Fer de lance d’un style androgyne et fonctionnel, la créatrice anglaise Margaret Howell a réussi en quarante ans à bâtir son empire sans jamais déroger à ses principes : rester coûte que coûte fidèle à elle-même, loin des sirènes de la mode. Du centre de Londres, il faut une petite heure pour se rendre à […]
Fer de lance d’un style androgyne et fonctionnel, la créatrice anglaise Margaret Howell a réussi en quarante ans à bâtir son empire sans jamais déroger à ses principes : rester coûte que coûte fidèle à elle-même, loin des sirènes de la mode.
Du centre de Londres, il faut une petite heure pour se rendre à Edmonton, un bled aux tranquilles maisons mitoyennes situé dans le nord de la ville. C’est là, dans la proche banlieue londonienne que se trouve la principale usine où sont encore en grande partie fabriqués les vêtements de la ligne principale de la créatrice Margaret Howell. Au premier étage, lumineux, une dizaine d’ouvrières de tous âges assemble patiemment ce qui deviendra une chemise, la pièce phare qui a fait la réputation de Margaret depuis ses débuts il y a près de quarante ans. Son secret : une coupe parfaite, qui twiste juste ce qu’il faut les classiques et une qualité qui résiste à l’épreuve du temps. Contrairement à de nombreuses usines qui pratiquent le travail à la chaîne, l’assemblage est ici resté très traditionnel : chaque ouvrière réalise ainsi sa chemise quasiment de bout en bout et appose les initiales sur l’étiquette à l’intérieur. Vingt-cinq chemises sortent environ quotidiennement de cette usine. Un rythme qui ferait presque sourire dans une époque dominée par la fast-fashion et la production ultrarapide à bas prix.
Rien de tel dans l’usine d’Edmonton – où l’on se sent comme dans une scène du Grand Budapest Hotel, avec la sensation de poser le pied dans un îlot régi par ses propres règles, qui résisterait à l’époque. Un anachronisme qui en deviendrait presque poétique. Ici, ce qui importe n’est pas de produire le plus de chemises possible, mais de les produire le mieux possible. Avant d’être terminées et distribuées, elles subissent un dernier traitement, qu’on croirait sorti du cerveau de Monsieur Gustave, le maître d’hôtel dandy et farfelu du film de Wes Anderson : elles sont lavées en machine, dans une petite pièce au fond du couloir. Explication donnée par la responsable de production : « Margaret n’aime pas le toucher et le tombé d’une chemise neuve. »
« Le diable est vraiment dans les détails »
Dans son quartier général du centre de Londres, un superbe espace blanc illuminé par de grandes verrières et harmonieusement meublé, Margaret Howell, 67 ans, acquiesce : « Pour moi, le diable est vraiment dans les détails. Si cela n’est pas parfait, je ne veux pas que le vêtement aille en magasin. J’aime que les choses soient faites correctement. Je suis consciente que je suis concentrée sur des choses qui peuvent paraître insignifiantes ou absurdes à certains. Mais, pour moi, cela a du sens. » Une recherche qui ne l’a jamais quittée. Il suffit de l’observer, vêtue comme à son habitude de ses créations (pantalon de laine et pull en cachemire noirs, paire de Nike Air grises) pour comprendre à quel point le style est pour elle l’expression d’une vérité personnelle, d’une façon intime de ressentir et de traduire le monde : « Il dérive d’une beauté naturelle, d’une façon de ne pas la contraindre », explique-t-elle. Le sien est androgyne, minimal, profondément connecté à la nature, durable. La qualité des matériaux – tweed, coton, cachemire – confine chez l’Anglaise à l’obsession : « Je passe énormément de temps à les choisir. Je pense que certains tissus déclenchent une réponse en moi. C’est intime et dur à expliquer. Cette exigence tient sûrement à mes débuts : j’ai commencé en développant ma propre conception de ce qu’était un vêtement de qualité. »
