Notre journaliste, Théo Ribeton, a banni la viande de sa consommation alimentaire. Il raconte le chemin qui l’a mené à prendre cette décision et comment ce choix moral et éthique progresse dans la société française.
Lorsqu’on demande à un végétarien ce qui dans sa vie l’a conduit à cesser de se nourrir d’animaux, il formule souvent une réponse à contrepied : absolument pas prédestiné à la bouffe healthy et à l’abstinence, il était autrefois un viandard comme un autre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il aimait d’ailleurs beaucoup ça, la viande, et puis un beau jour, à la faveur d’un reportage choc en abattoir machinalement visionné sur Dailymotion, ou d’un week-end inopiné à la ferme du cousin du pote de machin qui y tuait le cochon, tout a changé subitement.
Peut-on vraiment ne pas avoir su ?
Comme un renversement psychologique, définitif et tranchant, la vue du sang a coupé sa vie en deux : avant, il ne savait pas, désormais, il savait. Du jour au lendemain, il agirait donc en conséquence et bannirait l’exploitation animale de sa consommation – peut-être au terme d’une courte période d’adaptation, mais en demeurant certain de ne pas négocier un instant sur son objectif final et sa morale tout à coup adoptée.
Or, ce schéma de la révélation veggie, de la renaissance à lui-même de l’omnivore repenti, m’a toujours paru au mieux caricatural, au pire hypocrite, et dans tous les cas mensonger : peut-on vraiment ne pas avoir su ? Peut-on un jour être littéralement mis au parfum, apprendre – première nouvelle ! – que la viande est le produit de l’exploitation violente des animaux, et changer séance tenante de mode de vie, d’habitudes alimentaires, de système de valeurs ?
Je n’ai jamais ignoré d’où la viande venait
Ayant grandi dans une région plus célèbre pour son foie gras et ses gésiers que pour ses jus détox, j’ai consommé à peu près quotidiennement de la viande jusqu’au début de l’âge adulte, alors que je n’ai jamais ignoré d’où elle venait (sans connaître le détail des traitements réservés aux bêtes d’élevage, je ne crois pourtant pas m’être raconté de contes de fées).
N’ayant pas non plus connu personnellement de végétariens avant le lycée, j’ai pourtant toujours su que ce régime existait (grâce par exemple à Lisa Simpson et à la gamine de Jurassic Park) et qu’il avait probablement, pour ceux qui le pratiquaient, un fondement plutôt légitime.
Je ne prenais pas acte de ce savoir
Je ne peux donc pas dire que j’ignorais la réalité de la viande avant de cesser d’en consommer. Je savais, du moins je devinais ; mais je ne prenais pas acte de ce savoir. Ce n’était pas une revendication, une fierté carnivore mal placée : tout ceci était simplement en dehors de moi, de ma vie quotidienne, de mon horizon moral.
A vrai dire, il ne me traversait même jamais l’esprit que ce choix puisse un jour devenir le mien. Et la vue du cadavre d’un porc, la lecture d’ouvrages spécialisés ou la conversation avec des militants n’y changeraient rien. Tout ceci allait bien sûr arriver, mais cela ne suffirait pas.
Quand nous l’avions interrogé à la sortie de son livre, Voir son steak comme un animal mort, le spécialiste en psychologie morale et militant végane Martin Gibert nous avait dit une chose que je trouve capitale : du côté de ceux qui examinent sérieusement la légitimité de l’exploitation animale par l’homme (c’est-à-dire les chercheurs et les philosophes, et pas les polémistes de talk-show), la réflexion est pliée depuis longtemps – en fait depuis 1975 et la publication par Peter Singer de La Libération animale. Depuis lors, la bataille n’est plus argumentaire mais culturelle et psychologique. Pourtant il y a encore, et c’est peu de le dire, bataille.
La société absorbe peu à peu une éthique animaliste
Les raisons sont là, elles ne font pas débat, mais la force de l’habitude et l’inertie des mœurs font que la société, alors même qu’elle absorbe peu à peu une éthique animaliste dont la démocratisation n’est plus contestable, persistera néanmoins encore sans doute longtemps dans le carnisme – l’idéologie qui considère comme normal, naturel et nécessaire de se nourrir d’animaux.
