Au BAL, les images rares du photographe japonais Yasuhiro Ishimoto révèlent un axe esthétique reliant Chicago à Kyoto ; où les codes visuels américains se frottent aux formes nippones.
Si Yasuhiro Ishimoto (1921-2012) occupe une place de choix dans l’histoire de la photographie japonaise, son œuvre est longtemps restée à l’extérieur du panthéon iconique occidental. Or, comme le révèle l’exposition proposée au Bal par sa directrice avisée Diane Dufour, Des lignes et des corps, ses images produites dans les années 1950 et 1960 constituent un parfait concentré d’un imaginaire esthétique reliant deux espaces culturels éloignés.
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De telle sorte qu’il semble difficile de rattacher l’œuvre d’Ishimoto à sa seule origine japonaise, pas plus qu’on ne peut l’indexer à la tradition de la photo américaine. Il serait une sorte de trait d’union, de passeur d’un registre esthétique à l’autre, œuvrant moins à la fusion pure et simple de cultures visuelles qu’à la porosité et aux affinités entre elles.
Observateur du quotidien
Passé par l’Institute of Design de 1948 à 1952, Ishimoto fait partie de la première génération de photographes de l’École de Chicago, influencée par Harry Callahan et Aaron Siskind, mais aussi par Ansel Adams. Son professeur Callahan, proche de l’architecte Mies Van der Rohe et du peintre Edward Steichen, lui a transmis la nécessité de rechercher la simplicité minimale d’une expression au cœur d’une image. Chez Siskind, il a appris l’importance de l’abstraction graphique, du travail sur les motifs et les formes. C’est donc à Chicago qu’il s’affirma comme un grand observateur du quotidien, de la rue, des corps simples saisis dans leurs fragments mouvementés (des silhouettes en ombre portée sur les murs de Chicago, des jambes de jeunes filles coupées à la taille, des amants allongés sur une plage dont les visages restent hors-champ…).
Avec un sens aigu de la composition architecturale au sein de chaque image, le sens du vide et du plein, et une attention forte à la densité et aux contrastes du noir et du blanc de sa pellicule, Yasuhiro Ishimoto déploie son geste artistique dans la pure tradition de la photographie occidentale des années 1950, à la manière d’un Robert Frank photographiant les Américain·es en 1955.
Un photographe américain au Japon
Mais, après ce premier moment de l’exposition consacré à ce que ses premières images doivent à son séjour américain, le second espace en sous-sol exprime la puissance d’un raccordement sensible à ses origines japonaises. À la manière d’un retour à Ithaque, Ishimoto revient au Japon en 1953 après quatorze années d’absence. Sur sa terre natale, son travail photographique se redéploie de manière éclatante, comme si son regard était à son tour capturé et aspiré par le système esthétique que son pays abrite, et qu’il avait oublié. Au Japon, il devient un photographe américain rattrapé par ses origines, un artiste “visuellement bilingue” par sa capacité à “allier l’approche formelle du New Bauhaus à la quintessence de l’esthétique japonaise”, selon les mots de Diane Dufour.
Sa magnifique série de photos de la villa impériale Katsura à Kyoto – sommet de l’architecture traditionnelle japonaise du XVIIème siècle – en témoigne de façon exemplaire. Fasciné par le jeu formé par les rectangles blancs des panneaux avec le quadrillage des lignes sombres des piliers du Palais, Ishimoto fixe son objectif sur des lignes, comme s’il dupliquait une œuvre de Mondrian. En pur esthète des volumes, il saisit chaque détail de l’architecture dans un plan d’ensemble qui tient plus de la composition architecturale abstraite que de la simple image documentaire. “Je retrouvais là les éléments de base de l’architecture de Chicago”, avoua-t-il. “C’est en contemplant la pure géométrie des bâtiments de Mies van der Rohe à Chicago que s’était révélée ma vocation. Quelle émotion de retrouver dans l’architecture classique de mon pays d’origine, non seulement des rappels de l’architecture moderniste, mais sa source même”.
Métissage
Pour Diane Dufour, Ishimoto est ainsi “l’un des passeurs de la modernité en photographie, opérant un travail de métissage entre culture japonaise et influence occidentale”. “À regarder ses scènes de Chicago ou Tokyo, d’une beauté si ordonnée, si vibrante, on comprend qu’il devint, pour emprunter les mots de Stefan Zweig, un intermédiaire tout à fait extraordinaire entre Orientaux et Occidentaux, un homme à double dimension, capable d’une part de contempler de l’extérieur avec étonnement et respect, le côté étranger de cette beauté, et de l’autre de la représenter et de nous la faire comprendre comme allant de soi, comme une beauté vécue de l’intérieur et devenue sienne.”
Singulier par ses agencements esthétiques, Yasuhiro Ishimoto fut cet artiste “en prise directe avec l’essence des choses”, mais toujours dans la retenue et la distance avec les objets de son regard, à tel point “qu’émane des ses images une sensation profonde d’isolement, d’abandon”. Ni d’ici ni d’ailleurs, un peu d’ici un peu d’ailleurs, Ishimoto invente son propre monde, sans qu’on sache très bien comment il s’y sent. Riche de 169 tirages rares, pour la plupart d’époque, l’exposition du Bal révèle une part majeure de la photographie japonaise, traversée par tant d’expériences et de langages, qui à l’image de la complexité secrète d’Ishimoto, électrisent et bousculent les regards codifiés dans des grammaires rigides et répétées.
Yasuhiro Ishimoto. Des lignes et des corps, jusqu’au 17 novembre
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