[Edith Scob est décédée. Nous l’avions rencontrée en 2008, à l’occasion de la sortie de « L’Heure d’été » d’Olivier Assayas. Elle restera cette actrice sans visage, connue pour des rôles de folle ou de martyre.] Maltraitée dans les années 60/70, la comédienne est devenue trente ans plus tard la grand-mère sadique de tout un pan du cinéma français, avant de connaître un rôle plus solaire chez Assayas.
« Il y a beaucoup de choses qui vont partir avec moi. Des secrets. Des histoires qui n’intéressent personne. Mais il y a le résidu, les objets.” Ces propos testamentaires, prononcés dans la pénombre d’un salon et la solitude d’une fin de dimanche, après que les enfants et petits-enfants eurent déserté la demeure, sont ceux d’Hélène, la bouleversante aïeule de L’Heure d’été, le nouveau film d’Olivier Assayas. Et cette femme, déjà préoccupée par la transmission de son riche patrimoine, fait de toiles de maîtres et de meubles précieux, c’est Edith Scob qui l’interprète, une actrice dont la demeure de cinéma comporte elle aussi quelques trésors précieux et des images de maîtres parfois lourdes à porter.
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Le “résidu”, pour une actrice, ce sont ses films. Ici, l’œuvre majeure du musée, c’est la jeune fille masquée des Yeux sans visage de Georges Franju (1960), le genre de création propre à marquer au fer ardant plusieurs générations de cinéphiles. Un rôle totémique, totalement voué à la fascination scopique : sur le visage, il y a un masque, si lisse et si blanc qu’on ne peut en décoller le regard. Une expression incertaine s’y dessine, mais qui toujours aussitôt s’évapore, pour redevenir cette surface mate, qui pourtant réfléchit la lumière. Et sous le masque, il y a un visage, on le dit en charpie, irregardable même pour son père qui la condamne à porter ce masque, jusqu’à ce que, chirurgien obsédé, il parvienne à reconstruire le visage détruit, après avoir tué des dizaines de jeunes femmes pour prélever leurs faces.
Les traits d’Edith Scob n’apparaissent que quelques minutes au cœur du film, par la grâce instable d’une opération provisoirement réussie. Mais son visage est aussi énigmatique que le masque qu’il revêtait, surface blafarde sertie de deux yeux affolés. Bientôt, il se fendille, se couvre d’ecchymoses comme autant de crevasses, et disparaît à nouveau sous le masque. Une silhouette osseuse aux attaches trop fines, un mode de déplacement sur la pointe des pieds comme si le corps n’était pas tout à fait arrimé au sol, et un visage qui finit par se confondre à son masque, c’est la scène originelle de cinéma d’Edith Scob. Une scène traumatique, pour le spectateur happé par ce scintillement d’apparitions/disparitions, mais peut-être aussi pour l’actrice débutante qui l’incarne à 20 ans à peine.
Une héroïne masochiste
Les Yeux sans visage n’est que le deuxième film d’Edith Scob, un an après sa première apparition, déjà chez Franju. Dans La Tête contre les murs (1959), elle est une jeune folle enfermée dans un asile. Elle n’a que quelques plans, mais suffisamment marquants pour indiquer que le réalisateur a trouvé, dans cette présence aussi inquiète qu’inquiétante, l’héroïne masochiste adéquate au déploiement de toute sa poésie morbide.
« Je ne voyais que le théâtre pour m’aider »
Lorsqu’elle se rend au casting de La Tête contre les murs, Edith Scob est étudiante en lettres à la Sorbonne. Elle suit des cours de théâtre. Son père est un émigré russe architecte, sa mère une protestante rigoriste. “Dans ma famille, le spectacle était quelque chose de très mal vu. On s’en méfiait beaucoup”, se souvient-elle aujourd’hui dans sa maison avec jardin, à deux pas de la Bastille. La débutante est assez peu épanouie – “J’étais très mal dans ma peau, anorexique. La seule chose dont j’étais sûre était d’aimer dire de beaux textes, depuis l’enfance et les récitations de La Fontaine. Je ne voyais que le théâtre pour m’aider à me supporter. Il faut dire que j’avais un grand frère qui était devenu champion cycliste. Il a même fait les jeux Olympiques. Adolescente, je l’accompagnais dans les vélodromes, on l’acclamait, on le couvrait de bouquets de fleurs. J’adorais ça et je crois que ça me faisait très envie.”