Or cette espèce de “phase hésitante” observable à l’échelle de la société l’est aussi à l’échelle de l’individu et de son choix intime. Autrement dit : quelqu’un qui devient végétarien, ce n’est pas quelqu’un qui vient de régler la question du “pourquoi”. Il y a déjà répondu depuis longtemps. Celle, autrement plus épineuse, à laquelle il vient de formuler intérieurement une réponse, c’est celle du “pourquoi pas moi” – et je ne parle pas encore du “comment”.
Je me sentais, au fond de moi, d’accord avec eux sur tous les arguments moraux
J’ai décidé de cesser de consommer de la viande en février 2012. Le végétarisme était devenu moins étranger à ma vie : plusieurs amis proches y étaient passés dans l’année écoulée. Je me sentais, au fond de moi, d’accord avec eux sur tous les arguments moraux (on peut être végétarien pour raisons éthiques, écologiques, sanitaires ou religieuses ; et on finit assez naturellement par ajouter une ou plusieurs de ces raisons à sa raison première ; cependant pour moi la raison morale est la plus forte et la plus fondamentale : nous ne sommes pas en droit de tuer pour notre plaisir) et je me suis donc inventé des justifications, prétendant que mon choix de continuer à manger de la viande était, tout autant que pour eux, le fruit de mes convictions.
Je me mentais puisque mon choix était bien sûr une absence de choix. Je ne changeais pas mes habitudes alimentaires, cependant le besoin subit de m’en justifier m’obligeait à y injecter un sens, une raison d’être que je bricolais le moins fallacieusement possible.
Une “dissonance cognitive”
Fréquenter des végétariens, c’est soudain éprouver sa consommation de viande comme une chose intentionnelle, comme si l’on prenait conscience du mouvement réflexe et inconscient de la respiration et qu’on s’obligeait à en faire un geste spontané.
Tous les omnivores sensibilisés au végétarisme et à ses motivations devinent ou éprouvent cet inconfort moral. Il a même un nom : on appelle ça une “dissonance cognitive”, c’est-à-dire une contradiction entre les opinions et les actes d’une personne. On peut la résoudre en modulant ses opinions (en discréditant le végétarisme, en défendant l’omnivorisme au moyen d’arguments plus ou moins solides comme l’ordre naturel, le plaisir gustatif, la tradition culturelle) ou en modulant ses actes (en arrêtant de manger de la viande).
Ce jour de février 2012, j’ai donc modulé mes actes. Gracieusement hébergé dans une colocation de Berlinois, j’avais cru bon d’apporter quelques victuailles bien gauloises en guise de remerciement – sans savoir que tous mes hôtes étaient végétariens. Ils ont éclaté de rire en me voyant brandir fièrement ma charcuterie.
Ce sont peut-être ces rires qui m’ont donné l’idée de jeter le saucisson et de tenter le grand saut. Pourquoi ? Simple curiosité, volonté de discipline personnelle, goût du défi, un zeste d’infatuation…, voilà autant de raisons intimes qui précèdent, comme pour tout choix de ce type, la raison politique.
La force de l’habitude ne cède pas d’un seul tenant
J’ai fait quelques exceptions la première année : dîners familiaux, snacks nocturnes, usage du poisson comme monnaie de compromis dans des situations de repas à menu fixe, etc. Ce n’est pas tant parce que se passer de viande était difficile que je me suis permis ces écarts, mais plutôt par un effet de persistance : la force de l’habitude ne cède pas d’un seul tenant.
Demeure le sentiment de devoir culturellement donner le change, en évitant de vexer sa grand mère, en rechignant à tirer un trait sur des moments qu’on n’appréciait pas pour la viande mais qu’on peine à perpétuer sans elle (barbecues, réveillons de Noël…), etc.
L’abstinence est devenue une nature
En réalité, se passer de viande est très facile, bien plus facile que, par exemple, faire un régime pour perdre du poids, ou arrêter de fumer. Cela n’implique pas nécessairement de s’en écœurer : je ne tourne pas de l’œil à la vue d’un étal, et l’odeur du poulet rôti m’est même encore agréable ; pourtant, je n’ai pas à me retenir d’en manger. L’abstinence est devenue une nature.
Finalement, la plus grande difficulté rencontrée est de l’ordre du social et du culturel. Jusque récemment, le végétarisme suscitait chez beaucoup de gens l’incompréhension (on n’imagine pas à quel point la notion même de viande n’est pas clairement délimitée pour tout le monde), la méfiance, voire la colère. Une image de sectarisme et de condescendance nous colle à la peau.
