De la fin de la Révolution française à nos jours, un collectif d’historiens et sociologues, pilotés par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, passe au crible la vie intellectuelle en France : un regard renouvelé et incisif sur la société française, cette patrie des idées.
Dans une somme érudite et problématisée, La Vie intellectuelle en France, en deux volumes, les historiens Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, entourés de 130 chercheurs, renouvellent l’histoire hexagonale de la vie de l’esprit, littéraire, artistique, scientifique. Des lendemains de la Révolution française à nos jours confus, cette recherche impressionnante s’attache moins aux icônes intellectuelles qu’à la société intellectuelle elle-même et à ses effets sur la société globale. Entre continuités et ruptures, ce travail important dévoile intelligemment un savoir contemporain foisonnant sur cette vie intellectuelle, consubstantielle à la vie du pays depuis plus de deux siècles. Christophe Charle et Laurent Jeanpierre s’expliquent ici sur leur démarche.
La France traîne souvent l’image d’un pays obsédé par le goût des débats intellectuels. Est-ce selon vous un lieu commun, ou au contraire, la réflexivité sur la vie intellectuelle est-elle une spécificité française ?
Christophe Charle – La réflexion sur la vie intellectuelle est très importante en France, mais si je vous citais une bibliographie de ce qui existe en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, vous seriez surpris. Simplement, cela rentre moins dans le débat public, parce qu’en France il existe une connexion plus étroite entre la vie universitaire et la vie intellectuelle générale. On connait en France le genre de l’essai, qui est une originalité hexagonale : c’est un pont entre ce qui se fait dans le monde académique et la diffusion en dehors des cercles fermés. C’est cela la spécificité française.
Laurent Jeanpierre – Il faut s’entendre sur l’objet de l’histoire dont on parle. La tradition de l’histoire des idées existe dans tous les pays ; peut-être même que la France n’est pas le pays où ce domaine a été le plus développé ces dernières décennies. L’histoire des intellectuels est plus une spécificité française. On a ici essayé de découper un autre objet, un objet tiers : une histoire de la vie intellectuelle et des cadres de la pensée.
Existe-t-il des tentatives équivalentes vous précédant ?
Christophe Charle – Il n’y a pas d’équivalent strict. Il existe des histoires des Lumières ; je pense aux livres de Daniel Roche, Roger Chartier, plus anciennement Paul Hazard… Mais ce sont des travaux déjà anciens qui abordent rarement le très contemporain. Ici, nous allons de la fin du 18ème siècle à nos jours en reliant des activités intellectuelles (arts, sciences, sciences humaines, littérature) qui restent habituellement enfermées dans des branches spécialisées d’histoire. De plus, le regard de longue durée produit des effets qu’on n’avait pas soupçonnés au départ.
Laurent Jeanpierre : Des histoires intellectuelles nombreuses existent de manière cloisonnée, par domaine. Il y a eu aussi, autour de Christian Jacob par exemple, de vastes panoramas des pratiques intellectuelles et des lieux de savoirs à plusieurs époques. L’histoire des sciences dont s’inspiraient en partie ces volumes a été depuis plusieurs décennies un domaine très créatif, comme en témoignait aussi récemment le travail dirigé par Dominique Pestre, dont nous partageons la démarche : décloisonner les champs. L’idée de réfléchir sur les contraintes qui pèsent sur le travail scientifique est ancienne mais elle était moins souvent appliquée aux autres domaines. L’un de nos objectifs a été de transférer ces approches en les testant sur l’histoire des idées politiques, de l’espace public, des idées esthétiques.
Christophe Charle : On a aussi voulu faire travailler ensemble des historiens qui souvent s’ignorent ; des historiens de la littérature, de la philosophie, de l’art… Ici, ils travaillent dans un même projet, en connivence. On les a englobés dans un plan systématique, on leur a proposé des découpages et des problématiques qui ont un sens par rapport à leur champ mais aussi par rapport à d’autres types d’histoire. Cela les oblige à sortir du cadre de leur discipline.
Quelle approche historiographique revendiquez-vous dans cette somme qui réunit des historiens issus de diverses écoles historiques ?
Christophe Charle : On veut être à la fois dans l’histoire des idées, l’histoire de la société intellectuelle, et dans l’histoire des effets de la société intellectuelle sur la société globale. Nous défendons une histoire transdisciplinaire. On remet en question les artifices des héritages convenus et on sort des cadres a priori.
