La ressortie en salles du chef-d’œuvre de Tarkovski incite à défricher les terres dévastées du cinéaste soviétique.
Adaptant avec les frères Boris et Arkadi Strougatski leur roman d’anticipation Pique-nique au bord du chemin, Tarkovski s’est évertué à en gommer la dominante futuriste pour en faire un trek métaphysique : un passeur nommé le Stalker guide un professeur et un écrivain dans un territoire interdit, surveillé par l’armée, qu’on surnomme la Zone depuis qu’une météorite ou bien des extraterrestres l’ont rendu dangereux, mortel. Ils tentent l’aventure car au sein de la Zone se trouve une “chambre”où les rêves les plus fous sont censés se réaliser.
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Envisageant d’abord le tournage en Asie centrale (à Isfara au Tadjikistan), Tarkovski se ravisera et filmera l’essentiel des extérieurs en Estonie, à Talinn, notamment dans une ancienne centrale électrique désaffectée. Le tournage dura environ deux ans, 1977-78, au cours desquels l’essentiel de ce qui avait été filmé pendant six mois fut perdu, puis recommencé à zéro, avec un nouveau scénario et un autre chef opérateur. Et dans l’intervalle, Tarkovski fut victime d’une crise cardiaque.
Celui-ci tira profit, si l’on peut dire, de tous ces bouleversements, pour dépouiller le film de toute référence à la SF, et pour transformer le Stalker, à l’origine simple voyou, en idiot mystique à la Dostoïevski. Ce qui n’était au départ qu’une simple épopée post-apocalyptique est devenu une quête existentielle dans la lignée des les autres films de Tarkovski,pour la plupart fondés sur la recherche du sens et de la transcendance, en opposition avec le matérialisme politique et industriel de son époque.
Voici cinq raisons de découvrir ou de revoir ce film à part :
1. Il réapprend la lenteur
Stalker est un film à suspense, mais c’est tout sauf un film d’action. Une œuvre énigmatique dès le départ, qui prend son temps pour avancer, tout comme le Stalker et ses acolytes, qui n’emploient jamais la ligne droite (“Trop dangereux !”). Non seulement le film est lent, mais les personnages font de longues haltes au cours desquelles ils somnolent et débattent de sujets philosophiques ou éthiques.
Si on a célébré les vertus de laslow food, par opposition au fastfood, on peut aussi réapprendre la lenteur grâce à Tarkovski. Son cinéma nous permet de regarder et de sentir en toute liberté, sans avoir à se soucier d’une quelconque finalité, en oubliant toute précipitation. La quête des héros de Stalker est tout simplement le sens de la vie. Ils s’attendent à sortir de leur misérable condition humaine grâce à cette expérience indicible. Donc, aucune raison pour se presser.
2. Il réinsuffle la croyance dans le cinéma
Toute l’histoire repose sur des postulats, des affirmations du Stalker, conteur dans le conte. Tout tient sur sa parole, sur son affirmation que la chambre exauce les désirs les plus fous. Le Stalker prétend également que si l’on ne suit pas ses procédures, on risque sa vie. De toutes ces affirmations et avertissements, rien ne sera confirmé ni infirmé. Un des protagonistes en fait d’ailleurs la remarque à un moment, se demandant si tout cela n’est pas un bluff. D’où la beauté du film, qui fait vibrer et frémir au diapason des personnages, mais sans jamais fournir aucune preuve que toute cette inquiétude soit fondée.
Aucun indice, aucune manifestation surnaturelle, à part les pouvoirs télékinésiques de la fille du Stalker –périphériques au récit. Malgré cela on est tenu en haleine de bout en bout. A chaque détour du chemin, on se demande ce qui va survenir. En cela, le Stalker, joué par le très habité Alexandre Kaïdanovski, est fort convaincant. Le film agit sur nous et nous change. Le film c’est la Zone, la Zone c’est le film : un écrin fermé et intime où tout semble possible et imaginable.
