Génies sans le vouloir ni l’avoir appris, personnages au destins délirants, musiciens du n’importe quoi : ce sont les « outsider musicians ». D’Hasil Adkins à Florence Foster Jenkins, portraits et extraits.
« Outsider music ». La musique des marges. Pas celles que l’on connaît habituellement, pas celles qui longent voire croisent parfois le mainstream, pas les marges dans lesquels, sciemment, quelques artistes un peu plus fouineurs que les autres vont chercher leurs terra incognitas. Cet outside est, à l’œil nu, presque invisible. Des marges extramondaines souvent, extraterrestres parfois, ignorées des circuits institutionnels –l’outsider music ne gambade jamais sur les bandes FM, ne squatte pas les playlists sur Spotify, ne fait pas gagner beaucoup de pognon à iTunes.
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Les musiciens de l’extérieur sont une petite légion. Repérés un peu au hasard, rencontrés sur les routes qu’ils sillonnent pour vendre leurs autoproductions, trouvés dans la rue quand ils y vivent, ou dans des asiles quand ils y gazouillent, découverts voire compilés par des collectionneurs, ils sont souvent l’objet de cultes tenaces. Ils sont, surtout, dingues –comprendre réellement zinzins, absolument maboules, définitivement happés par des sphères auxquelles à priori aucun individu d’esprit droit n’aura accès. Les psychiatres leur consacrent des études : le fil ténu entre folie et génie, sur lequel s’écharpent encore les chercheurs, c’est chez eux qu’on l’observe au plus près. Pas de trop près, de préférences : leurs obscurités sont parfois terriblement attirantes.
Les Outsider musicians sont, historiquement, les vrais punks. Le do it yourself, c’est eux. Ils de disposent, pour la plupart, d’absolument aucune connaissance musicale. Mais font quand même de la musique. N’importe comment, donc. Ils viennent de nulle part, et vont nulle part. Ils font de l’art brut, véritable, mais sans le vouloir, et toujours avec la plus bouleversante des sincérités. Certains ont beaucoup fait rire, sont devenus des phénomènes de foire, sont passés dans des shows TV comiques plutôt que sur les chaînes hi-fi des larges masses. Le second degré leur était pourtant généralement totalement inconnu. Et leurs vies sont, toujours, passionnantes, sinueuses, effrayantes, hallucinantes –si des biopics leur étaient consacrés, ils ressembleraient sans doute plus à une version trash et hardcore d’Alice au Pays des Merveilles qu’à Walk the Line.
HASIL ADKINS
Hasil Adkins (prononcez « Hassle ») est né à Boone Country, en Virginie, dans le trou du cul du monde civilisé, on ne sait pas trop quand –au milieu des années 30, ou à peu près. Hasil Adkins (prononcez fort) n’en a jamais vraiment bougé. Hasil Adkins (prononcez vite) avait dix frères et sœurs, des parents pauvres, un talent pour la réparation de machines à laver et, en découlant, pour la fabrication d’instruments de musique avec les (petits) moyens du bord. Et Hasil Adkins (prononcez la peur au ventre) avait une oreille musicale toute particulière : une écoute à la radio (branchée sur la batterie du tracteur de papa) d’Hank Williams et sa carrière pouvait démarrer, sur les chapeaux de roues pas tout à fait rondes, et pleines de clous rouillés. Sa révélation vient d’une erreur un peu conne : Adkins pensait que Williams jouait tout, tout seul ; il s’est mis à jouer de tout, tout seul. A jouer de tout, tout seul, comme un dingue. Ce qu’il était de toute façon. Devançant le punk, inventant le psychobilly, créateur d’une dance du nom de « The Hunch », héros des Cramps notamment, oublié du music business et du Dieu Dollar mais pas du culte historien, il a le premier trempé le rock dans la furie, le n’importe quoi, l’imprécision crasse, la débilité alcoolique. Il expliquait, avant sa mort en 2005, avoir écrit 9000 chansons. Il mangeait, raconte-t-on, des kilos de viande crue. Il buvait, raconte-t-on aussi, des hectolitres quotidiens de café. Et presque autant de vodka, pour faire bonne mesure. Il n’a jamais quitté sa caravane –dont on préfère ne même pas imaginer la déco intérieure. Ses thèmes de prédilection : la décapitation, les hot-dogs, la police, les extra-terrestres, le tout mélangé parfois. Et surtout le poulet, auquel il a dédié un album entier, Poultry in Motion. Si le punk devait porter un nom, ce serait celui d’Hasil. Il le porterait bien.
