Pop-star de la littérature, Witold Gombrowicz écrivit dans le plus grand secret un contre-journal à son cultissime Journal. Enfin édité, Kronos forme une nouvelle pièce à conviction du génie singulier de l’écrivain polonais.
Considéré comme un modèle du genre – achevé et iconoclaste à la fois – dans l’histoire de la littérature du XXe siècle, le Journal (1953-1969) de Witold Gombrowicz cachait bien des secrets. Ne revendiquant pas, à la manière d’un Rousseau, la transparence de son être, ce Journal, édité en France par Christian Bourgois en 1981, se jouait au contraire des artifices et des masques, pour toucher la vérité d’une forme littéraire, à défaut de la vérité d’un homme, joueur, jouisseur, égotiste, mélancolique, baroque.
Dans son Journal, l’écrivain polonais, exilé en Argentine dès 1939, et où il resta jusqu’en 1963, écrivait ceci, telle une définition de son programme littéraire : “C’est moi – le premier et sans doute le seul de mes problèmes : le seul, l’unique de tous mes héros auquel véritablement je tienne.”
Ailleurs, il écrivait : “Lundi. Moi./Mardi. Moi/Mercredi. Moi./Jeudi. Moi.” Le jeu sur le moi, insolent, provocateur, sincère, a rarement atteint un niveau d’intensité aussi développé. Même si cette définition de la littérature pourrait être partagée par d’autres auteurs du XXe siècle ayant puisé dans leur journal intime la ressource de leur plus beau geste créatif : de Franz Kafka à Virginia Woolf, d’André Gide à Fernando Pessoa, d’Anaïs Nin à Paul Léautaud, de Raymond Queneau à Julien Green, les “moi” et émois des écrivains ont trouvé dans ce genre codifié la matière d’une liberté d’écriture illimitée.
Une sorte de contre-journal, ou plutôt de métajournal
Mais ce que les lecteurs compulsifs de Gombrowicz ignoraient jusqu’à aujourd’hui, c’est que son Journal garda caché durant toute sa vie un secret plus grand encore que la précision ironique de ses pensées quotidiennes : l’existence d’une sorte de contre-journal, ou plutôt de métajournal, enfin édité : Kronos.
Un texte parallèle à ses grands romans – Ferdydurke, Les Envoûtés, Trans-Atlantique, La Pornographie, Cosmos – et pièces de théâtre – Yvonne, princesse de Bourgogne ; Le Mariage ; Opérette. Mais surtout un texte parallèle au Journal lui-même, comme une extension secrète, un étirement étrange, presque une modification.
“Nu face à lui-même, loin de son pays” Yann Moix
Si le texte est saisissant, c’est pour sa forme quasi expérimentale, par laquelle l’auteur se révèle dans sa nudité la plus absolue. La nudité d’une écriture, sèche, vidée de tout effet ; la nudité d’un corps aussi, exhibé à la manière d’un cadavre en sursis. Comme le souligne l’un de ses admirateurs, Yann Moix, dans la préface : “On le connaissait habillé, drapé, costumé, le voici nu. Non pas nu devant nous, mais nu face à lui-même, loin de son pays”.
Pendant que le jeune châtelain polonais en exil publiait son journal, par épisodes, dans la revue Kultura, il consignait des milliers d’autres notes sur un papier plus ancien ; c’est sa future femme, Rita Gombrowicz, jeune doctorante canadienne, qui tomba par hasard en 1966 sur ce grand livre ouvert.
“Si la maison brûle, tu prends Kronos et les contrats”
Comme elle ne lisait pas le polonais, elle resta indifférente à ces phrases courtes aux allures d’haïkus, jusqu’à ce que son mari, usé par la maladie, lui révèle l’importance à ses yeux de ce texte : “Si la maison brûle, tu prends Kronos et les contrats et tu cours le plus vite possible”, lui confia-t-il alors.
Rita explique ainsi aujourd’hui : “J’ai compris que Kronos était la chose la plus précieuse pour lui. Je l’ai placé au centre de ma vie comme une force secrète mais agissante”. Si elle reconnaît ne pas avoir au début été à l’aise “devant la réduction de notre vie à des faits ou des humeurs”, la veuve de Gombrowicz est arrivée à la conclusion qu’elle devait tout publier (dès 2013 en Pologne), devinant clairement que Kronos était “la recherche obstinée de l’armature de son être”.
Ecrit dès la fin 1952, au moment où il commence son Journal, inspiré par sa propre lecture du Journal de Gide, Kronos mobilise ses souvenirs de jeunesse en Pologne (tout commence en mai 1922, avec son baccalauréat), avant de s’attarder surtout sur son séjour argentin (août 1939-avril 1963), et la fin de sa vie en France (tout finit en mai 1969 dans une contrariété avec son éditeur). Il faut donc lire Kronos comme le complément caché et beaucoup plus privé du Journal ; ce qui fait dire à Rita qu’on “peut lire le Journal sans Kronos, mais pas l’inverse”.
Mais est-ce si sûr ? Si la lecture, aride, brute, frontale de Kronos a quelque chose de fascinant dans la répétition de ses obsessions et la vanité de ses quêtes, c’est qu’elle excède l’histoire épique d’un seul homme : l’écriture évidée, sans qualité, de Gombrowicz tend à modéliser, malgré elle, la réalité insoupçonnée de la misère ordinaire d’un écrivain, fût-il le plus grand de tous. Gombrowicz le suggère lui-même : “Je n’écris rien.”
