, comme on le fait avec la poésie dès lors qu’il s’agit d’analyse historique de moins de 500 pages, MC Solaar s’impose à tous comme l’indéniable origine française. Le rappeur-poète, comme on l’appelle d’ailleurs depuis toujours, a directement ancré l’écriture du morceau de rap dans une logique qualitative et technique obligeant les plus sceptiques, dès 1991, à la comparaison avec l’art poétique, et définitivement en 1994, lorsque sort Prose Combat.
Le génie d’alors du premier grand MC français, aussi brillant soit-il, reste cependant un des premiers du genre, et ne peut donc être considéré comme proprement révolutionnaire. L’écriture de Solaar se nourrit d’une science de l’exactitude, d’une provocation très dosée (et limitée à l’acceptable), d’une volonté de démocratiser le charme de l’odeur de la rue plutôt que d’en accentuer les relents de pisse. De Caroline à Da Vinci Claude, MC Solaar restera toujours ancré dans une forme brute de romantisme, mouvement poétique dont le représentant ultime fut un certain Victor Hugo. Le titre de son recueil majeur, Les Contemplations, correspondrait d’ailleurs parfaitement à l’œuvre complète de Solaar. Et là où le poète se savait dernier grand classique et ouvrait la voie à la modernité qui allait (très bientôt) tout changer, le rappeur, lui, se sait le premier et, tout en ouvrant également la voie, ne pouvait dépasser cette condition.
La Rumeur baudelairienne
C’est alors, une fois le classicisme consommé, que l’histoire se complexifie toujours, les considérations historiques ont pris l’habitude de forcer les traits de réalités bien moins linéaires que ce qu’en racontent les analyses a posteriori. La modernité ne s’impose à chaque fois, et en tout art, que par éclats discontinus, par coups de génie soudains, isolés ; bien plus que par une sorte d’évolution darwinienne qui se passerait naturellement d’artiste en artiste comme on se passe un relais. Ainsi, il y a plus de modernité au sens strict dans les poèmes de Rimbaud que dans ceux de Reverdy, qui composera pourtant l’essentiel de sa très belle œuvre un demi-siècle plus tard et sous la vigilance du surréalisme. De la même manière, le groupe Lunatic (les débuts de Booba) avec le morceau culte Le Crime paie en 1996 est intrinsèquement plus moderne que tout ce que La Rumeur produira quelques années plus tard.
L’intention artistique de La Rumeur est en effet très proche de celle de Baudelaire, en cela qu’il s’agit de respecter les anciens et leur savoir-faire mais d’y apporter un génie technique hors du commun, une intelligence analytique radicale, un champ lexical élevé et une symbolisation de la thématique urbaine ; le tout en étant idéologiquement et formellement lié aux poètes de la négritude tel que Léon Gontran Damas. « Je me ris du hasard mais jamais du destin », écrivait ce dernier et aurait pu rapper La Rumeur et leur sophistication underground qui restent cantonnée à ce superbe mais utopique refrain datant de 2007 : « On sait où dorment les calibres / Quelque part dans nos paroles, ces armes en ventes libre. »
https://www.youtube.com/watch?v=EEgt1rrIP2E
Ceci dit, La Rumeur reste et restera toujours un des meilleurs si ce n’est LE meilleur groupe que le rap français a pu connaître. En cela, encore une fois, le groupe est à rapprocher de Baudelaire. Aucun poète sérieux, aussi moderne et révolutionnaire fut-il, n’a jamais dénigré le grand Charles, son idéalisme et sa perfection formelle. Et aucun rappeur sérieux ne crache sur La Rumeur, leur écriture géniale et leur droiture politique, même s’il faut alors rappeler le haut niveau d’étude de chaque membre du groupe, très inhabituel, et la problématique d’une intelligence conceptuelle paradoxalement déconnectée de la réalité qu’elle veut défendre.
Le Duc aux semelles de vent
Parce que dans la rue les armes ne sont pas des paroles (du moins pas que), répondent Ali et Booba (Lunatic) dix ans plus tôt. « Braquer un p’tit con avec un 3.5.7 Python / Puisqu’on est jeune, profitons ». Les armes en vente libre sont d’abord des armes. Et le langage n’est pas élevé, il est riche, ça c’est certain, mais spécifique, argotique, inventif et violent, salé d’un vocabulaire aux sonorités d’origines diverses et profondément nouvelles pour l’oreille hexagonale. Et lorsque Booba, lui tout particulièrement, commence à mixer ce tout là de façon bien plus nette que n’a pu le faire NTM avant lui, l’écriture du rap français esquisse alors sa première révolution. Le romancier Thomas Ravier parlera de l’introduction de « métagore » (métaphore/gore). Mais lorsque l’on place B2O sur la carte du rap français en pensant à celle de la poésie, c’est à une sorte de Rimbaud que l’on fait face.
De fait, le style d’écriture du Duc de Boulogne est très semblable à celui du poète aux semelles de vent. Et tout particulièrement en qui concerne la multiplication presque obsessionnelle de néologismes audacieux aux allitérations elles-mêmes pour le moins audacieuses, puisque souvent créées de toutes pièces. Rimbaud et Booba représentent le même apport à leurs arts respectifs : l’introduction d’une liberté la plus absolue possible, qu’elle soit éthique ou créative. Dans une interview donnée l’année dernière aux Inrocks B2O se définissait comme « anarchiste antisocial ». Du pur Rimbaud.