Actrice fétiche de Franju
Après son petit rôle dans La Tête contre les murs, la jeune comédienne enchaîne avec le Don Juan de Montherlant à l’Athénée, où déjà face à Pierre Brasseur, le père ogre des Yeux sans visage, elle est Elvire. Les propositions sur scène s’enchaînent. Elle crée Le Square de Marguerite Duras et devient durablement amie avec l’écrivain (comme elle le sera plus tard avec Georges Perec, qu’elle admire et a monté au théâtre). Franju, qu’elle n’avait pas revu depuis La Tête contre les murs, la rappelle et lui propose Les Yeux sans visage. Il fixe cette image de vierge exsangue, effrayante de passivité, et dont même le geste final d’insurrection, consistant à retourner contre son géniteur les chiens qui lui servaient de cobayes, se fait avec une sorte de lenteur anémiée et n’a rien d’un sursaut vital. Cette image, pourtant, ne lui suffit pas. Il la duplique trois ans plus tard dans Judex (1963), où l’actrice interprète à nouveau la fille innocente d’un notable qui a du sang sur les mains. Enlevée, droguée, elle est à nouveau maltraitée de toutes les façons, une fausse bonne sœur en cornette (la brune maléfique Francine Bergé) pointant une aiguille géante sur son cœur de poupée pâle à sadiser.
Edith Scob retrouve encore deux fois Franju (Thérèse Desqueyroux, Thomas l’Imposteur). “Après, nous nous sommes perdus de vue. Mais à la fin des années 1970, tandis que sa carrière au cinéma était terminée, il a à nouveau fait appel à moi pour un téléfilm, Le Dernier Mélodrame (1978), une histoire de théâtre ambulant, une œuvre un peu ratée, mais avec tout de même de jolies choses. Après quoi, nous ne nous sommes plus quittés. Il a même vécu à la maison. Peu à peu, il s’était laissé envahir par une profonde mélancolie. L’an dernier devait marquer la célébration des vingt ans de sa disparition. Mais je ne trouve pas que cela ait eu un écho médiatique suffisant. Son œuvre est toujours très difficile à voir. Même Les Yeux sans visage n’est disponible en DVD qu’en édition américaine ! Ça me fait très peur cette capacité d’oubli.”
Vierge Marie chez Buñuel
Après les années Franju, la carrière cinématographique d’Edith Scob s’amenuise. En 1969, Buñuel l’imagine, dans La Voie lactée, en Vierge Marie insolite, empêchant au dernier moment son fils Jésus, qui trempe son blaireau dans de la mousse à raser, de se tailler la barbe. “Mon fils, ne te rase pas ! Tu es beaucoup mieux avec de la barbe !” lance-t-elle de cette voix légèrement chevrotante qui nuance de bizarrerie la plus anodine réplique. Dans les années 1970, elle importe dans des productions commerciales l’imaginaire masochiste façonné par Franju : épouse totalement givrée de Michael Lonsdale dans La Vieille Fille (avec Annie Girardot et Philippe Noiret, 1972) ; agonisante à la peau cireuse (mariée à un châtelain vampire qui, la nuit, boit son sang) dans le feuilleton fantastique pour la télévision La Poupée sanglante (1976).
Déçue par ce que lui propose le cinéma, Edith Scob se tourne vers le théâtre expérimental. Avec son compagnon, le compositeur de musique contemporaine Georges Aperghis, elle se lance durant toute la décennie 70 dans l’aventure du théâtre musical. “Nous avons monté une dizaine de spectacles, mélangeant musiciens et comédiens amateurs, avec des textes inventés, de drôles de gestes et une fantaisie qui ne ressemblait à rien. Nous nous sommes installés à Bagnolet. Au départ, nous occupions la cave d’une HLM. Puis nous avons été promus dans la salle polyvalente de la ville. Notre groupe s’appelait l’Atem, l’Atelier théâtre et musique. C’était du théâtre d’avant-garde mais avec l’objectif de toucher vraiment la population. On a multiplié les tentatives intégrant la culture africaine, nord-africaine, on animait des ateliers pour enfants. Et puis on a fini par avoir une carrière internationale, tout en restant très incrits localement. C’était le prolongement de 68, une époque propice à beaucoup d’utopies.”
