Revenu de nulle part et auréolé par un imposant succès outre Manche, Elbow publie un cinquième album pétri d’humanité qui évoque avec bienveillance et lyrisme la jeunesse de Manchester. Critique et écoute.
Avec le plateau tournant qui constitue l’originalité de son émission, le présentateur britannique Jools Holland n’avait sans doute pas imaginé verser un jour dans la sociologie urbaine. Le 6 avril dernier, pourtant, en disposant en vis-à-vis deux formations antagonistes de Manchester, les sages rêveurs de Elbow et les branlotins arrogants de Beady Eye, la bonne bouille de panda de Guy Garvey face à Liam Gallagher et sa grande gueule, le programme ressembla plus que jamais à un ring.
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D’un côté l’éternel empilement d’attitudes fanfaronnes, panoplie endossée jusqu’à la caricature dans les virages Nord du rock anglais. De l’autre, des types normaux, qui jouent ensemble sans anicroche depuis maintenant vingt ans, hors des habituels sentiers de la gloire prolo et de son esprit de tribu et de tribune. Guy Garvey conserve un souvenir amusé de la confrontation : “Dans la chanson Lippy Kids, je parle de “simian stroll” (démarche simiesque), j’ai senti que Liam me fusillait du regard derrière ses lunettes, pourtant je ne pensais pas spécialement à lui en écrivant ça. Même s’il est devenu très riche, il persiste à entretenir cette culture des lads, je n’ai rien contre ça, simplement j’ai vocation à entretenir autre chose.”
Sur le bouleversant Lippy Kids comme dans les dix autres chansons de Built a Rocket Boys!, le cinquième album d’Elbow, il est toutefois question de Manchester et de sa jeunesse, vue à travers le filtre sépias des souvenirs de Garvey. Mais avec ce désir de répondre plus largement à l’opprobre actuelle qui désigne, là-bas comme ici, le jeune comme un boulet inerte et coûteux. “Récemment les tabloïds se sont livrés à des attaques très violentes contre les bandes de gamins qui errent dans les villes et tuent le temps en fumant des clopes sous les porches ou les abris bus. J’ai repensé à ma propre jeunesse, à ces moments inoubliables où nous nous réunissions pour parler de tout et de rien. Je me souviens qu’un soir, ma mère qui m’avait aperçu en train de discuter avec mes potes, ne m’avait pas engueulé mais juste dit que j’étais en train de grandir. Je me sentais fier de ça.” Longue de six minutes intenses et propre à arracher des larmes, Lippy Kids parle de “ces jours dorés” et encourage ces “boys” d’hier et d’aujourd’hui à “construire une fusée”, autrement dit à rêver à l’impossible.
La “fusée” que Guy Garvey a construit se nomme Elbow, un groupe de cinq individus qui a débuté en 1990 en jouant du funk (!) sous le nom de Soft et s’est stabilisé une dizaine d’année plus tard autour d’une formule fertile en beauté et en communion, à la fois puissante et ultrasensible. Longtemps snobé par la presse anglaise, voire brocardé pour ses références pas très cool – ils citent le prog-rock, les premiers Genesis en exemple, ce qui n’aide pas les choses –, Elbow a bien failli sombrer dans l’indifférence à la veille d’enregistrer The Seldom Seen Kid en 2008. Sans label, coupés du monde, ils façonnèrent alors un quatrième album “quitte ou double” qui a miraculeusement décroché la lune (double platine en Angleterre) et permis au groupe paria de rafler toutes les récompenses du royaume. Notamment grâce à l’hymnique One Day Like This et sa chorale œcuménique et au plus âprement rock Grounds For Divorce. Des chœurs d’angelots, désormais signature du groupe, on en trouve encore à tous les coins de rue de Built a Rocket Boys!, sans jamais tomber toutefois dans la surcharge ni l’artifice ampoulé. Elbow ne sera jamais U2, ni Radiohead, deux groupes auxquels ils ont pourtant emboîté le pas dans les échafaudages épiques, car ils n’affichent ni la suffisance nouveau riche des premiers ni les tendances masochistes et les complexes arty des seconds. Plus proche de Talk Talk en moins autiste, Elbow prend ici le temps de tracer de longues fresques aux délicats reliefs et aux riches coloris mélodiques, approchant par endroits la grâce minérale d’un Robert Wyatt (High Ideals). Wyatt dont on croit d’ailleurs entendre la voix sur une seconde version burinée du titre d’ouverture, The Birds. En réalité, la chanson étant écrite d’un point de vue d’un vieil homme, Elbow a choisi de pousser devant le micro un amateur, accordeur de piano dans le civil, rajoutant encore un peu d’humanité à ce disque qui en débordait déjà.
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