Margaret Howell crée sa marque seule, un peu par accident, peu de temps après être sortie de l’école d’art Goldsmiths à Londres, en 1969. En plus de renforcer ses aptitudes à la peinture ou au dessin et d’affiner son goût pour le design et l’architecture, l’école a fait naître chez elle une certitude : elle ne sera pas artiste. « J’ai réalisé que j’aimais profondément dessiner, être dans le réel. Je me sentais beaucoup moins à l’aise dans l’abstraction. »
Multiplier les emprunts au vestiaire masculin
Une chemise d’une coupe et d’une qualité exceptionnelles, trouvée dans une vente de charité, joue le rôle de révélateur. « Elle avait de fines rayures, et était toujours incroyablement agréable à porter malgré les années. C’est ce que je voulais faire. » Celle qui réalisait ses propres vêtements depuis ses 14 ans se lance. C’est le début des années 70, la révolution contre-culturelle de la fin des années 60 infuse la société. « Il y avait un appétit de mode, d’amusement. Pour beaucoup, la tradition était devenue trop pesante. On rejetait l’idée d’uniforme », se souvient Margaret Howell, qui confie malicieusement n’avoir jamais été « sauvage » pendant les sixties. « Je n’étais pas une hippie. Ma jupe a dû passer au-dessus du genou mais n’est jamais devenue mini. »
Son idée, forte et novatrice, va être de multiplier les emprunts au vestiaire masculin et de proposer aux femmes une nouvelle façon de s’habiller, en phase avec les envies d’alors, telles que formalisées par exemple par la Diane Keaton d’Annie Hall en 1977. « Mes créations étaient la matérialisation d’une manière de vivre. Je n’ai jamais eu l’idée de faire une blouse, ou un truc mignon. Je n’aime pas quand ça devient girly », explique la créatrice, toujours restée à l’écart du système de la mode, de ses saisons et de ses extravagances.
Sportive, indépendante, elle s’inspire, bien avant que cela ne devienne une tendance, du sportswear et du workwear (qu’elle aime profondément parce que connecté au réel). En France, elle chine également bleus de travail ou marinières, qu’elle adapte. Pièce par pièce, ses lignes, simples et pratiques, conçues comme en correspondance avec les travaux d’architectes qu’elle adore tels que Charlotte Perriand ou Norman Foster, s’étoffent au fil des ans.
Le trench en velours de Nicholson dans « Shining »
A la fin des années 70, son nom se refile comme un secret bien gardé. Joseph Ettedgui, le créateur de la marque Joseph, la prend sous son aile, la pousse à se développer en faisant aussi de l’homme. Kenzo, Ralph Lauren deviennent fans, tout comme Jack Nicholson qui commande plusieurs exemplaires du même trench en velours, immortalisé dans le Shining de Stanley Kubrick. La haute qualité des matières et des finitions n’échappe pas aux Japonais qui investissent massivement dans la marque. C’est là-bas, où on l’arrête souvent dans la rue telle une rock-star, que repose aujourd’hui l’essentiel de son business : la marque y possède quatre-vingt-neuf boutiques, contre douze en Europe, pour la plupart situées au Royaume-Uni. « J’ai beaucoup de chance d’avoir mes clients japonais. Ils me permettent de continuer à travailler comme bon me semble », explique Margaret Howell, qui a pris un peu de distance avec la création ces dernières années, se faisant seconder par deux jeunes designers.
Elle garde cependant le contrôle – même si l’essentiel du capital de Margaret Howell est détenu par le groupe japonais Anglobal – et l’enjeu est bien de parvenir à augmenter la notoriété de la marque en Europe, où elle reste encore confidentielle ou enfermée dans une image un peu trop conservatrice. La tâche devrait se révéler aisée : tous les principes esthétiques et la philosophie du vêtement défendus par Margaret Howell depuis quarante ans sont aujourd’hui devenus, à force d’obstination, des évidences. « Je n’aime pas beaucoup de choses, conclut-elle, mais quand je les aime, c’est pour toujours. »
Géraldine Sarratia