Laurent Jeanpierre : On peut toujours chercher des paradigmes ou des écoles de pensée derrière ce travail. Il y en a plusieurs et le livre fait aussi varier les échelles et les angles de vue. Nous venons, Christophe Charle et moi, d’une tradition de recherche dite bourdieusienne. Mais plutôt que de plaquer des hypothèses toute faites sur une matière historique très riche, nous avons fait travailler ces hypothèses sans utiliser des concepts prêts à l’ouvrage. On retrouverait sans doute l’empreinte de la sociologie de Pierre Bourdieu dans la découpe thématique qui traverse les parties chronologiques : nous partons de l’idée qu’un des faits généralement négligés lorsqu’on parle de la société intellectuelle est qu’elle évolue par différenciations croissantes. Il s’agissait d’aller à l’encontre d’un lieu commun sur la vie intellectuelle contemporaine, selon lequel nous serions témoins d’une connexion internationale plus grande et d’une meilleure communication des idées par les nouvelles technologies. En réalité, les producteurs d’idées se plaignent souvent de l’ultra-spécialisation du travail, de l’absence d’un langage commun. Notre hypothèse de départ est donc sociologique en ce sens-là. Mais il n’y a pas dans ce livre d’application d’une recette théorique générale à un problème historique aussi divers et pour une période de plus de deux siècles.
Comment définir le terme « société intellectuelle » ? Et pourquoi tenez-vous à vous dégager du cadre un peu romantique des grandes figures intellectuelles ? Vous méfiez-vous du culte des génies ?
Christophe Charle : La société intellectuelle, c’est l’ensemble des interrelations qui font naître des idées, qui font s’autonomiser des mondes spécifiques – les sciences, la littérature, la philosophie… La société intellectuelle, autonomisée, se confronte aussi à intervalles réguliers au monde externe, qui a d’autres intérêts. Au 19ème siècle, l’Etat veut contrôler la presse ; les intellectuels sont pris dans le combat entre l’Eglise catholique et l’Etat… Tout cela montre bien que cette autonomie cherchée est toujours relative et sous contrainte des grands changements historiques. Ce n’est pas seulement une histoire internaliste, mais une histoire qui relie l’interne et l’externe.
Laurent Jeanpierre : Pourquoi y-a-t-il idolâtrie des « grands hommes » dans le monde intellectuel ? On pense spontanément que des personnalités omniscientes, des “génies“, peuvent être capables de tout penser. Or une approche en termes de société intellectuelle nous rappelle que tout n’est pas pensable à chaque époque. Pour le toucher du doigt, il faut travailler sur les institutions, les règles, les manières de raisonner, sur ce qui est inculqué, à qui, sur les interactions entre les différents domaines, sur la manière dont chacun, là où il opère comme penseur, défend aussi des intérêts… Parler de société intellectuelle, c’est donc une manière de revenir sur cette question classique des limites du pensable pour chaque moment historique. C’est une façon de voir qu’ignorent généralement les approches idéalistes en termes d’influence.
Comment avez-vous opéré vos choix de césures historiques : 1815, 1860, 1914, 1962 ? Selon quels critères ?
Christophe Charle : Nos grands découpages sont parfois liés à des moments de liberté qui se dégagent, ou alors à des grandes crises nationales (1914, les guerres coloniales…). Les dates ne sont pas des tournants absolus. Simplement, ces césures ont un sens dans le monde interne des intellectuels ; elles ont aussi un sens par rapport à la position de la France dans le monde en général. 1962 nous apparait ainsi important, car c’est le moment où la France ne se pense plus comme un empire. Les intellectuels s’étaient énormément engagés dans la période précédente sur le maintien ou sur la critique de l’empire colonial : après 1962, il faut donc penser la France autrement qu’à travers ce prisme.
Laurent Jeanpierre : Il y a une discordance du temps comme l’a écrit Christophe Charle dans l’un de ses ouvrages. Il n’existe pas autrement dit d’homogénéité historique stricte à l’intérieur de chacune des périodes que nous avons découpées. Notre opération de bornage chronologique s’est surtout déterminée autour des chapitres sur l’espace public et de ses métamorphoses constantes, autour de transformations, de droits, comme la liberté d’expression, mais aussi autour de réalités plus souterraines, comme la massification universitaire au début des années 1960…
Vous dites défendre une « histoire matérielle, sociale et globale ».
