Des instruments vintage, les musiciens de Morricone, un studio mythique à Rome : le producteur américain Danger Mouse et le compositeur italien Daniele Luppi font revivre la musique des westerns spaghettis dans un disque hommage. Critique et écoute.
S i l’on dit de tous les chemins qu’ils mènent à Rome, la route qui a conduit Danger Mouse et Daniele Luppi à la sortie de leur album fut longue et sinueuse. Fruit de la collaboration des deux musiciens, Rome ne s’est pas fait en un jour mais en cinq ans.
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Unis par un amour commun pour les musiques de westerns spaghettis, Danger Mouse et Daniele Luppi se rencontrent au coeur des années 2000. De son vrai nom Brian Burton, le premier vient de publier The Grey Album, réalisé, comme son nom l’indique, en mêlant l’album blanc des Beatles et The Black Album de Jay-Z. Cette démarche annonce déjà l’éclectisme musical de Danger Mouse, qu’il ne cessera de confirmer en multipliant les projets, sautant d’un genre musical à un autre. On l’a ainsi vu à la direction d’un album de Gorillaz, s’offrir un carton hip-hop avec le Crazy de Gnarls Barkley, proposer ses services de producteur à l’album Modern Guilt de Beck – un disque qui dévoilait déjà de belles moulures morriconesques –, superviser la compilation Dark Night of the Soul ou partager le duo pop galactique Broken Bells avec le leader des Shins.
Ce refus des étiquettes séduit l’Italien Daniele Luppi. Quoique méconnu hors de son pays, Luppi vient de signer An Italian Story, album hommage aux BO italiennes des années 60 et 70. “Un ami commun nous a présentés, explique Luppi. Il pensait qu’on pourrait partager notre goût pour les productions sixties. J’ai été impressionné par la collection de musiques de westerns de Brian. Ce n’était pas un faux passionné avec trois compiles mais un vrai connaisseur.”
Car avant de devenir Danger Mouse, l’Américain a étudié le cinéma à l’université. “Je suis arrivé aux BO via les films. J’ai commencé de façon assez banale avec la trilogie de Sergio Leone. Puis j’ai découvert des musiciens moins visibles que Morricone : Bruno Nicolai, Francesco De Masi, Alessandro Alessandroni… J’aimais le mélange des genres que permettaient ces musiques, la façon dont l’héritage classique y côtoie des éléments psychédéliques, des influences jazz, des guitares dramatiques. Quelque chose d’à la fois traditionnel et novateur.” Le duo envisage bientôt de coécrire un album pour rendre hommage à ces musiques. Il définit un cahier des charges : Rome sera réalisé avec les musiciens qui accompagnaient Morricone dans les années 60, enregistré sur bande, en analogique, avec les instruments et dans les studios de l’époque, au coeur de la capitale italienne.
Dans les studios du Forum Music Village, nichés sous l’imposante église de la piazza Euclide, on rencontre Daniele Luppi. C’est là qu’à la fin des années 60, quatre des plus célèbres compositeurs de l’époque – Ennio Morricone, Armando Travioli, Piero Piccioni et Luis Bacalov – ont installé leur QG et l’ont baptisé Ortophonic studio. “Il fallait trouver un espace capable d’accueillir cent cinquante musiciens car c’est ainsi qu’on enregistrait les musiques de films à l’époque, explique Luppi. Cet endroit souterrain plein de couloirs sombres diffuse une ambiance très spéciale. C’est magique de penser qu’entre ces murs se sont façonnées les musiques de western les plus grandes et les plus connues. Nous étions dans une usine à mythes secrète.”
Daniele Luppi et Danger Mouse recherchent alors les musiciens de l’époque. “Je n’avais pas envie d’un album-hommage réalisé par des musiciens contemporains, explique Danger Mouse. Beaucoup de groupes tentent de reproduire le son de Morricone : c’est louable mais j’avais envie d’aller plus loin.” Daniele Luppi chapeaute cette chasse aux vétérans : il est italien et en a déjà rencontré quelques-uns lors de l’élaboration d’An Italian Story. Pour gérer le studio, il fait appel à Fabio Patrignani, fils de Franco Patrignani, qui officiait comme ingénieur du son pour Morricone ou Bacalov. “Fabio a tout appris grâce à son père. Il a grandi dans ce studio, a commencé comme assistant sur Il était une fois en Amérique, assis entre Sergio Leone et Ennio Morricone. C’était l’homme idéal.”
