Comme antidote face au fade et poussif « Cézanne et moi » de Danièle Thompson avec Guillaume Canet et Guillaume Gallienne, on se replongera dans cinq films qui ont su s’emparer de la vie de peintres réels et approcher avec subtilité le mystère de leur art.
Filmer le travail du peintre à l’écran, et plus largement rendre compte de la vie d’un artiste, n’est pas une tâche aisée. Notre confrère Jean-Baptiste Morain l’a bien souligné en relevant avec malice les nombreux défauts de Cézanne et Moi de Danièle Thompson (interprétations involontairement drôles, faiblesse des enjeux, dialogues téléphonés et surchargés d’informations pour le spectateur, name dropping de noms d’artistes et de références culturelles…). En réalité, bien des biopics de peintres sont des croûtes, et peinent à dépasser le stade purement descriptif et l’illustration plate façon mauvais téléfilm de la vie d’artiste, avec tous ses poncifs.
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Pourtant, le cinéma a le potentiel de scruter l’activité artistique, en tant que telle et dans son rapport à la société et au monde, de manière non-académique, afin de tenter de percer une part du mystère de la création. Les grands films qui se sont emparés de la vie d’artistes réels sont des œuvres inventives qui nouent une dialectique féconde avec le geste et l’art de leur sujet. Cette inventivité peut passer par le récit (remettre en question les approches classiques du biopic, jouer avec la frontière entre le réel et l’invention), par les thématiques abordées (liens de l’art avec la société, figure de l’artiste maudit) et par la forme (le travail du directeur de la photographie peut-il dialoguer avec celui du peintre ? Comment et selon quel procédés de mise en scène filmer un personnage à la fois hors du monde et dans celui-ci, qui le regarder puis le retranscrit ?)
Voici cinq films qui, selon nous et chacun à leur manière, s’emparent tant de la vie de l’artiste que de son geste créatif avec originalité et intuition.
Le Mystère Picasso, d’Henri-Georges Clouzot (1955) : le génie en work in progress
Le Mystère Picasso est un film-concept, un documentaire pensé comme un écrin au geste créatif et artistique de Pablo Picasso, alors au sommet de sa gloire. Evacuant tout élément biographique, descriptif ou analytique, Henri-Georges Clouzot choisit de circonscrire son film au work in progress, comme si seul le regard pénétrant de la caméra en plan-séquences fixes sur le visage et la main du peintre permettait d’en approcher le génie. Un procédé spécial a ainsi été mis en place pour permettre de capter en transparence le tracé des œuvres sur différents supports, dont de grandes plaques de verre, ou des toiles que l’encre d’un stylo-feutre extrêmement pénétrant transperce de part en part.
Contrairement à la littérature ou à la musique, les arts visuels permettent de tenter une approche visuelle du processus de création, tout en offrant au cinéaste des possibilités d’expérimentation formelle. Le film se distingue ainsi par une gestion astucieuse de la couleur, qui apparaît seulement sporadiquement et seulement quand le peintre, ayant achevé ses tracés, commence à l’appliquer. Au delà de la prouesse technique et de l’inventivité de sa mise en scène, Le Mystère Picasso, c’est aussi la rencontre complice et admirative entre deux artistes amis à la ville, entre le regard du cinéaste (lui-même féru de peinture, qu’il pratique en amateur éclairé) et le geste du peintre.
Andreï Roublev, d’Andreï Tarkovski (1969) : l’art comme flamme au milieu des ombres
Le second long métrage du cinéaste russe, co-écrit par Andreï Kontchalovski, synthétise déjà les motifs et les obsessions de son oeuvre, alliant au sein d’un récit extrêmement exigeant le symbolisme et le mysticisme à une approche très concrète des gestes de la vie quotidienne. Dans un noir et blanc somptueux, le film, découpé en un prologue, huit tableaux et un épilogue, dépeint la vie du moine et peintre d’icônes itinérant Andreï Roublev, de ses années de formation auprès de Théophane le grec à une fin de vie marquée par la pénitence et le silence. Les différents segments, reliant l’essence de l’art au sens de la foi, confrontent l’artiste religieux au doute, à la violence et à la tentation de la chair, avant qu’une succession de ses œuvres en couleur ne referme le film.