Cadavre du surréalisme
Encore une fois comme la poésie, le rap va pourtant, parfois, s’extirper de ces problématiques toxiques et devenir aérien, fou. Surréaliste. Le meilleur exemple reste l’album Cadavre Exquis (2002) du collectif « L’armée des 12 » principalement composé de TTC et La Caution. Un délire couleur fluo, un long trip à la drogue dure, une merveille d’écriture collective où le sens n’est qu’une option, seuls les sens comptent. Le treizième titre de l’album, Helium Liquide, est assurément un des plus fous et des plus beaux textes de la littérature française.
Comment, en écoutant Tekilatex chanter ‘Le rythme de mes pulsations m’indique que j’ai enfin atteint la civilisation / Et cette onde chaude dans mon estomac / Provoque un effet érotique dans lequel se noient / Toutes les nymphes dont le regard croise mon aura », ne pas penser à Lautréamont et son fameux : « Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicales postérieure […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! »
Vive la vie
Cet album aussi clé qu’unique en son genre, comme peuvent l’être ces recueils que les chercheurs et autres poètes gravent définitivement dans l’Histoire une fois celle-ci passée, s’inscrit, à l’image des Chant de Maldoror de Lautrémont (particulièrement isolé dans l’Histoire de la poésie) dans une période floue du rap français. Il en va ainsi de tous les arts, lorsque la maturité pointe son nez, lorsque les règles ne sont plus des règles, s’ensuit toujours le temps du doute, des tests, des divisions.
La décennie 2000-2010 sera aussi prolifique qu’éclatée. Alors que Booba est sur son nuage rimbaldien et que La Rumeur fait des merveilles dans un genre qualifié de « rap conscient », plusieurs autres mouvements s’affirment. Un rap dit « hardcore », inspiré du Gangsta US, et que la Mafia K’1 Fry, dont Rohff est issu, représentera tout particulièrement en 2003 avec le morceau Pour Ceux dans lequel on peut entendre un « Lève ton majeur bien haut si tu m’sens v’nir » faisant penser à « Qu’il vienne celui qui se dit semblable à moi, que je lui crache à la gueule » du fameux poète-boxeur (et meurtrier, peut-être, dit la légende) Arthur Cravan, dans les années 1910.
Outre le slam, un rap plus alternatif émerge alors dans un style plus proche de celui de L’Armée des 12. En 2004 sort l’album Vive la vie du versaillais Fuzati (Klub des Loosers), dont le flow plat, l’écriture presque prosaïque et l’ironie constante, en plus de l’introduction du hip-hop dans la banlieue bourgeoise, fera date et contribuera à élargir la pratique du rap. On pense surtout à Orelsan ou au groupe 1995, dans lequel Nekfeu a débuté.
Quitte à parfois tomber dans une glorification maladroite de l’écriture, comme en témoigne le clip Nique Les Clones, Pt II, de Nekfeu, dans lequel le texte est mis en avant. Le texte, justement : « Pour ne pas qu’on se moque de moi, je bouquinais en cachette pendant que les gamins de mon âge parlaient de voitures / Un des gars de l’époque bicravait des Armani Code / Et, un beau jour, il a ramené une arme à l’école » semble commettre la même erreur que celle dans laquelle s’est enfoncée la poésie contemporaine : séparer ceux qui lisent et écrivent de ceux qui vivent de la rue et de ses « codes ». Les plus grands rappeurs, les plus grands poètes, ont toujours été les deux à fois. C’est leur force. Un équilibre que la poésie a perdu…mais que le rap a tout de même globalement conservé. Voire sublimé, depuis 2015, avec le choc PNL.
Après la poésie : PNL
Le duo que forment Ademo et N.O.S s’inscrit indéniablement dans la continuité de Booba. C’est un peu comme si ce dernier n’avait plus à se battre pour être ce qu’il est, un peu comme si le banlieusard pouvait enfin affirmer son humanité totale : entre muscle à faire saillir par prévention et spiritualité contemplative, aidé par le temps qui, fatalement, est passé. Cette cohabitation constante – plus phénoménale qu’elle n’y paraît et soutenue par une utilisation nébuleuse du vocoder (que Booba a largement contribué à démocratiser), mais surtout par une écriture rafraîchissante aussi subtile que coup de poing – a cela de particulier que pour la première fois peut-être, la poésie et sa riche histoire viennent d’être dépassées.
Cet équilibre, ce mélange entre qualité éternelle, innovation réelle et accessibilité populaire, voilà l’étape manquante d’une poésie française qui s’est renfermée sur elle-même, qui ne sait plus parler au grand-public, et ne peut donc plus rien inventer de significatif et encore moins révolutionner quoi que ce soit. Le rap a réécrit l’Histoire de la poésie pas à pas en passant lui aussi par un surréalisme ravageur, des conflits éthiques (ou égotiques) internes et des choix artistiques radicalement opposés.
À la différence près que le rap, lui, ne s’est pas arrêté, ni de créer de nouveaux modes d’expression, ni de parler au peuple.
{"type":"Banniere-Basse"}