Dans une réflexion savante et personnelle, le philosophe et humoriste Yves Cusset interroge les sens multiples du rire. Et de se demander pourquoi les philosophes ont autant maille à partir avec le rire. Sauf lui. A défaut d’une bonne poilade, son essai explore subtilement les méandres du rire.
« Ce n’est pas tant du rire que je veux parler que de rire ». L’aveu d’Yves Cusset, philosophe mais aussi humoriste à ses heures perdues (gagnées ?), signifie bien combien la réflexion à laquelle il se livre dans son essai vivifiant, Rire, tractacus philo-comicus, excède le cadre convenu du commentaire, qu’il soit désabusé ou excité, sur les performances des comiques qui saturent l’espace médiatique. Il nous prévient d’ailleurs en avouant : « Quand on pense le rire, on n’est pas là pour rire ». Mesurant le vide de la tradition philosophique sur le sujet du rire, Yves Cusset a cherché à en comprendre les causes, tout en cherchant, secrètement, à s’interroger sur ce qui l’agite au fond de lui : une envie de faire rire, de monter sur scène, tout en s’accrochant à ce qui le fait vibrer le plus, la philosophie. Comme s’il cherchait, sinon une réconciliation, un pont possible entre deux gestes que tout oppose comme deux forces qui s’attirent sans y penser vraiment.
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Le mystère du rire
Nourri de multiples lectures académiques, autant que de réflexions personnelles incisives, Yves Cusset cartographie finement le paysage complexe du rire, moins en pour en clarifier les familles ou les rites que pour en saisir les formes disparates et les éclats secrets. Lucide sur ce qui sépare la tradition de l’humour froid du philosophe, qui distingue et sépare, de la tradition de l’idiotie qui relie et rapproche, l’auteur ne dévoile pas le mystère du rire : il l’explose littéralement, en se dégageant de toute théorie définitive et surplombante. Ce sont des fragments qu’il consigne, subtilement, drôlement, à la mesure des éclats dont le rire porte l’intense promesse. En rappelant que, comme l’écrivait Grégoire Lacroix, « l’humour est à l’existence que la rampe est à l’escalier ». Entretien avec l’auteur, inspiré par la philosophie et aspiré par le rire.
Philosopher sur le rire, comme vous le faites dans ce livre, est-ce un geste sérieux ou au contraire une manière de décoincer un peu la philosophie, rarement légère ?
Yves Cusset – Il existe une difficulté des philosophes à rire, qui vient profondément de la difficulté des philosophes d’avoir un corps, d’assumer la dimension corporelle et physique du rire. Au fond, s’ils parlent du comique, ils parlent assez peu du rire en tant que tel. Cela fait des années que je pratique de mon côté la philosophie, de manière sérieuse, et en même temps, l’humour, avec un contenu philosophique, parce que c’est mon matériau ; je ne saurai pas faire rire avec autre chose. Je me suis demandé pourquoi cela ne se croiserait pas, pourquoi il n’y aurait pas la possibilité de parler de l’humour et du rire dans un essai de philosophie, qui soit aussi un exercice pratique. Mon but n’est pas de réconcilier la philosophie avec le rire, ce serait bien prétentieux, mais de philosopher en essayant d’être en accord avec mon objet.
Pourquoi la philosophie et le rire sont-ils a priori incompatibles ?
Les philosophes ont peur du rire. Quand Hans Blumenberg théorise dessus par exemple, il nous rappelle qu’il y a un rapport originel au rire dans la construction de la théorie. Il parle du « moment Thalès » : à un moment, le philosophe se sépare du monde car le rire lui est extérieur ; il fait rire quand même, par son stéréotype, par l’image qu’on en a dans le peuple, ce que Rancière appelle « l’animal de l’opinion ». Mais, au fond, il est menacé par le rire, il en a peur. Il y a la crainte que tout l’effort théorique s’écroule. C’est cela que provoque l’éclat de rire : l’écroulement soudain de tout ce qu’on a édifié sur le chemin de la vérité. Il y a donc une crainte du rire. Qui a aussi à avoir avec la défiance que la philosophie a pour l’opinion.
Mais des philosophes comme Montaigne, Spinoza ou Nietzsche n’ont-ils pas soutenu une conception du rire comme puissance de vie ?
