À notre époque, le monde apprend à vivre avec des créatures mi-humaines, mi-robotiques. Bienvenue dans l’univers singulier de l’impressionnante série suédoise « Real Humans », diffusée dès le 4 avril sur Arte.
Vous pensez avoir développé une addiction à vos téléphones et autres machines contemporaines à tromper l’ennui ? Attendez de vivre dans un monde où les robots domestiques ont fait leur apparition en masse, disent « bonjour monsieur » et « bonsoir madame », préparent les repas, sourient, serrent les mains, et plus si affinités. Ce monde où presque personne ne peut se passer d’une intelligence artificielle, digne des rêveries de l’auteur américain de SF Isaac Asimov, c’est celui de Real Humans, une série souvent impressionnante, totalement singulière dans un paysage télé mondial pourtant riche en ovnis déstabilisants.
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Dix épisodes venus de Suède qui changent sérieusement des thrillers et autres histoires de flics dépressifs made in Scandinavie dont on avait pris l’habitude ces dernières années. Un drôle d’objet à base d’anticipation autant que de réalisme, où l’univers codifié de la science-fiction se trouve sans cesse redoublé et renforcé par les sirènes du mélo familial et de la fable politique. « Je n’ai pas voulu faire une pure série de genre, éclaire le créateur Lars Lundström, mais une série dramatique avec des éclats fantastiques. L’idée ? Ne surtout pas s’enfermer dans un seul point de vue. Les séries que j’aime ont toutes en elles cet audace du mélange – des Soprano aux deux premières saisons remarquables de Desperate Housewives. »
Rencontre avec les hubots
Nous voilà en Suède, à notre époque, ce qui éloigne Real Humans des références futuristes et robotiques trop pesantes, du classique Blade Runner au bouleversant A.I. de Steven Spielberg. Ici, l’anticipation s’incruste dans la chair même du contemporain. Tout ressemble à aujourd’hui, sauf ces créatures aux grands yeux clairs et aux gestes légèrement empruntés nommés « hubots » (contraction de « humains » et de « robots ») qui partagent les premiers rôles avec des humains fascinés et/ou décontenancés. Pour parvenir à élaborer leur gestuelle étonnante, les acteurs ont, paraît-il, travaillé avec un mime.
Dans cet univers fictionnel qui s’installe naturellement, presque sans effort, les hubots – intelligents et, pour certains, sensibles – sont disponibles sur catalogue ou en magasin spécialisé. Selon les modèles, ils sont utilisés comme superfemme/homme d’intérieur et peuvent lire des histoires aux petits enfants sans jamais se lasser. D’autres bossent en usine où ils ont l’immense avantage de ne pas se plaindre des horaires et des charges de travail. Ils ont simplement besoin d’être rechargés de temps en temps, comme des Autolib ou des smartphones. Un marché noir basé sur le recyclage s’est mis en place où certaines de leurs fonctions spéciales (entendre : sexuelles) ont été activées. On se croirait parfois dans un remake lointain du eXistenZ de David Cronenberg, un film que Lars Lundström jure pourtant ne jamais avoir vu. En cours de saison, nous apprenons à connaître les désirs d’émancipation d’une poignée de hubots et leur conscience aiguë du passé – en un mot, leur quasi-humanité, pas loin de bousculer la nôtre.
Très en avance sur la réalité des progrès technologiques actuels, ces robots de fiction intègrent et synthétisent un bon siècle de fantasmes en tout genre, littéraires, cinématographiques et scientifiques, de Metropolis à Philip K. Dick. Par miracle, Real Humans reste stoïque et ne croule pas sous le poids de cet imaginaire ultrapeuplé. Si la série parvient à tirer son épingle du jeu, c’est d’abord parce qu’elle se soucie moins de démontrer sa fidélité à un univers narratif que de trouver quelque chose à dire.