Laurent Jeanpierre : Oui, une histoire transnationale. On a tenté de dénationaliser cette histoire car on ne voulait pas que le projet conduise à un nouveau Panthéon patriotique ni qu’il alimente la quête de l’identité nationale.
Au fil des siècles et des évolutions historiques, quelles sont les tendances lourdes de cette vie intellectuelle ?
Christophe Charle : Il y a une grande constante : l’hypertrophie du centre, Paris, qui pèse plus lourd, relativement, que dans n’importe quel autre pays. Goethe le remarquait déjà dans un texte de 1827. Paris a un poids énorme. L’Etat centralisé se sent comptable d’une grandeur intellectuelle avec toutes ses interventions dans l’espace public, avec les Académies, à travers aussi son rôle éducateur depuis la Révolution. L’école reste le lieu de la reproduction et de la transmission de la culture et de la vie intellectuelle.
L’Etat garde donc un rôle central dans cette histoire ?
Christophe Charle : Oui, soit comme moteur, soit comme repoussoir.
Laurent Jeanpierre : Ce que certains intellectuels déplorent comme une « fonctionnarisation de l’esprit » s’introduit partout. C’est une donnée évidente et oubliée. Durant la période 1914-1962, âge d’or mythologique pour nos représentations actuelles de la fonction intellectuelle, il y a beaucoup de conflits idéologiques. Mais cette polarisation politique extrême n’est justement possible que parce qu’il existe une condition commune de dépendance à l’Etat chez une part croissante de producteurs d’idées. Sans cette expérience partagée, les conflits de la période auraient sans doute été beaucoup plus violents comme ce fut le cas en Italie ou en Allemagne.
Comment comprendre la persistance de l’anti-intellectualisme durant ces longues années ?
Christophe Charle : C’est un phénomène cyclique lié à de grandes déceptions. Il existe des moments de valorisation des intellectuels, de leur capacité à intervenir dans l’espace public, comme à la fin du 19ème siècle, durant l’entre-deux-guerres, pendant la guerre froide… Mais en général, cela se termine assez mal ; la guerre de 1914, la guerre de 1940, les conflits coloniaux… Au lieu de mettre en cause les vraies causes, on met en cause ceux qui ont été les porte-paroles. On les rend responsables. Cela produit un discours de repli, populiste, de désengagement. On est aujourd’hui dans une période de ce type, liée à la remise en cause de mai 1968, aux déceptions de la gauche au pouvoir, aux trahisons de ses attentes, mais aussi au déclin relatif de la France dans le monde, qui fait naître des relents nationalistes.
Mais comment voyez-vous précisément la vie intellectuelle en France aujourd’hui ? Que vous évoque le sempiternel refrain sur le vide de la pensée et sur la disparition des grands penseurs ?
Laurent Jeanpierre : le discours décliniste sur la faiblesse de la pensée française est récurrent, à ne pas confondre d’ailleurs avec le discours anti-intellectualiste ; ce sont deux déplorations un peu différentes même si elles peuvent se rejoindre. L’une des sources très contemporaine de ce déclinisme tient à la perte relative de centralité de la France dans l’internationale des idées. Or ce n’est pas une chute, mais un changement de position.
Christophe Charle : la France reste dans le top ten, mais n’est plus au sommet.
Pourtant la « french theory » reste une référence mondiale. Foucault, Bourdieu, Derrida, Deleuze, Badiou, Rancière, Balibar…, sont des auteurs sans cesse lus et cités dans le monde entier.
Laurent Jeanpierre : C’est certainement la dernière hégémonie intellectuelle française. Tous ces penseurs sont nés entre 1926 et 1941. Ils appartiennent aux derniers feux du rayonnement des sciences humaines françaises ; un rayonnement qui a lui-même pris le relais de celui de la littérature française. Badiou est de ce point de vue le dernier des french théoriciens. C’est assez documenté dans l’ouvrage. Piketty ouvre peut-être un autre cycle : nul ne le sait. Mais pour revenir au déclinisme, nous affirmons au contraire que la vie intellectuelle française est riche ; nos index le démontrent. Le problème de la vie intellectuelle contemporaine, ce n’est pas la rareté, ce n’est pas qu’un génie ferait inexorablement défaut, mais c’est au contraire son abondance. Le paradoxe, c’est qu’on parle de manque et d’absence là même où il existe un surcroît de penseurs.
