Tandis qu’il revient dans le néowestern Comancheria, rencontre avec Jeff Bridges, l’un des plus grands, mais souvent mésestimé, acteurs du cinéma américain.
Pour beaucoup, il est d’abord le Dude, “le type le plus fainéant du comté de Los Angeles, et sans doute très haut dans le classement mondial”, comme l’affirme le narrateur au tout début de The Big Lebowski ; ce joueur de bowling zen, fumeur de joints et buveur de white russian, qui se retrouve empêtré bien malgré lui dans une histoire de kidnapping impliquant un riche homonyme, son épouse volage, sa fille artiste et des nazis nihilistes (pour faire très vite).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si le nom de Jeff Bridges reste, et restera pour toujours, associé au plus célèbre film des frères Coen, il serait erroné d’y voir un cas typique de rôle culte masquant le reste d’une filmographie – comme ce fut par exemple le cas pour David Huddleston, l’autre Lebowski du film, acteur beaucoup plus mineur décédé quelques semaines avant notre interview.
Cinq décennies aux côtés des meilleurs cinéastes
La carrière de Jeff Bridges est sans nul doute une des plus riches et denses qui soient pour un acteur de sa génération – celle de Robin Williams, Richard Gere, Samuel L. Jackson ou encore Sylvester Stallone. Bien qu’il ait dû attendre 2010 pour pouvoir poser un oscar sur sa cheminée (pour le sympathique country music movie Crazy Heart), Bridges fut maintes fois nominé.
Il peut se targuer d’avoir traversé cinq décennies – plus même, si l’on compte ses tout premiers films dans les 50’s et 60’s, lorsqu’il était enfant, amené sur les plateaux par son père Lloyd, lui aussi acteur (dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ?, par exemple) – aux côtés des meilleurs cinéastes (John Huston, Michael Cimino, Francis Ford Coppola, John Carpenter, Richard C. Sarafian…), et d’être encore capable, aujourd’hui, de faire d’excellents choix.
Comme ce Comancheria du jeune David Mackenzie, pour lequel nous sommes allés le rencontrer à Los Angeles, dans l’atmosphère suffocante du mois d’août. Il nous accueille d’une poignée de main chaleureuse (nous n’en attendions pas moins), recouvert d’un long gilet en laine, sans doute pour se protéger des effets maléfiques de la clim dans cette chambre d’hôtel banalement luxueuse.
Il signe son retour dans un western moderne
Dans Comancheria, il joue un marshal texan à la poursuite de deux braqueurs de banques, deux frères (Chris Pine et Ben Foster) qui ont décidé d’enchaîner un maximum de casses en 24 heures, dont certains vont, on s’en doute, mal se passer. Western moderne, le film de Mackenzie se fait rapidement tragédie à mesure que les motivations de chacun se font plus claires.
“Mon personnage fait simplement son job”
On n’ose lui citer la fameuse (et quelque peu usée, avouons-le) maxime de Jean Renoir selon laquelle ce qu’il y a de terrible dans ce monde c’est que chacun à ses raisons, mais Jeff Bridges partage cette idée : “Avant toute chose, c’est le scénario de Taylor Sheridan, qui avait aussi écrit celui, magnifique, de Sicario, qui m’a convaincu de faire ce film.”
“Il est impossible de donner davantage raison à l’un ou l’autre parti : les frangins jouent leur survie et leur honneur dans un monde sans pitié, et mon personnage fait simplement son job, cherchant à ne pas laisser la société s’écarteler. Dès la lecture, cette vision m’a profondément touché, et je faisais confiance à David Mackenzie pour en faire ressortir au mieux la complexité.”
Le Dude, maître zen absolu
Il s’arrête un instant, réfléchit, et précise sa pensée : “Je ne crois pas à la stricte séparation entre Bien et Mal. Je pense même que c’est cette idée qui crée le Mal. Parce qu’elle empêche de comprendre ce que nous avons tous en commun, en tant qu’humains, elle empêche de se mettre dans la peau d’autrui : on désigne des gens soi-disant mauvais, et on pense que le travail est fait… Ça ne marche pas comme ça : il faut admettre que cette ligne divisant le Bien du Mal traverse le cœur de chaque être humain.”
Bien que sa légendaire barbe soit pour une fois rasée (“pour mon prochain rôle”, confie-t-il badin, sans en dire davantage), Jeff Bridges a des airs de (gentil) gourou lorsqu’il tient ces propos. Intarissable, il nous parle ensuite de sa relation avec Bernie Glassman, son gourou à lui, avec lequel il a écrit un livre sur la méditation (Le “Dude” et le Maître zen, Octaves éditions), dont a été tirée une pseudo-religion qui ressemble plus ou moins à un canular, le “dudeism”.
L’occasion est alors trop belle d’évoquer The Big Lebowski, et l’éventuelle lassitude qu’il pourrait ressentir à son égard : “Marre qu’on m’en parle ? Vous plaisantez ! Jamais je ne me lasserai de ce personnage : c’est moi ! Et de tous les films que j’ai faits, c’est mon préféré, répond-il. Vous savez ce qu’est un koan ? Dans la philosophie bouddhiste, c’est une anecdote apparemment absurde mais lourde de sens.”
