Jeune prodige du dessin et du langage, Roman Muradov renouvelle la BD avec son approche littéraire et ludique héritée de Perec et du groupe The Fall. Dans une interview exclusive, il revient sur son premier livre français, le formidable “Aujourd’hui, demain, hier” et son parcours chaotique, de la Russie trop “blanche ” aux Etats-Unis qui l’ont accueilli.
Vous êtes Russe, vous vous êtes révélé comme illustrateur à San Francisco.
Roman Muradov – Je viens d’une famille de réfugiés arméniens, je n’ai jamais considéré la Russie comme mon pays natal. Durant les années 80-90, elle m’était assez hostile : j’étais le seul garçon non blanc de toute l’école. Du coup, j’ai toujours voulu quitter la Russie. Mon père était assez traditionnel, il me disait ; “D’abord, tu auras un vrai job, ensuite tu pourras devenir un artiste ou ce que tu veux.” C’est pour cette raison que j’ai commencé à étudier l’ingénierie pétrolière. De toute façon, je ne dessinais pas du tout à l’époque, je m’y suis mis seulement après avoir obtenu mon diplôme. Pour quitter à tout prix la Russie, après avoir travaillé comme ingénieur, j’ai postulé à une école d’art à San Francisco, la moins chère possible. Je ne savais pas vraiment dessiner mais j’y ai quand même été admis… ce qui est absurde !
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Le déclic a-t-il été immédiat ?
Pas du tout, comprendre ce que je voulais faire a été un long processus. J’ai même arrêté le dessin pendant plusieurs mois. Et puis, un jour, Je suis allé dans une librairie, quelqu’un m’avait conseillé L’Ecume des Jours de Boris Vian. Au dos, il y avait écrit quelque chose comme “dans le style d’Alfred Jarry”. Du coup, j’ai aussi acheté du Jarry. A partir de là, j’ai découvert la pataphysique, l’Oulipo… ça a été une réaction en chaîne. Mon monde a totalement changé en quelques mois, ma manière de concevoir l’art a été bouleversée. J’ai foutu à la poubelle tout ce que j’avais dessiné auparavant. J’ai même demandé par mail aux rares blogueurs qui avaient écrit sur moi de supprimer leurs posts. Une approche très révisionniste !
Les arts non visuels vous ont donc plus inspiré que les arts visuels ?
Oui, même si, au niveau du trait, je suis influencé par Charles Berberian, Jason, Chris Ware ou Blutch. J’aime l’idée de prendre une chanson ou un poème, quelque chose qui n’a pas de dimension visuelle, comme point de départ. L’Oulipo a eu un effet très libérateur sur moi, particulièrement les livres de George Perec. Tout ce qu’il a écrit est très ludique, même quand ses sujets sont sombres. Comme lui, je suis obsédé par la mort et les choses lugubres mais tout ce que je dessine est toujours dans le registre de la comédie avec pas mal d’humour.
Le groupe The Fall a également eu une énorme importance sur moi, notamment cette approche artistique post-punk qui consiste à intégrer les accidents, à s’emparer de choses extérieures. Une de mes chansons favorites de The Fall est Eat Y’self Fitter, qui reprend un slogan pour cornflakes des années 80. Mais, quand Mark E. Smith répète ce slogan, ça devient dérangeant. Sa manière d’être délibérément fruste m’a aussi influencé. Ainsi, si j’envisage de dessiner une page à la gouache, je ne vais pas apprendre comment la faire correctement mais recommencer ma page vingt fois jusqu’à qu’elle me plaise.
Comme dans l’Oulipo, vous utilisez beaucoup de contraintes dans “Aujourd’hui, demain, hier”.