Quelle place accordez-vous à l’Université dans ce paysage intellectuel hexagonal ? Est-ce un lieu de créativité ou, au contraire, de vide de la pensée, comme certains le disent ?
Christophe Charle : Il y a un effet des transformations de ce monde ; la massification a produit de la spécialisation ; il y a donc de la créativité, mais qui reste souvent invisible. Il n’y a plus de penseurs généralistes comme avant. On n’est plus dans le même régime : on est dans un régime de spécialisation et de circuits beaucoup plus lents. D’où cette impression d’émiettement. Il y a donc un décalage entre ce qui se produit et ce qui est perçu. La seconde transformation touche aux réformes bureaucratiques qui se sont abattues sur l’Université depuis les années 90 : une grande partie de l’énergie se perd dans la quête des financements, dans le travail dans les commissions. Les universitaires n’ont plus un temps long pour développer leur créativité.
Laurent Jeanpierre : Il faut aussi relativiser ou déconstruire le discours anti-universitaire. La dénonciation de la stérilité universitaire est ancienne et elle est aujourd’hui logique : il y a beaucoup de diplômés sans emplois et de docteurs sans poste ; cela incite à la critique. Parmi les transformations lentes que nous documentons, il y a aussi le changement du centre de gravité de la vie intellectuelle française : on est passé d’une culture avant tout littéraire à une culture plus scientifique. La montée des sciences humaines au 20ème siècle est l’un des symptômes de ce basculement de centre de gravité. Or il y a une critique littéraire et artistique de l’Université, qui a commencé dès la fin du 19ème siècle, se retrouve à chaque génération et se développe en parallèle à la massification de l’enseignement supérieur.
Mais comment expliquez-vous ce paradoxe ? : parallèlement à cette montée des sciences humaines, on a le sentiment qu’elles sont de moins en moins lues, voire de plus en plus rejetées, comme les récentes sorties de Manuel Valls l’ont démontré.
Christophe Charle : Il y a énormément de recherches en sciences humaines financées par l’Etat ; dans la pratique, c’est donc plus nuancé.
Laurent Jeanpierre : Il n’y a pas de déclin des sciences humaines dans l’édition ; il y a simplement une dispersion des achats de livres dans ces domaines. S’il n’y a plus de tirage équivalent à celui qu’a connu Les Mots et les choses de Foucault, les ventes sont réparties différemment. Il n’y a donc pas de véritable déclin. Et la montée constante des sciences humaines a bousculé les équilibres des autres cultures, littéraires, artistiques, savantes. Il reste que sur un siècle, on constate aussi une distance plus forte entre les professionnels de la politique et les producteurs d’idées en général. La montée des think tanks en est un symptôme parmi d’autres de cette distance sociale croissante entre la profession politique et le monde intellectuel. Cela prend des formes de défiance, d’indifférence, voire d’anti-intellectualisme explicite, comme celui qu’on entend aujourd’hui dans la bouche du Premier ministre et de la droite.
Christophe Charle : cela s’explique par les différences de temporalité. Le rythme de la politique et le rythme de la science divergent profondément. Les hommes politiques, soumis à la règle de l’accélération de leur action, sont en décalage avec le temps de la réflexion des intellectuels et des sciences sociales.
L’intellectuel médiatique est-elle la figure dominante aujourd’hui ?
Christophe Charle : elle a toujours existé ; Goethe se plaignait déjà de la présence abusive de Victor Hugo dans la presse. C’est une figure permanente. Simplement, la place des médias aujourd’hui est plus forte. Il y a des effets de réseaux plus intensifs. Dans la longue durée, cette réalité prend des formes différentes à chaque époque. D’autres intellectuels résistent à la vague médiatique. Mais ces formes existent aussi, à côté des intellectuels médiatiques.
Laurent Jeanpierre : Un des symptômes de la spécificité intellectuelle française est de chercher à tout prix une figure dominante de l’intellectuel pour telle ou telle époque : universel, spécifique, révolutionnaire, collectif, médiatique… À chaque période, toutes ces figures peuvent coexister. L’expertise n’est pas née avec l’invention de la catégorie de l’ »intellectuel spécifique » chez Foucault ! Il existait bien avant. Il faut se méfier de ce jeu de l’étiquetage.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
La Vie intellectuelle en France, XIX-XXIe siècles, sous la direction de Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (Seuil, en deux volumes, 672 p et 900 p, 38 € et 40 €)