La société a sensiblement, et très récemment, changé
Les restaurateurs – pas tous, heureusement – se montrent notoirement hostiles : cela va de la moue gênée à la franche exaspération (“Trente ans de métier, jamais vu ça” est une phrase que j’ai déjà entendue). Le domaine médical connaît lui une véritable guerre de la désinformation : alors qu’on ne compte plus les études sur la viabilité de ce régime, un végane ne peut pas passer une heure dans un hôpital sans qu’on l’enjoigne à reprendre un régime “normal”.
On ne peut pourtant nier que la société a sensiblement, et très récemment, changé. Les lasagnes au cheval, Aymeric Caron, les vidéos d’abattoir de l’association L214 : autant d’épisodes d’une mutation profonde dont nous vivons les prémices et qui aboutira un jour à une révolution copernicienne de notre rapport aux animaux.
Pour l’heure, ces prémices présentent tous les symptômes de cette “phase hésitante” que je mentionnais plus haut. Le nombre de végétariens bouge peu : par contre, la proportion de Français qui envisagent de le devenir a sauté de 4 à 10 % en trois ans. La montée des régimes flexitariens, la ringardisation des moqueries, l’avènement d’une culture néoréac et masculiniste de la viande (cf. la revue Beef!) sont autant de symptômes d’une société pétrie de complexes.
Dans ce contexte, la différence est négligeable entre, par exemple, un végétarien embarrassé par son propre renâclement à aller plus loin pour devenir végane (moi, de toute évidence), et un omnivore conscient de toutes ces préoccupations, qui se surprendrait parfois à négocier intérieurement, à envisager un changement d’habitudes (vous, peut-être).
La question évidemment fantoche de la rivalité entre “clans”
Sachons gré à Brigitte Gothière, fondatrice de L214, d’avoir su régler la question évidemment fantoche de la rivalité entre “clans” (omnivores, flexitariens, végétariens, véganes…) quand nous lui demandions lors d’un précédent entretien si les membres de son association se devaient d’être véganes, par cohérence avec leur engagement. La réponse très tolérante – indulgente, diront certains – de la militante nous avait alors décontenancé : “Des gens sont contre l’exploitation des animaux et pour autant mangent de la viande. Je ne veux pas leur jeter la pierre en les plaçant dans des équipes. Ça ne reflète pas l’évolution des mentalités et ça ne reflète pas mon positionnement éthique. L’important, c’est où la société veut aller sur l’impulsion collective, impulsion dont les particularités individuelles viennent aussi de cultures, de milieux familiaux, de classes sociales. Et ça, nous devons le respecter.”
Ces mots anéantissent un vieux complexe : le sentiment d’être implicitement pointé du doigt par le végétarisme, ressenti par certains omnivores qui lui intentent ce qu’on pourrait appeler un procès en perfection. “Certes, j’aime le poulet rôti et cela diminue ma morale. Mais que dire de la tienne si, malgré ton régime, tu possèdes un smartphone ou des baskets importées ?”
A cette accusation, la réponse est assez évidente : le caractère inatteignable de la perfection ne nous dispense pas de chercher tout de même à nous améliorer. Mais il y a une autre réponse, plus conciliatrice, à formuler, à la suite de Brigitte Gothière : il n’y a aucune paranoïa à avoir vis-à-vis du regard des végétariens sur les omnivores.
Car il faut bien comprendre que l’entre-deux moral est notre patrie. Paradoxalement, être végétarien, ce n’est pas basculer dans un absolu éthique, mais précisément coloniser en permanence une nouvelle zone de compromis, entre discrétion et prosélytisme, mœurs gastronomiques et adaptations végétales, coutumes et entorses culturelles. C’est se placer à un endroit élastique des normes sociales et culinaires et y appliquer une tension, un pied dans l’avant, un pied dans l’après – dans cette étrange zone tampon où s’emmêlent une culture ancestralement désintéressée des bêtes et une société future débarrassée de toute exploitation animale. C’est trahir et promettre. Et c’est passionnant car c’est prendre part – rien que ça – à ce qui pourrait s’avérer la prochaine grande révolution éthique.
{"type":"Banniere-Basse"}