La galerie Thaddaeus Ropac dévoile dans une impressionnante exposition monographique une grande partie de l’oeuvre de l’artiste américain James Rosenquist. Une figure importante du pop art mal connue en France, dont la célèbre toile « Four New Clear Women » irradie Pantin.
Un monument par elle-même : la toile géante de James Rosenquist, « Four New Clear Women », réalisée en 1982, longue de quatorze mètres et large de cinq mètres, capte d’emblée le regard du visiteur qui pénètre la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin. Littéralement saisi, comme capturé par la puissance esthétique qui s’en dégage par-delà l’immensité de son cadre. Le format n’est pas le seul motif explicatif de cette sidération. Autre chose se joue dans cette étrange attraction : la composition elle-même, l’effet kaléidoscopique, quasi psychédélique, l’articulation des formes, les hachures qui recouvrent les dessins, le mystère qui s’y déploie, le jeu des couleurs, les visages de quatre femmes souriantes et « clear », dont on perçoit surtout les yeux étincelants. Qui sont-elles ? Que veulent-elles ? Pourquoi surgissent-elles dans cette immense image dominée par la centralité d’une machine digne de celle des Temps modernes ?
Effet de continuité
La complexité des compositions est liée à cette superposition de plusieurs niveaux narratifs potentiels, qui s’entrechoquent, comme si une catastrophe (nucléaire ?) s’annonçait sur fond d’une pure exaltation pop et chatoyante (inspirée du soleil de Floride, l’antre heureux de l’artiste).
Nous ne saurons jamais qui sont ces « four new clear women », même si certains suggèrent qu’au moment où Rosenquist les a peintes, certaines femmes au pouvoir dans le monde (Margaret Thatcher, Indira Ghandi) faisaient face à la menace nucléaire. Entre le nouveau et le nucléaire, entre la couleur et la menace, entre la lumière et les ténèbres, quelque chose de trouble se joue dans la vision d’une toile autant insaisissable que spontanément captivante.
Quelle que soit la fantaisie des hypothèses explicatives, il est frappant de constater dans l’impressionnante exposition monographique consacrée à l’artiste américain âgé de 83 ans, proposée par la galerie Thaddaeus Ropac (« Four decades, 1970-2010« ), que le geste pictural, adossé au collage, est resté constant durant toute sa carrière. La soixantaine de peintures échelonnées sur quarante années de création dégage un effet de continuité, même si le temps des années 70 et du début des années 1980 reste son plus fort accomplissement créatif. La fameuse technique du hachurage, totalement accomplie dans « Four new clear women« , se déploie ainsi tout autant dans une autre toile « Sky Hole », où des fleurs sont découpées en lamelles.
Les toiles de Rosenquist sont en général réalisées à partir d’images et de dessins collectés dans les journaux. L’artiste les déforme à l’aide de cônes en métal réfléchissants et d’une photocopieuse, avant de les transposer à main levée sur une toile quadrillée, sans aérographe ni outils technologiques. Outre d’exposer ces toiles géantes et magnétiques, comme des sommets du pop art, dont James Rosenquist fut l’une des figures discrètes, la galerie Thaddaeus Ropac permet d’appréhender son long parcours et de saisir l’originalité d’un geste, vaguement oublié dans l’épopée de l’art pop américain, mais heureusement salué en 2004 par la fondation Guggenheim dans une rétrospective.
Les codes graphiques de la pub
Né en 1933, James Rosenquist a démarré sa carrière comme peintre d’affiches publicitaire avant de rencontrer les grandes figures du pop art, d’Andy Warhol à Roy Lichtenstein. Il a étudié à l’Université du Minnesota de 1952 à 1954. En 1955, à l’âge de 21 ans, grâce à une bourse, il s’installe à New York pour étudier à l’Art Students League. Il prend en 1960 un studio dans le Lower Manhattan, où il se lie d’amitié avec Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Ellsworth Kelly, Barnett Newman… Inséré dans ce vaste mouvement dominant de l’art américain, Rosenquist s’inspire dès ses débuts de la publicité dans ses toiles et collages : des pubs pour le tabac à celles pour les voitures ou les boissons (cf « Hey! let’s go for a ride » ou « I love you with my ford »), les codes graphiques de la pub traversent l’oeuvre plastique de Rosenquist à ses débuts.
Mais comme en témoigne l’exposition « Four Decades, 1970-2010″, le peintre s’en dégage peu à peu pour explorer d’autres motifs – la technologie, les voyages dans l’espace (cf « Meteor » – le météore étant pour lui symbole de l’inexplicable), la géopolitique…-, encore liés, dans un jeu de déconstruction, aux règles de la société de consommation. Ce qu’il dit peindre, ce sont des « fragments de la réalité ». Des fragments colorés, mais pas toujours légers. Comme cette couche de crème chantilly qui recouvre une grosse tarte aux fraises, alléchante mais pesante. Outre les objets publicitaires et les produits iconiques de la société de consommation américaine, quelques grandes catégories métaphysiques l’absorbent, comme le temps, sujet central de son exploration plastique, de son voyage mental.
Omniprésence du temps
Des années 1990 jusqu’en 2010, le thème du temps est omniprésent dans son œuvre, obsédée par la volonté d’interroger notre perception et (non) maîtrise du temps, comme l’attestent ses séries « Speed of Light » et « The Hole in the Centre of Time », qui combinent des objets peints de manière hyperréaliste avec des formes abstraites et dynamiques évoquant des ondes énergétiques. A cette angoisse du temps, Rosenquist répond d’une certaine manière par la conquête de l’espace. Comme si inscrire son geste artistique dans l’immensité d’une toile était une manière de retenir un peu, par-delà sa force inépuisable, le temps qui s’échappe.
Outre l’impressionnante exposition de Pantin, la galerie Thaddaeus Ropac présente dans le Marais une trentaine de collages, traces de ses premiers pas dans le monde de l’art. Où déjà, les motifs de son univers visuel s’affirment : la ville, les voitures, les produits de consommation, les indices de la « junk culture ». Pour l’artiste, le collage est « comme une lueur, un reflet de notre société moderne ». « Par exemple, mettons que vous vous promenez dans le centre de Manhattan en regardant les jambes des femmes qui marchent devant vous, vous verrez tout de même, dans votre champ de vision, le taxi qui arrive et qui risque de vous renverser. Les jambes des femmes et le taxi sont autant d’éléments que vous voyez, analysez et identifiez par fragments. Cela se passe très rapidement et simultanément ».
De ces collages miniatures à ces toiles géantes, l’oeuvre foisonnante de James Ronsenquist révèle ainsi la variété autant que la continuité de ses obsessions, pop et dépeuplées, colorées et inquiètes.
James Rosenquist, « Four decades, 1970-2010 », galerie Thaddaeus Ropac, 69 avenue du général Leclerc 93500 Pantin