Oui, le meilleur exemple est l’histoire Abrégé de famille élargie. Chaque chapitre se résume à une case et le nombre de personnages croît selon une suite logique ; 1, 2, 4, 16, 32, 64. Sans la contrainte, l’histoire n’existerait pas. Mais ça ne constitue pas seulement un exercice. Pour moi, derrière la drôlerie, il y a une autre strate, plus mélancolique. Avec cette histoire de famille, j’ai inconsciemment exprimé le sentiment de m’être imposé un exil, de m’être progressivement éloigné de mes parents. Plus je vieillis, plus j’ai l’impression que le temps évolue selon une règle géométrique. Quand je reviens en Russie voir ma famille un an après mon dernier séjour, c’est comme si cinq ans s’étaient passés.
Les sujets de vos récits évitent tout spectaculaire. Pourquoi ce goût pour les choses de la vie les plus banales ?
Dans mes histoires, je porte une attention incroyable à des faits qui n’en méritent pas normalement. Par exemple, quelqu’un se réveille… rien de remarquable à ça ! Mais c’est ce que je trouve stimulant. Je suis grand supporter de discussions oiseuses, des gens qui tiennent avec passion des discussions sans intérêt. Mes personnages n’abordent jamais de sujets sérieux, ils tournent autour. Ayant appartenu à une minorité ethnique dans une Russie très blanche, j’ai aussi dû adopter une attitude anonyme. C’était moins un choix personnel qu’une nécessité : je ne pouvais pas laisser transparaître ma personnalité ou ma culture sinon je me faisais tabasser… enfin, je me faisais tabasser de toute façon ! J’ai grandi en voyant que la haine et les préjugés pouvaient s’exprimer ouvertement.
Dans l’Amérique libérale où je vis, la manière de communiquer est totalement différente. Les gens gardent leurs préjugés pour eux, il est extrêmement difficile de savoir ce qu’ils pensent vraiment. Beaucoup de ce que j’écris vise à atteindre ce que nous dissimulons sous nos mots, à déconstruire le langage.
Recyclez-vous beaucoup de choses que vous avez vécues ?
Dans le récit Les Disparitions, durant une séquence qui parle de gentrification, un couple assez pauvre s’occupe de la maison d’un présentateur télé en son absence. J’ai utilisé la note qu’on m’avait laissée quand j’ai vécu ce genre d’expérience, une note ultra-condescendante… comme si je ne savais pas fermer une porte ! Dans la même histoire, on voit une mouette chier sur la ville. Une fille avec qui je sortais a essayé de me sensibiliser à la majesté de la nature. J’étais très réticent, je suis plus à l’aise dans une ville. Elle m’a amené voir le soleil se coucher sur l’océan. Et là, comme je m’ennuyais, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si une mouette, en chiant sur l’épaule de ma copine, aurait pu ruiner ce moment romantique. Je me suis retourné et j’ai noté l’idée dans mon carnet.
Il y a quelques années, mon agent m’avait procuré un frisson : “Les 200 dollars que te paye le New Yorker pour une illustration, c’est trop peu. Tu veux que j’aie une discussion avec eux ?” Cela sonnait comme si elle voulait se battre avec eux. Du coup, j’ai eu cette vision de mon agent dans les années 40 envoyant des hommes de main au bureau d’un magazine. C’est le point de départ de l’histoire Jacob Délechielle et le Dernier Cri.
Que répondez-vous à ceux qui trouvent vos récits trop compliqués ?
Ce n’est pas comme si j’essayais d’être déroutant. A chaque fois que je m’assieds devant ma table, je veux dessiner une histoire simple et directe. Mais aussitôt, ça m’ennuie et je pars ailleurs. Tout mon travail, je le vois comme une suite de points que les lecteurs doivent eux-mêmes relier. C’est comme se souvenir d’un rêve et d’y trouver du sens. Aux Etats-Unis, certains critiques me reprochent : “Tes livre sont trop compliqués, tu dois les lire deux fois.” Pour moi, si tu paies 20 euros un livre et que tu lis au moins deux fois, c’est un bon investissement, non ?
Roman Muradov Aujourd’hui, demain, hier, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé (Dargaud), 200 pages, 19,99 euros
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