Lire également ici le portrait d’Adkins par Stéphane Deschamps.
http://www.youtube.com/watch?v=HKzNxz_v3JI
NORMAN L’AMOUR
Il existe, sur l’autoroute A20 reliant Montréal à Québec, ou l’inverse, un fameux bidule, un restoroute mythique, un gros machin nommé Le Madrid, célèbre pour le visiteur comme pour le gens du cru. Visibles de loin, autour du Madrid, des monster trucks et des dinosaures gonflables. Oui oui. Moins visible de loin car traînant souvent sur le parking près de sa L’Amourmobile, à guetter l’ouaille potentielle de ses prêches zigotos, un vieil homme. Près de 80 ans, natif de Saint-Joseph-de-Sorel, tout le monde le connaît au Québec, il est l’idole des jeunes, sillonne le pays pour vendre ses cassettes et CD-R, est même estampillé « vu à la TV ». C’est ce qu’on appelle un « sacré personnage » –sacré est, ici, peut-être à prendre au pied de la lettre enluminée. Le très fringant vieux monsieur s’appelle Normand L’Amour. De son vrai nom Cournoyer, il est sans doute totalement zinzin. On précise le sans doute. Car il peut tout aussi bien être un pur génie. A moins qu’il ne soit, plus simplement, les deux à la fois, mais dans un sacré désordre. Normand écrit ses chansons (plus de 1500 revendique-t-il, dont une en 75 langues) en automatique, sur un logiciel informatique de composition aléatoire. Ses paroles, c’est kif-kif bourricot. Sauf que c’est Dieu, lui-même et clame-t-il, qui écrit au travers de ses vieux doigts tordus et de ses synapses dingos. Sa méthode est visible dans l’une des vidéos ci-dessous. Il en résulte : des « chansons » sans queue ni tête ni rien au milieu ou alors tout très tordu, cinq minutes passées à décortiquer le départ d’un ami qui tient une poignée de porte, un bidule siphonné du ciboulot sur une femme africaine, onomatopées délirantes incluses, ou sur une balle de ping pong, ou sur une petite poule d’eau, ou des poissons inconnus de nos cours d’eau, des trucs à la limite du moralement supportable tant ils ne veulent rien signifier, des constructions cinoques flirtant avec l’ultra-conceptuel, de l’art brut involontaire à la folie inquiétante qui pourtant, répété mille fois, peut mener vers une drôle d’épiphanie. Les cinq longues minutes d’Elle le regardait, lui, également connue sous le nom de Y ramais, finissent ainsi par avoir des vertus psychotropes qu’aucune drogue dure ou culte divin ne pourront jamais déclencher.
WESLEY WILLIS
Ecoutez My Mother Smokes Crack Rocks, Cut the Mullet ou Rock n Roll McDonalds (notamment) : c’est rigolo, il chante n’importe comment le monsieur, ça sonne vraiment débile. Lisez maintenant l’histoire, ahurissante, de leur auteur -vous rirez moins, et comprendrez pourquoi vous avez du mal à comprendre. Wesley Willis était la définition même de l’outsider musician, l’exemple topique et effrayant des déchets subversifs de l’Amérique libérale. Willis, figure d’un Chicago très underground, fils d’une famille aussi pauvre que crasse, était un véritable schizophrène, un cinglé patenté. Quand il n’était pas interné, quand il n’entendait pas trop fort ses démons internes, ou au contraire quand ils lui ordonnaient de créer ses chansons ou dessins cintrés, il était également, et sans doute surtout, un semi-clochard au physique effrayant, un artiste hors de contrôle, et plus loin encore de toute norme. Il a écrit, n’importe comment, avec les idées zigzagantes et obscènes qui lui faisaient office de sonwgriting, avec les cauchemars quotidiens, avec l’absurde psychopathologique et la crasse indécollable qui lui servaient de vie, des dizaines d’ « albums » dans les années 90, des centaines de chansons imprécises, rugissantes, punks, crues, dégueulasses, primitives, synthétiques, tarées, autobiographiques (?). La plupart du temps seul. Ou avec son groupe, le bien nommé Wesley Willis Fiasco. Certaines ont été publiées. Il se produisait régulièrement sur scène. Les shows d’un freak authentique qui a marqué beaucoup d’esprits –le culte le poursuit encore dans la tombe, puisque Willis est mort en 2003, à 40 ans, des suites d’une maladie aussi sale que le reste de son existence.
(…suite page suivante)
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