N’écrire rien, c’est déjà écrire sur quelque chose
Le degré zéro de l’écriture se manifeste ici ; mais aussi la maturité du geste souverain d’un écrivain au plus près des mots, comme aspiré par eux. On peut certes entendre dans ce “je n’écris rien” l’absence revendiquée d’une narration, d’un sujet, en dehors de l’expression de ses affects privés. Mais il faut surtout y entendre la volonté de faire du “rien” l’objet d’un tout, d’une écriture, c’est-à-dire d’une forme. N’écrire rien, c’est déjà écrire sur quelque chose ; or, il faut savoir le capter, le rien.
Ce rien est ici compulsif, quasi excentrique, puisque chaque jour forme l’occasion d’une plainte, d’une observation, d’une espérance. Ne rien écrire, c’est pour Gombrowicz extraire de son esprit tout ce qui l’encombre, le sature, l’épuise : ce sont des mots, comme des uppercuts qui s’impriment sur la page, sans artifice stylistique, sans phrase parfois, ou alors réduite à son plus simple appareil, sujet, verbe, complément : “La lecture d’Heidegger me calme”, “Je me lève à 9 heures”, “J’ai perdu ma dent”, “Je signe le contrat avec Julliard”, “Je réfléchis à Opérette”, “J’achète un gros pull”…
Au cœur de cette litanie, plusieurs motifs se dégagent imperceptiblement, traces d’un homme obsessionnel, vivant avec ses démons comme il vit avec les mots. A la manière d’un joueur d’échecs, avançant ses coups en douce, l’écrivain joue avec ses propres échecs.
“Abcès sur les couilles, abcès sur les cuisses” Witold Gombrowicz
L’obsession de la maladie, de la mort qui rôde, de ses bourses (sa vie érotique) et de sa bourse (sa vie financière) apparaît aussi cruciale que celle de sa reconnaissance. On entend d’abord un écrivain souffreteux et plaintif : “Ballonnements d’estomac, abcès sur les couilles, abcès sur les cuisses, douleurs au foie, frissons, chiasse, grande fatigue, inflammation du côlon, glaires abondantes, faiblesses, vomissements…”
“J’ai les nerfs à vif, le moral à zéro”
Rien de sa vie interne, plus qu’intérieure, n’est dissimulé au lecteur, au plus près de ses prurits. Ses élans dépressifs, souvent indexés à ses désordres corporels, traversent autant le récit : “J’ai les nerfs à vif, le moral à zéro, crises avec Rita, ce qui aboutit à une forte dépression…” Au bout de ces angoisses, celle du vieillissement et de l’agonie flotte sans cesse, même si la mort est mise entre parenthèses : “(la mort) (la mort)”.
Outre cet espace de la chair inquiète, Gombrowicz explore sans cesse celui de son travail dont, par bribes, on suit l’évolution : “J’écris mon journal et le roman ; j’ai 45 pages de Cosmos ; je signe des contrats importants…” Liée à son œuvre en construction, la question pécuniaire hante l’écrivain ; il n’y a pas un jour où il ne prend soin de rappeler l’état de ses comptes bancaires (il travailla d’ailleurs comme employé à la Banque populaire de Buenos Aires entre 1947 et 1955) : “Finances : en hausse ; j’ai ouvert un compte d’épargne ; j’achète des actions ; je veux 550 dols d’à-valoir…” Autant que l’argent, la libido dévore ses pensées, sans qu’on puisse deviner précisément l’état de ses ébats, ouvertement bisexuels : “Du point de vue érotique, c’est le calme plat ; Erotisme croissant ; Ero : pas trop mal ; Brouille avec Celia ; Celia m’excite…”
Dans Kronos, Witold Gombrowicz se révèle ainsi à lui-même comme un homme anxieux, vénal, obsédé, cultivé et travailleur. Pas si différent des autres, ce que l’écrivain exilé traduit dans ses affectations brutes tient peut-être à la volonté de ne pas laisser son Journal orphelin.
Les aveux rustres d’un homme en proie aux tourments
Inédit dans l’histoire littéraire, Kronos a le statut d’une boîte noire : tous les secrets du vol transatlantique de l’écrivain et de l’installation en Provence, consignés dans son Journal, s’y retrouvent, dépouillés de tout effet lustré. Plus que les confessions de l’auteur, ce sont les aveux rustres d’un homme en proie aux tourments qu’abrite génialement Kronos. Comme les traces brûlées d’un dérèglement interne annonçant un crash.
Si son Journal, introduit en France par des éditeurs visionnaires (Maurice Nadeau, Christian Bourgois, Dominique de Roux), a la particularité de contenir plusieurs livres en un seul, Kronos possède cette fébrile qualité d’en former un seul, mais unique, parmi tous.
Loin du baroque de ses personnages qui hantent des châteaux, le moi qui transperce ce journal de bord déborde de tous les côtés les rives de la littérature. Même en écrivant son Journal, Gombrowicz avait besoin d’un déplacement. Adossé à lui, Kronos redouble la logique de l’exil : alors que le Journal répondait à l’exil géographique, Kronos reste l’abri d’un autre exil, mental, comme un enclos de pierres sèches perdu dans l’immensité d’une écriture ouverte au monde.
Kronos de Witold Gombrowicz (Stock), traduit du polonais par Malgorzata Smorag-Goldberg, 380 pages, 24 €, en librairie le 21 septembre