Avec Sacrifice, l’histoire d’une fillette noire violée par six flics, Joyce Carol Oates signe l’un de ses meilleurs livres. Un recueil de nouvelles confirme son immense talent.
Depuis Eux et jusqu’au récent Fille noire, fille blanche, l’une des grandes forces de la septuagénaire prolifique Joyce Carol Oates (plus de quarante livres publiés), qu’elle tire de sa vie passée à Detroit, est sa capacité à disséquer le racisme dans ce qu’il a de plus banal, de plus insidieux.
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L’hostilité quasi naturelle, historique, inébranlable des policiers envers les Afro-Américains dans certaines villes. Sa réciproque (“Quelle que soit sa couleur de peau, un flic est blanc”, pour la famille de la victime). Elle sait mettre le doigt là où ça fait mal, dépasse le manichéisme victime-bourreau pour montrer les manipulations s’opérant à tous les niveaux.
Le scénario de la fillette violée, qui arrange pas mal de monde, ne correspond pas tout à fait à la réalité. Il y a la lâcheté du beau-père de la victime, un salaud à la Hubert Selby Jr. (Last Exit to Brooklyn) pour lequel on ne peut s’empêcher de ressentir de l’empathie.
La méfiance de la mère face aux assistantes sociales : “Tout le monde veut nous ‘représenter’, s’énerve-t-elle, comme si on était les Supremes.” Sa pudeur, sa fierté, sa haine du blaser chic de son avocat, de son vocabulaire, de ses mots condescendants à son égard. Un problème éminemment politique, au-delà de la grille d’analyse “raciale”, la lutte des classes à l’état pur, sans espoir ni rédemption possible.
Même malaise et fascination dans le recueil de nouvelles qui, comme le roman, partent souvent de faits divers pour explorer les obsessions de l’auteur : perte de l’identité, rapports mère-fille, servitude volontaire, victimes dites “consentantes”, ados tétanisées par leur apparence, etc.
Oates joue avec les nerfs du lecteur, on navigue à vue, terminant parfois la lecture plus indécis qu’on ne l’a commencée. La vérité, souvent effroyable (l’adolescente violée par sa propre mère) est révélée au détour d’une phrase. D’autant plus glaçante qu’elle vous tombe dessus, comme dans la vie, de manière anodine.
Enfin, au-delà de la maîtrise de son art et de son aptitude à décrire le climat intellectuel et culturel de l’époque, ces deux nouveaux livres offrent une dimension inédite jusqu’ici dans son œuvre : une variation sur les thèmes de la mémoire, du refoulé, du déni face à la violence. La romancière révélait récemment dans un entretien qu’elle trouvait désormais une grande part de son inspiration dans les neurosciences que lui a fait découvrir son nouveau mari.
Cela donne, dans le texte, l’impression de se retrouver plongés dans le cerveau des personnages, d’assister à la formation de leurs pensées, aux connexions de leurs synapses, aux blocages de leur mémoire meurtrie, traumatisée.
On en lit l’expression pathologique dans leurs corps et leur mots ; corps mutilés ou martyrisés – celui de cette jeune femme violée, Betty Short alias le Dahlia noir, dans la première nouvelle : elle raconte d’outre-tombe sa collocation avec Marilyn Monroe puis son assassinat… un véritable chef-d’œuvre, Blonde, en version courte. Corps et voix surtout, la langue qui bafouille, fourche, révèle sa part maudite. “La plupart de ce que l’on crée, en tant qu’artiste, est inconscient, confiait Oates dans une interview. Nous ne savons pas où nous allons.” Espérons qu’elle garde cet état d’esprit.
Sacrifice de Joyce Carol Oates (Philippe Rey), roman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 384 pages, 22 €
Dahlia noir & Rose blanche de Joyce Carol Oates (Philippe Rey), nouvelles, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Auché, 336 pages, 22 €, en librairie le 3 octobre
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