Chaque vision du film constitue une nouvelle expérience [spoiler : je me souvenais de la sonnerie de téléphone résonnant dans la Chambre comme un coup de tonnerre dans le silence. A la revoyure, cela n’a produit pas le même effet. La sonnerie surprenait moins que la bombe qu’amorce (puis désamorce) le Professeur]. Tarkovski a le génie de ne pas offrir de résolution. Shyamalan, lui, aurait à coup sûr terminé par un twist fatal remettant tout en question. Le genre de gimmick aussi réducteur que rationnel dans lequel Tarkovski ne tombe jamais.
3. Il annonce Tchernobyl
C’est la tarte à la crème, mais c’est tellement évident qu’on ne peut pas le passer sous silence : Stalker annonce la catastrophe de Tchernobyl avec près de dix ans d’avance, lorsqu’il décrit un territoire interdit, des bâtiments abandonnés, fermés au public suite à un phénomène à la toxicité mortelle. Comme dans le film, un vaste espace autour de la centrale ukrainienne dévastée est nommé la Zone. Et comme dans le film, des tour-opérateurs effectuent des visites guidées des décombres pour touristes en mal de sensations.
Dans un sens plus large, le film est également prémonitoire du délitement de l’Union soviétique et de ses structures politiques et sociales. Un jeu vidéo, Stalker, shadow of Chernobyl, créé de façon assez opportuniste mais éloquente, fait carrément l’amalgame entre la centrale dévastée et le film.
4. C’est une extraordinaire expérience sonore
Comme la plupart des films non tournés en France ou dans les pays anglo-saxons jusque dans les années 1980, Stalker a été doublé et bruité de A à Z. Une pratique abandonnée aujourd’hui, où le son direct est devenu presque la norme. Elle avait pourtant des vertus de stylisation et un grand potentiel esthétique et dramatique. Les sons sont reconstitués, filtrés, conçus en syntonie avec la musique planante et synthétique de Edouard Artemiev, proche de certaines B.O. électroniques de films d’aventure de l’époque, comme Aguirre, la colère de Dieu (PopolVuh), ou Le Convoi de la peur (Tangerine Dream). Hélas, Artemiev n’a jamais eu l’audience de ses confrères ouest-allemands.
Par ailleurs, les sons eux-mêmes contribuent beaucoup à l’ambiance : crissements réverbérés dans les boyaux et les usines détruites que traversent les membres de l’expédition; clapotements et écoulements divers, renforçant la tonalité amniotique de ce trek au bord de la folie ; et divers autres bruits industriels. Le groupe new wave Orchestral Manœuvres in the Dark, sans doute gagné par la fascination sonore qu’exerce le film, sampla l’envoûtant cliquetis de la voiturette sur rails empruntée par le Stalker et les autres,pour la rythmique de son morceau The Avenue.
5. C’est le film-frère de Solaris
Si Stalker est une œuvre à part entière et close, c’est aussi un prolongement du principe fantasmatique de Solaris, le film de SF de Tarkovski. Dans Solaris, le personnage principal se retrouve dans une base spatiale sur une lointaine planète, où la mer qui en couvre la surface est une entité pensante. Elle renvoie aux hommes leurs souvenirs qui, en se matérialisant, causent leur perte. Le principe de Stalker est connexe. L’excursion vers la Zone, vers la chambre magique, a pour but la métamorphose et l’oubli, la concrétisation de tous les souhaits et désirs.
Comme dans Solaris, le phénomène fantastique est un vecteur presque psychanalytique de l’inconscient et de la névrose. En subissant une épreuve permettant d’aller au-delà de soi-même – que ce soit la prière ou le sacrifice –, on entreverra le salut ou on pourra l’envisager. D’où le profond mysticisme sous-jacent dans l’œuvre de Tarkovski. Ses héros intérieurement dévastés –la Zone est le reflet de leur psyché – ne seront pas complètement changés par l’expérience, mais transcendés d’une façon ou une autre.
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