Anita, jolie hubot de ménage
Son point de départ est simple. Les hubots incarnent le refoulé esclavagiste de la société occidentale, ce désir de domination insidieux hérité de la quête éternelle du confort. Au début de la première saison (la deuxième vient d’être tournée en Suède), la famille très bourgeoise des Engman, trois enfants et deux parents, accueille chez elle une jolie hubot de ménage prénommée Anita, pour accomplir les tâches domestiques que papa et maman n’ont vraiment pas le temps de faire. Mais après quelques épisodes, leurs relations, comme les autres relations entre humains et robots explorées par la série, se teintent d’une ambiguïté de plus en plus fascinante.
Real Humans refuse de plonger dans la béatitude pro ou antirobots, pro ou antitechnologie. Sa dynamique est moins binaire et son sujet plus large. La série atteint son meilleur quand elle pénètre dans les têtes de ses personnages perturbés par les transformations radicales en cours. Les choix et les contradictions d’une société s’incarnent dans les désirs intimes de quelques-uns, des hommes et des femmes cherchant à comprendre le nouveau monde dans lequel ils vivent. C’est un ado découvrant son attirance pour les robots qui culpabilise de ce désir hors norme ; c’est un vieil homme martyrisé par la mégère que sa fille a voulu lui offrir, préférant la compagnie d’un jeune hubot ; ce sont deux amies célibataires en quête de mecs, des vrais, qui optent pour des modèles assez proches de Ken, au risque du vide.
Dans Real Humans, la frontière entre l’humain et le mécanique s’efface, la question sexuelle se pose crûment et la politique devient un enjeu permanent, y compris dans les scènes d’intimité. Plusieurs sujets brûlants sont abordés, que ce soient l’immigration et le sort réservé aux sans-papiers ou encore les questions d’identité et de genre. La question de l’altérité, comment l’envisager, comment l’embrasser, est soulevée avec un calme souverain – les intrigues avancent vite mais la série ne donne jamais l’impression de courir après elle-même.
« Au fur et à mesure que j’écrivais la première saison, raconte Lars Lundström, je me suis rendu compte des sujets qui s’imposaient à moi. Je n’avais pas conçu Real Humans de cette manière, mais c’est bien une réflexion sur la société actuelle, l’immigration, les classes, les minorités. J’ai créé une métaphore du monde dans lequel nous vivons en Occident, que l’on soit suédois ou non, avec ses violences et ses inégalités, mais aussi ses progrès. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait un brûlot, plutôt un constat. Et j’ai préféré emprunter la voix indirecte que permettent les touches de fantastique. Dans la série, beaucoup d’éléments n’ont rien de réaliste, mais j’espère que les sentiments exprimés le sont. »
Progressiste, Real Humans l’est moins par sa façon de clamer une vérité qu’en aidant à ressentir la réalité d’une oppression, la puissance d’un désir et la légitimité d’une révolte. Un programme égrené sous une forme séduisante qu’une relative pauvreté de moyens ne brime jamais. « J’aime la télé quand elle fait preuve d’une ambition cinématographique et ne se contente pas de filmer des gens qui parlent », explique Lars Lundström. Rigoureuse, capable de changements de tons rapides et rarement ennuyeuse malgré ses épisodes un peu longs (58 minutes), cette perle venue du Nord ressemble moins à un copier-coller de série américaine qu’à la petite cousine déviante d’une création britannique – elle a d’ailleurs été achetée en Angleterre en vue d’un remake.
Par son ampleur, elle confirme la vivacité de la tradition télévisuelle suédoise. Dans son pays, Real Humans a été diffusée sur la télévision publique (SVT), connue pour avoir longtemps servi de refuge à Ingmar Bergman. Sans se réclamer d’un tel ascendant, Real Humans creuse un sillon difficile à oublier.
Olivier Joyard
Real Humans saison 1, à partir du 4 avril, tous les jeudis, 20 h 50 (deux épisodes par soir), Arte
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