« L’essence de l’art est de préparer l’homme à sa mort, de labourer et d’irriguer son âme, et de la rendre capable de retourner vers le bien » , affirmait Tarkovski dans son Journal. Au delà de la reconstitution d’une période de grande violence (au début du XVe siècle, la Russie subissait les assauts des Tatars et les retombées d’une querelle entre religieux sectaires et orthodoxes) qui a valu au film, considéré comme « non conforme avec les idéaux communistes », des problèmes avec la censure, le sujet principal d’Andrei Roublev est bel et bien l’art, dans son essence comme dans sa fonction. L’art comme foi (essence mystique de la création), l’art comme labeur (l’humilité dans travail et la recherche de perfection technique), et l’art comme fonction sociale (notamment à travers les rapports entre les artistes et leurs commanditaires).
A Bigger Splash, de Jack Hazan (1973) : à la frontière entre le réel et l’invention
Curieux mélange entre la fiction et le documentaire, A Bigger Splash (à ne pas confondre avec le remake homonyme de La Piscine sorti en 2015) plonge dans le bouillonnement du Swinging London (hormis un prologue et un épilogue à Genève) pour effectuer un curieux portrait de l’un des plus grands artistes du pop art, David Hockney. Reprenant le titre d’une célèbre toile de l’artiste appartenant à sa séries représentant des piscines californiennes, le film entremêle le vrai et le faux dans un jeu malicieux avec le spectateur : le peintre, ses amis et son entourage viennent y jouer leurs propres rôles (ou presque…).
Empreint d’un érotisme puissant, A Bigger Splash est devenu culte pour la communauté gay, notamment pour avoir capté sans filtre la relation tumultueuse du peintre avec le mannequin Peter Schlesinger. On y découvre un artiste en pleine crise amoureuse, doutant de son talent et de sa créativité et peinant à trouver l’inspiration malgré des commandes et des échéances pressantes. Par sa structure tout en artifices, cette plongée à la mise en scène obsessionnelle dans l’intimité parfois triviale du peintre constitue une manière originale et subtile d’approcher le mécanisme de la création artistique.
Edvard Munch, la danse de la vie, de Peter Watkins (1974) : portrait en miroir du peintre et du réalisateur
Co-produit par les télévisions norvégiennes et suédoises et tourné avec des acteurs non-professionnels dans les lieux que fréquentait le peintre, Edvard Munch, la danse de la vie cultive le curieux paradoxe d’être une « biographie d’époque » nourrie par la subjectivité de son cinéaste, dont on devine le caractère en creux. Le film esquisse un portrait touchant du pionnier de l’expressionnisme, auscultant tant les rouages de sa créativité, des recherches picturales à la réception critique de ses œuvres, que ses angoisses profondes liées à la maladie et à la mort.
Le long-métrage accorde une importance prépondérante aux années de formation de Munch, et aux rapports extrêmement complexes qu’il entretient avec les membres de sa famille.En s’attachant aux difficultés de positionnement de Munch face à la société et à l’establishment artistique, Watkins le dépeint comme un révolutionnaire, un esprit tourmenté mais libre refusant les conventions de la société bourgeoise et puritaine de la fin du 19e siècle.
Van Gogh, de Maurice Pialat (1991) : entre le génie et la folie
L’avant-dernier film de Maurice Pialat se concentre sur les 67 derniers jour de la vie de Vincent Van Gogh, soigné et protégé par le docteur Gachet dans le village d’Auvers-sur-Oise et la campagne environnante, en région parisienne. Une ultime période en forme de fuite en avant caractérisée par une activité artistique intense et une folie grandissante, prémisse du suicide à venir d’un artiste tourmenté noyant sa désorientation dans l’absinthe et les femmes. Le rôle principal, initialement pensé pour Daniel Auteuil, sera incarné par un Jacques Dutronc fascinant de mélancolie et de rage rentrée, doublé par la main du cinéaste-peintre Pialat lors des plans rapprochés de peinture. Son jeu vertigineux et constamment sur le fil lui vaudra le César du meilleur acteur.
Le génie incompris et tourmenté de Vincent Van Gogh en fera une figure extrêmement prisée par les scénaristes et réalisateurs, qui façonneront sa légende au gré de différents avatars à travers l’histoire du cinéma. Tour à tour incarné par Kirk Douglas dans La Vie Passionnée de Vincent Van Gogh de Vincente Minelli (1956), par Tim Roth dans Vincent et Théo de Robert Altman (1990), et par Martin Scorsese dans un segment délirant de poésie de Rêves de Kurosawa (1990), Van Gogh semble fait office de point de rencontre fécond entre le 3e et le 7e art.
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