Absolument. Ils en ont la conception, mais il leur manque la pratique. Montaigne a su pratiquer la légèreté. Il est au fond trop léger pour être totalement philosophe. Il met la vérité à distance, il n’est pas dans la recherche philosophique de la vérité, il est plus dans une tradition sceptique. Spinoza, lui, ne nous fait pas rire, on ne va pas se mentir ; mais on voudrait en savoir plus. Pourquoi a-t-il rendu justice au rire ? Parce qu’il est le premier, après une longue tradition, à nous ramener à l’Antiquité et nous rappeler que le rire est la manifestation de la gaité. Et que là-dedans, il ne peut pas y avoir d’excès. La gaité est toujours bonne. Spinoza est un philosophe du corps. Mais pas drôle. Chez Nietzsche, il y a une ironie cinglante dans l’écriture ; mais ce n’est pas non plus un rigolo. Deleuze disait que l’humour n’est pas très philosophique ; il n’est pas grec, dit-il ; l’ironie est grecque, l’humour est juif. L’ironie est sadique, l’humour est masochiste. C’est pour cela que les philosophes en ont peur ; puisque le masochisme de l’humour consiste à aimer se faire mal à la pensée. C’est vrai que cela fait mal. Le philosophe voudrait tenir la vérité comme Arnolphe veut tenir enfermée Agnès dans L’école des femmes ; il veut qu’il l’aime ; il l’enferme jusqu’à ce qu’elle l’aime ; or, elle l’aimera d’autant moins qu’il l’enferme. J’y vois une métaphore du rapport du philosophe à la vérité ; ce qui le rend comique. Tout ce que déploie comme stratégie le philosophe, c’est faire en sorte que la vérité ne lui échappe pas. Pour l’enfermer dans un filet, dans un système qui la tienne une fois pour toute ; comme il est amoureux de cette vérité, il ne veut pas qu’elle lui échappe.
Cioran vous fait-il rire ?
De toute évidence, il y a chez lui de l’humour, très noir, certes. Il ne cherche pas à faire rire, il n’en est pas moins humoristique. Mais l’intention de l’humour n’est pas de faire rire. Même si souvent l’humour fait rire ; mais il n’y a pas de lien direct. Cioran est dans le deuil de la vérité ; c’est pour cela qu’il pratique l’aphorisme ; qui est un refus du système, du filet. C’est la pensée qui est toujours en train de débuter, qui n’est jamais achevée. C’est aussi pour cela que Cioran est à la limite de la philosophie. Il n’a jamais fini de commencer. La meilleure chose aurait été de ne pas naître. Ce qui n’a pas de sens.
Pour revenir à votre parcours, singulier, comment comprendre ce qui vous a guidé depuis Normale Sup, l’agrégation, la thèse de philosophie, jusqu’à la scène ? Comment comprendre ce déplacement ? En quoi la scène est-elle peut-être pour vous le lieu de l’exercice de la philosophie, ou du moins, son extension paradoxale ?
Ce qui m’intéresse, c’est la peur du rire, la peur du lâcher-prise, de se laisser aller. Dans ma biographie personnelle, j’ai eu envie de ce lâcher prise, de ne pas croire à ce sérieux-là. J’aurais pu continuer ma carrière toute tracée : assistant à la Sorbonne à 25 ans, professeur à 40… Je faisais du théâtre. Un matin, j’ai levé les bras et j’ai vu qu’il y avait déjà des toiles d’araignée en-dessous ; tout était trop réglé. Je me suis dit que tout ne pouvait pas être tracé d’avance à cet âge. L’humour, c’est la volonté de toujours tout re-débuter. J’ai ainsi échoué ma carrière universitaire de manière remarquable. Une longue chute ascensionnelle. On ne veut plus de moi. Je suis le rigolo. Je n’ai même pas un rapport rebelle à l’institution universitaire ; je la remercie de ne pas m’avoir pris, sans ironie. Je me suis découvert en dehors d’elle. J’étais fasciné par les spectacles humoristiques depuis que j’ai 14 ans.
Quels spectacles vous ont marqué dans votre jeunesse ?
J’ai commencé des cours de théâtre au Point Virgule, un café théâtre de référence ; j’y ai rencontré des jeunes humoristes pas encore connus, comme Pierre Palmade, Jean-Marie Bigard, Gustave Parking… Pas la scène la plus chic de l’humour ! Mais je regardais cela avec fascination ; faire rire les gens en étant seul sur scène, j’avais envie de connaître cela. J’étais un enfant plutôt triste. J’ai compris que pour faire un spectacle d’humour, il ne fallait pas être forcément rigolo ; ce n’est pas une juxtaposition de blagues. Etre drôle 5 minutes, ce n’est pas la même chose que d’être drôle une heure. Souvent il vaut mieux ne pas être drôle 5 minutes pour savoir l’être une heure. Il ne faut pas seulement être drôle, il faut avoir quelque chose à raconter, il faut avoir une vision du monde. La philosophie correspondait à ma noirceur métaphysique, à mes angoisses ; j’ai continué à faire du théâtre parallèlement à la philo. C’est en enseignant la philo en terminale, à 30 ans, que j’ai commencé à faire marrer les élèves ; je me laissais aller. Mon style s’est affirmé ; je tenais un matériau. Mon but n’était pas de faire rire tout le temps, mais dans la spontanéité, les élèves étaient réceptifs à ma pitrerie ; j’imitais Fichte et Hegel, j’étais dans une sorte de one-man-show ; et cela marchait. La philo me donnait à rire ; je me suis dit que ce serait ce qui me donnerait la possibilité de faire un spectacle d’humour.