Une actrice engagée
La sensibilité de la comédienne aux questions politiques date pourtant d’avant 68. “Quand j’avais 20 ans, je me suis inscrite au Parti communiste. Ce n’était pas du tout ma culture familiale. Mon père, particulièrement, avait fui l’URSS, et mon grand-père était même général de l’armée blanche. C’était donc pour moi un choix vraiment très provoc. Mais à l’époque, en France, le PC était un lieu de vie très intense, tout le milieu intellectuel y adhérait. C’était assez galvanisant. Cette émulation entre la pensée et les partis politiques, c’est fini aujourd’hui je crois. Je ne suis plus très fervente dans mes engagements, j’ai voté Ségolène Royal à la présidentielle, mais je n’en suis pas particulièrement fière. De toute façon, j’ai du mal à voir, aujourd’hui, ce qu’on peut faire.” Elle dit, néanmoins, que l’engagement de Nicolas Klotz, avec qui elle tournait l’an dernier La Question humaine, l’épate. “C’est vraiment un croyant. Il est totalement habité par son sujet. Et sa vision de l’exclusion dans ses films est très puissante.”
Une traversée du désert
Lorsqu’au début des années 80, la troupe de l’Atem se dissout et que Georges Aperghis poursuit seul son œuvre de compositeur, Edith Scob revient au cinéma, généralement pour de tout petits rôles, souvent une ou deux répliques. “C’était vraiment une période galère. Je n’avais pas envie d’arrêter ma carrière d’actrice, mais on ne me proposait rien. J’acceptais de misérables panouilles. Cela peut être très humiliant le cinéma, lorsqu’on passe sur un tournage quelques heures, pour une scène de quelques dizaines de secondes. On ne se sent pas considéré du tout.”
Apparition symbolique aux côtés d’Adjani…
Parfois, ses apparitions prennent une signification forte en relation avec la trajectoire d’ensemble que l’actrice dessine. Comme dans L’Eté meurtrier (1983) où elle interprète, dans la dernière scène, la psychiatre d’une Adjani catatonique, expliquant à son époux Souchon comment la psychose de son épouse s’est construite palier par palier. Cette fois, ce n’est plus elle à la place de la folle. “L’Eté meurtrier, je ne l’ai découvert qu’à la télévision il y a quelques années. A l’époque, je refusais d’aller voir ce genre de films où je n’apparaissais que pour quelques répliques.”
… et chez Carax
Dans Les Amants du Pont-Neuf (1991), elle n’a même pas quelques répliques, et pourtant sa présence est plus marquante. “Leos Carax est fou ! (rires) Il avait besoin d’un homme et d’une femme pour conduire la voiture qui, lors de la première scène, renverse Denis Lavant. Mais il voulait que le couple soit un vrai couple dans la vie ! Je suis donc venu avec Georges (Aperghis). Ce plan était très spectaculaire, c’était un immense travelling partant de la porte de Saint-Cloud, longeant les quais, passant dans le tunnel… Carax avait fait bloquer tout le boulevard Sébastopol. Je pensais qu’on allait nous voir conduire, mais il n’a gardé au montage que les plans de nos mains sur le volant ou le boîtier de vitesses ! Je l’ai découvert en voyant le film. J’ai aimé le film et ça ne m’a pas heurtée qu’on ne m’y voit pas, ou si peu. Quand c’est au service de la vision vraiment personnelle d’un auteur, je n’éprouve pas du tout de blessure” – Edith Scob, mains sans visage cette fois.