Daniele Luppi toque ensuite à la porte des anciens. La plupart des musiciens qui jouaient pour Morricone ont désormais 70 ans. Ils ont pris leur retraite : impossible donc d’envisager un contrat. C’est avec des bouteilles de bon vin et des ronds de jambe que la paire les convainc de participer. “Ils n’avaient pas la moindre idée de qui était Danger Mouse et s’en moquaient bien ! Alors il nous a fallu nous montrer polis.” A l’affiche de Rome, on retrouve aussi la chorale I Cantori Moderni, supervisée par Alessandro Alessandroni, l’homme à qui l’on doit les légendaires sifflets de la BO d’Il était une fois dans l’Ouest. Issu de la formation rock The Four Caravels, Alessandroni fut le premier à inciter Ennio Morricone à ouvrir sa musique aux instruments électriques et aux guitares surf. I Cantori Moderni, la chorale rebelle qu’il dirigea dans les années 60, a illuminé les plus célèbres BO du genre, avant de se reformer pour Rome. “Alessandro Alessandroni est un personnage formidable. Il a travaillé aussi bien avec des groupes pop qu’avec des orchestres classiques. Sa chorale incarne le son du western spaghetti : un chant brutal, presque punk, aux antipodes des chants virtuoses de l’opéra. La chorale correspondait aux héros des westerns : sauvage, canaille.”
Les deux musiciens convoquent une seconde formation italienne légendaire, I Marc 4, qui pourrait être l’équivalent du Wrecking Crew, le backing band californien employé par Phil Spector pour son Wall of Sound. Orchestre officiel de la RAI, I Marc 4 a participé à de nombreuses musiques de Morricone et de Piero Umiliani. “La plupart de ces musiciens ne s’étaient pas retrouvés dans la même pièce depuis trente ans. Ils ont d’abord répondu à notre invitation pour ça.”
Pendant cinq ans, excités comme des philatélistes à la biennale du timbre-poste, Luppi et Danger Mouse vont aussi parcourir les rues et les bars de Rome à la recherche d’instruments vintage. Ils récupèrent un orgue nommé Eko Tiger dans un café de la capitale. “Il avait atterri là comme élément de décoration, une aberration quand on connaît le son rare de cet engin.”
Le duo cherche aussi un instrument baptisé Fender VI. “Un mélange entre une guitare électrique et une basse avec un son typique de l’époque. Il en existe peu.” Ils trouvent leur bonheur chez Fabio Pignatelli, ancien leader de Goblin, groupe italien connu pour ses musiques de giallo, et notamment la terrifiante BO des Frissons de l’angoisse de Dario Argento. La paire achève ses fouilles chez un garagiste romain, où elle déniche un orgue psychédélique. “Il y a un type à Rome qui partage son temps entre les vieilles Vespa, qu’il répare, et les instruments vintage, qu’il collectionne. Son garage s’appelle Beat Garage. On y a trouvé du matériel incroyable au milieu des vieilles bécanes.”
Parallèlement aux recherches de musiciens et d’instruments, Danger Mouse et Luppi écrivent les morceaux de Rome. “On y a passé beaucoup de temps car on travaillait aussi à d’autres projets. Par ailleurs, on voulait vraiment envisager l’album comme une série de chansons, pas comme la BO imaginaire d’un film qui n’existe pas.” Les morceaux composés, les musiciens et le matériel réunis, il ne reste plus à Luppi et Danger Mouse qu’à dénicher les voix de Rome. “Ça n’était pas prévu mais on s’est aperçu que le disque avait pris la forme d’un dialogue amoureux assez universel. Ça ne parlait pas de cow-boys ni de western mais d’une histoire de couple intemporelle. Il semblait logique de le faire chanter par un homme et une femme”, raconte Danger Mouse.
Deux gros noms viennent alors compléter le casting de Rome : Jack White et Norah Jones se donneront la réplique. “J’avais rencontré Jack quand il tournait avec les White Stripes, poursuit-il. J’avais l’impression qu’il avait une image un peu réductrice de moi, qu’il me voyait comme une espèce de DJ ou un type qui fait juste du hip-hop. Je lui ai fait écouter les esquisses de Rome pour qu’il comprenne que je m’intéressais à d’autres choses. Quelques mois plus tard, je lui ai envoyé un mail pour lui proposer de chanter. Il a accepté tout de suite et Norah Jones a suivi un peu plus tard.”
Fruit de cette distribution éblouissante, Rome est un disque à la fois classique et résolument contemporain, aux atmosphères cotonneuses (Her Hollow Ways), aux orgues ronds (The Matador Has Fallen), aux basses comme échappées d’un chapitre d’Histoire de Melody Nelson (Season’s Trees). Sans jamais lui voler la vedette, White et Jones nourrissent un album qui par sa modernité rappelle combien la production de Morricone se situait à l’avant-garde : si l’on pense souvent au maestro, on pense aussi à ses innombrables disciples, d’Air à Sébastien Tellier, de Massive Attack à Portishead…
Contemplatif et élégant, l’album pourrait s’offrir un succès public grâce à sa doublette de tubes potentiels (Black et Two Against One). Pour la suite, à laquelle songent déjà Luppi et Danger Mouse, il ne leur reste qu’à s’inspirer de la productivité de Morricone. Si Rome s’est fait en cinq ans, entre 1968 et 1973, l’Italien a publié près de cent quinze musiques de film.
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