La référence à Pierre Desproges ou Raymond Devos vous convient-t-elle ? Comment vous situez-vous dans la cartographie de l’humour ?
On m’évoque souvent le nom de Raymond Devos, c’est vrai, pour le jeu sur les mots, ou Pierre Desproges pour la dimension cynique. Mais ce que j’aime surtout, ce sont les contrastes. Je me situe du côté de l’idiotie. La philosophie recherche une forme de naïveté. Il y a la naïveté feinte, celle de Socrate, qui mène, via l’ironie, au questionnement et au début de la construction de la vérité. Et puis il y a une naïveté dans laquelle on reste, qu’on ne quitte pas, qui nous fait régresser ; quand on réalise qu’on n’y comprend rien, on se retrouve comme un enfant ; un adulte qui redevient un enfant, c’est un clown. Et donc une sorte d’idiot. La naïveté peut donc aller dans ces deux directions : la direction du questionnement philosophique ou celle de l’idiotie du clown. Je trouve que l’idiotie ouvre des voies extraordinaires. J’aime les emprunter.
Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez que l’humour est « l’ombre portée du sérieux » ?
L’humour n’est pas le contraire du sérieux, mais son ombre portée. Il y a des choses trop sérieuses pour être abordées sérieusement ; l’humour a à faire avec l’humilité. On se retire, on le traite avec légèreté, car on ne peut pas le porter sur nos épaules. L’humour nous interpelle, nous fait mal à la pensée, disait encore une fois Deleuze. Schopenhauer dit que » l’ironie est la plaisanterie cachée derrière le sérieux et l’humour le sérieux caché derrière la plaisanterie « . Le sérieux caché derrière la plaisanterie, on le fait par pudeur, par humilité ; la plaisanterie est un moyen de le montrer indirectement. Wittgenstein le disait : » ce qu’on ne peut pas dire peut encore se montrer « . L’humour est cette ressource de monstration. C’est ce que font très bien les Monty Python, des vrais humoristes, avec une dimension métaphysique, sans jamais démontrer quoi que ce soit.
Qu’est-ce que le comique, par contraste avec l’humour ?
Il y a une distinction entre celui qui fait rire et celui qui rit. Soit le faiseur et le rieur ont une relation de connivence par extériorité avec l’objet ; c’est le comique qu’a théorisé Bergson, il suppose une extériorité avec l’objet, avec la personne dont on rit. Soit le faiseur et le rieur construisent une relation de sympathie avec l’objet ; on est dans la dimension de l’humour. C’est plus compatissant. L’art de Molière repose sur la construction de personnages comiques. On a besoin de cette extériorité ; cela peut déboucher sur la moquerie voire le côté diabolique, dirait Baudelaire.
Et la gaieté, qu’en faites-vous ?
Je ne suis pas gai ; c’est une disposition à rire facilement, une disposition à l’allégresse. J’essaie de la cerner ; elle a à avoir avec la joie de vivre, une très étrange expression. Se dire que vivre puisse être source de joie, c’est un paradoxe ; c’est ce qui se passe dans la vie qui peut être source de joie ; on peut être joyeux d’aimer, de découvrir, de visiter, de lire, mais pas de vivre ; si on est joyeux, est-ce que ce n’est pas autre chose de que vivre ? C’est ce qui nous réjouit ; le fait de vivre, de rien, suffit à rendre gai ; ce rien, qui devrait nous déprimer, suffit à se réjouir ; c’est un mystère. Pire, c’est une grâce. Cela nous tombe dessus gracieusement.
Le paysage dominant de l’humour vous fait-il rire aujourd’hui ?
Non. J’évoque cette question abyssale de Laurent Delahousse à Dany Boon : « Dany Boon, cela vous fait quoi d’être l’anti-dépresseur le plus vendu de France ? » Les comiques antidépresseurs font partie de l’outillage néolibéral pour nous divertir ; on donne notre assentiment à un système qui nous réduit et nous amenuise. On crée la pathologie et le remède en même temps. Dany Boon est un grand clown, qui s’est normalisé, comme Gad Elmaleh, que j’aimais bien à ses débuts. Ils sont désormais dans des formats de techniciens ; mais il n’y a plus de rapport à soi, de clownerie.
Peut-on rire intérieurement ? Ou le rire est-il forcément indexé à ses éclats ? Des éclats souvent à contre-temps des autres, car chacun ne rit pas aux mêmes situations.
Je pense qu’on peut rire intérieurement. Rire, c’est une relation ; c’est ce qui nous saisit et en même temps nous engage. Cela mobilise en nous une humeur ; c’est pour cela que cela ne coïncide jamais avec les autres.
propos recueillis par Jean-Marie Durand
Rire, tractacus philo-comicus, par Yves Cusset (Flammarion, 248 p, 19 €)
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