Un come-back remarquable en 1999 chez Raoul Ruiz
Dans les années 1990, on la voit encore peu, sinon dans Casa de lava de Pedro Costa (1994). “C’était une expérience forte parce que nous tournions au Cap-Vert avec des acteurs non professionnels. C’est intimidant pour une comédienne de se trouver face à des personnes qui jouent leur propre rôle et portent de façon très immédiate la réalité. Mais ça m’a beaucoup plu. Pedro Costa m’intéresse beaucoup. Il me connaissait, je crois, pour Les Yeux sans visage et m’a approchée en vertu de ce souvenir de jeune cinéphile. Comme tout le monde… (rires)”. Et c’est avec le producteur de Casa de lava, Paulo Branco, qu’Edith Scob va réussir un come-back remarquable au cinéma, en 1999 : elle incarne, dans Le Temps retrouvé, la star la plus charismatique de la littérature française, la duchesse de Guermantes. “Paulo Branco et Raoul Ruiz, avec qui j’avais tourné dans les années 1970, ont dû m’imposer contre l’avis des financiers, je crois. C’est vrai que mon interprétation a été très remarquée et m’a permis d’enchaîner à nouveau des rôles intéressants.” Sa composition de la duchesse de Guermantes est proprement géniale. Profilée comme un oiseau de proie, la diction hoquetante et hachée, elle profère des répliques assassines, avec pour particularité de prononcer tous les “o” en “a”. Ce qui vaut un mémorable : “Elle, c’est une cachanne ! Une cachanne je vous dis !”, à propos de cette pauvre Gilberte Swann (Emmanuelle Béart).
De masochiste à sadique
Au passage, Ruiz parvient à convertir le masochisme victimaire scellé par Franju en sadisme exubérant. Dès lors, les rôles se succèdent et l’ex-jeune fille à la torture des Yeux sans visage sera presque toujours envisagée en vieille dame méchante. Zulawski lui offre, dans La Fidélité (2000), un spectaculaire rôle d’alcoolique vociférante. Elle est la mère meurtrière et intégriste de Vincent Cassel dans Le Pacte des loups (2001) de Christophe Gans (“Encore un admirateur de Franju”, dit-elle avec tendresse), aligne les productions cossues, Claude Miller, Patrice Leconte, Bon voyage (2003) de Jean-Paul Rappeneau (“J’ai beaucoup aimé travailler avec Rappeneau. Il est porté par un amour du cinéma formidable et sa direction d’acteur est incroyablement speed”). Edith Scob devient un second rôle prisé du cinéma français des années 2000, alternant productions grand public et paris sur de jeunes cinéastes, comme Un camion en réparation, le très beau moyen métrage d’Arnaud Simon (et un de nos coups de cœur de 2006).
Ces derniers mois, on l’a vue dans La Question humaine, en épouse fébrile de Michael Lonsdale (son compagnon de théatre d’avant-garde dans les années 1970), puis dans Didine de Vincent Dietschy, où, acariâtre et perverse, elle donne du fil à retordre à l’assistante bénévole auprès du troisième âge Géraldine Pailhas. Lorsqu’on lui demande si, après avoir si souvent joué les victimes, elle ne se lasse pas d’incarner la cruauté, elle répond : “Non, ça, ça m’amuse beaucoup. J’aimerais jouer une vieille femme vraiment indigne, odieuse, une version puissance 1 000 de Didine.” Dans L’Heure d’été, en tout cas, Olivier Assayas l’arrache à cette dualité masochisme/sadisme. Peut-être pour la première fois, elle y apparaît proche de ce qu’elle est dans la vie : élégante, secrète, et néanmoins solaire. “C’est vrai que ces dernières années, avec l’âge, j’ai l’impression d’avoir acquis une liberté nouvelle. Je me suis sentie particulièrement heureuse sur les tournages de Vincent Dietschy et d’Olivier Assayas. Quand on vieillit, contrairement à une idée reçue, la palette de ce qu’on peut incarner s’élargit. Je n’ai pas éprouvé cette légèreté quand j’étais jeune. Je n’ai plus peur du tout de l’image que je donne. Je m’en fous et, du coup, je trouve en moi plus de sentiments et d’états à explorer. La vieillesse est un âge mal-aimé, très schématisé. Les gens redoutent qu’il n’y ait plus rien à vivre, sinon attendre une grave maladie ou Alzheimer. On voudrait nous faire croire que c’est un péché de vieillir, des publicités nous disent même “Ne vieillissez pas”. Alors qu’il y a vraiment du possible, de la vie, du désir même dans le troisième âge. C’est un moment vraiment intéressant, aussi bien à vivre qu’à jouer.”
Loin des bises glacées de Franju, et des temps d’hibernation de sa carrière, la comédienne vit peut-être enfin son heure d’été. Souhaitons à ce joyeux solstice de beaux lendemains.
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