Pictural mais vivant, le cinéma de Pedro Costa impressionne par son intransigeance artistique. Le réalisateur portugais parle ici de sa place, insulaire et sauvage, sur la carte du cinéma mondial.
Chevelure brune légèrement grisonnante, visage aux traits réguliers mais chiffonnés juste ce qu’il faut, pointe d’accent portugais chantant et chuintant, voix douce et grave, phrasé patient : ainsi nous apparaît Pedro Costa dans un café près de Bastille, entre chien et loup, ressemblant à ses films par sa fierté bien placée, son mélange de modestie et d’obstination, une fragilité apparente cachant une solidité d’airain dans ses options artistiques et méthodologiques. Par ses films (Ossos, 1998, Dans la chambre de Vanda, 2001, entre autres) et son aura ténébreuse, Pedro Costa apparaît comme le pendant brun et méridional du blond et nordique Sharunas Bartas, deux héritiers d’un cinéma moderne dont les points cardinaux seraient Dreyer, Garrel, Akerman, les Straub. Pour Costa, ajouter une pincée de Ford et les puissances cinévaudoues de Tourneur.
Le cinéaste lusitanien est quand même plus bavard que son pair lituanien, ce qui n’est certes pas difficile. Il passe par Paris à l’occasion d’une double actualité : un segment dans le film collectif L’Etat du monde et, surtout, son major opus, En avant jeunesse, présenté en compétition officielle à Cannes en 2006 enfin sur grand écran après une diffusion sur Arte puis deux ans de placard.
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Les raisons de ce retard résultent d’un pataquès entre producteurs, distributeurs et diffuseurs dont il ne nous appartient pas de désigner les responsables, mais dont les effets participent d’un constat plus général : un certain cinéma de grande ambition éthique et esthétique a de plus en plus de mal à exister. “Je fais partie d’un groupe de cinéastes qui sont assez peu vus, explique calmement Costa. Le fait que mon film soit en compétition à Cannes a un peu changé la donne aux Etats-Unis : il a été davantage vu, à New York, Los Angeles, mais aussi dans des villes comme Cincinnati. Des copies circulent dans le monde, au Japon, en Corée. Je suis sur le même plan que des gens comme Hou Hsiao-hsien, Garrel… En Amérique, Jonas Mekas a montré mon film dans sa salle. Mais c’est New York, c’est comme Paris, j’y ai 5 000 à 7 000 spectateurs fidèles. Mais quand on va voir un de mes films ou un Garrel à New York, pour les spectateurs là-bas, c’est comme aller à la Cinémathèque pour nous.”
Sa réaction à la sélection officielle de son film à Cannes était symptomatique de l’ambivalence du cinéaste, à la fois content que le film soit mieux exposé et très méfiant vis-à-vis du milieu du cinéma et des paillettes cannoises. Entre l’hôtel du Cap et le Cap-Vert, pays natal de Ventura, son acteur partenaire, le choix de Costa était vite fait : “On allait à Cannes par curiosité, et pour s’amuser. Et on a très mal senti la chose. Ventura m’a dit : “Tout ça est faux.” D’ailleurs, il connaissait tous les domestiques des grands hôtels, ils étaient tous cap-verdiens ! Il a même retrouvé un cousin, très étonné de le voir là ! On rigolait avec eux. On a bu des coups avec les femmes de ménage du Majestic.” Costa en vient à se demander si le feu des projecteurs de la compétition officielle n’a pas brûlé un film comme En avant jeunesse, et s’affirme écœuré par le concentré de business du cinéma qu’il a croisé sur la Croisette.
Bien sûr, En avant jeunesse a été diffusé sur Arte et a été vu par quelques dizaines de milliers de téléspectateurs. Mais Pedro Costa demeure attaché à une idée du cinéma dans laquelle la salle occupe une place centrale. “Que mon film soit passé à la télé, c’est bien. Mais je tourne en vidéo, je transfère en film, ce qui coûte très cher. Mes films, ce film, doivent être vus en salle. Même si c’est une salle unique à Paris, ou à Madrid, ou à Tokyo. Le cinéma, c’est fait pour le noir de la salle, même s’il n’y a que trois spectateurs. Et puis, un passage télé, c’est abstrait, je n’ai pas de retour. En salle, on voit les gens.”
Les gens, le temps, ce sont les deux phares qui éclairent l’éthique du cinéaste, que ce soit dans sa vie, ses rapports aux autres, ou ses films, notions qui se confondent chez lui. Costa ambitionne des relations à autrui et des films non frelatés, préservés le plus possible des rapports d’argent, de domination, d’utilitarisme. Et pour atteindre ce type de grâce, pour approcher cette utopie, le temps est essentiel : temps pour construire une relation avec les personnes/acteurs qu’il veut filmer, temps pour préparer les conditions humaines de ses films, temps pour les tourner. “Renoir disait que ses films américains étaient un peu mauvais parce qu’il n’avait pas assez de temps, qu’il y avait trop de fiction derrière et pas assez devant. Je dis la même chose. Pendant mes années d’assistant, j’ai vu le milieu du cinéma, les gens contraints de faire des films qu’ils ne veulent pas faire, etc. En tant que cinéaste, j’essaie de me débarrasser de ça. C’est essentiel de sortir du rythme imposé des systèmes de production, parce que je crois qu’il faut filmer avec le rythme des gens qu’on filme. Et avec En avant jeunesse, j’ai eu tout le temps que je voulais, avec des moyens limités mais suffisants : une petite caméra, trois miroirs, un DAT pour le son, c’est tout. Et on fonctionnait comme une vraie équipe de cinéma : du lundi au samedi, avec des horaires stricts. Mais pendant deux ans – c’est là la différence.”
Le cinéaste raconte qu’une scène pouvait commencer à être tournée tel jour, puis terminée un an après. C’est peut-être ce temps qui explique l’intensité particulière d’En avant jeunesse, sa beauté picturale mais vivante, primitive, comme dénudée de tout effet spectaculaire, de toute la machinerie habituelle. Plus que le métier de cinéaste, Pedro Costa pratique le métier de vivre, pour reprendre le beau titre d’un livre de Cesare Pavese. Et quand on ambitionne de pratiquer ce “métier” avec la plus haute exigence, comme Costa ou les Straub, ses maîtres en cinéma et grands admirateurs de Pavese, on s’use peut-être plus vite aux arêtes du monde et de la société. Les “croyants”, les exigeants, les “purs et durs” font moins de vieux os que les cyniques. “Le film s’appelle En avant jeunesse, mais on vieillit. Et on vieillit beaucoup en tournant un film.”
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