“Lorsque j’ai rencontré Bernie, après la sortie de The Big Lebowski, il m’a expliqué que le Dude était un maître zen. Il poursuit, en riant, lorsqu’il m’a ensuite dit que les frères Coen étaient forcément les rois du koan, j’ai tout de suite compris qu’on serait copains !”. Serait-il prêt, comme une rumeur l’affirme depuis quelque temps, à reprendre son rôle dans une suite ou un spin-off (sur le personnage de Jesus Quintana joué par John Turturro) ? “Si les frères Coen m’appellent, je signe tout de suite !”
Du chien fou poursuivi au traqueur de braqueurs
A première vue, et à l’en croire, Jeff Bridges serait donc l’égal de son personnage le plus célèbre, Dude à la ville comme au cinéma. Peut-être, sans doute. Pourtant, nous le disions, ni sa carrière, ni sa persona ne peuvent se résumer à ce rôle.
On lui fait ainsi remarquer qu’entre ses premiers films et ses derniers, quelque chose s’était inversé. Le Canardeur de Michael Cimino est un autre western moderne sur fond de braquage de banque, un autre buddy movie tragique où fugitifs (lui et Clint Eastwood) et traqueurs sont aussi désespérés.
Seulement, en 1974, c’était lui le chien fou poursuivi ; aujourd’hui, dans Comancheria, il est passé de l’autre côté du badge de shérif. “C’est vrai, mais je ne m’étais pas fait la réflexion. Que voulez-vous, on vieillit…”, lâche-t-il benoîtement, avant que le naturel promotionnel ne reprenne le dessus. “J’ai essayé de le rendre aussi crédible que possible. J’ai passé pour cela plusieurs jours avec Joaquin Jackson, un authentique marshal texan.”
Une carrière vouée aux chenapans, aux outlaws et aux extraterrestres
On note qu’il joua en outre presque le même rôle en 2010, dans True Grit des frères Coen, un authentique western d’époque dans lequel il aide une jeune fille à traquer les assassins de son père. “C’est vrai que j’ai fait pas mal de westerns (on pourrait aussi citer La Porte du paradis – ndlr). Je ne sais pas pourquoi…”
“J’ai toujours aimé ça. Et puis je crois que mon meilleur ami, qui est aussi depuis quarante ans mon stuntman (doublure cascade – ndlr), a grandi au milieu des cow-boys, et m’en a donné le goût.” Là encore, donc, il est du côté de la loi, au contraire de La Dernière Séance de Peter Bogdanovitch (son premier grand film en 1971, qui lui vaut une nomination à l’oscar du meilleur second rôle), de Cutter’s Way d’Ivan Passer (1981) ou de Starman de John Carpenter (1984), pour ne citer que quelques (brillants) exemples dans cette première partie de carrière dévolue aux chenapans, aux outlaws et aux extraterrestres – tous gentils, cela dit.
La Dernière Séance (1971) de Peter Bogdanovich, avec Cybill Shepherd et Clu Gulager
L’homme d’un côté, le rêve de l’autre
Mais à vrai dire, si son rapport à l’autorité s’est inversé, l’identité profonde du comédien, âgé aujourd’hui de 66 ans, n’a que très peu changé au cours des décennies, et il est aujourd’hui possible de faire avec une certaine acuité le portrait du “Bridges movie”, et de dessiner ainsi l’évolution sociopolitique des Etats-Unis depuis quarante ans.
Lui, au fond, n’a pas vraiment bougé, c’est l’Amérique qui a glissé sous ses pieds, l’obligeant à s’adapter pour survivre. Ce que raconte Jeff Bridges dans tous ses films (ou presque), c’est la difficile, si ce n’est impossible, actualisation du rêve américain, dont il constitue le visage le plus souriant. Ou pour le dire autrement, c’est le passage contrarié du rêve à la réalité, l’apprentissage de la déception et la joie, malgré tout, de participer au projet – programme zen s’il en est.
“The man and his dream”, l’homme d’un côté, le rêve de l’autre, bien séparés : ainsi Coppola avait-il sous-titré Tucker, en 1988, ce film dans lequel Bridges tentait de prendre à revers la puissante industrie de l’automobile avec un nouveau modèle révolutionnaire, avant de se faire grossièrement piéger et de devoir renoncer, non sans avoir produit tout de même une poignée de ses voitures sublimes.
Sur le ring pour John Huston
Coppola terminait son film, évidemment autobiographique après la faillite de son contre-studio Zoetrope, par cette oraison du génial inventeur : “Peu importe qu’il n’existe que cinquante automobiles Tucker plutôt que cinquante millions. Ce qui compte, c’est l’idée… le rêve”. Fat City, un des meilleurs films de John Huston (1972), formule un peu différemment cette même affirmation.
Il y a certes une lourde part de tragique à n’avoir fait qu’embrasser le rêve (de devenir boxeur pro pour le jeune Bridges, de revenir sur le ring pour son acolyte alcoolique Stacy Keach), mais il y a là aussi une forme de joie mate, apaisée, triste. Une qualité oxymorique que l’on retrouve également dans un beau film tourné en 1993 par Peter Weir, Etat second, dans lequel il joue un rescapé d’accident d’avion qui se croit invulnérable, et doit réapprendre le goût de l’échec, c’est-à-dire de l’humanité (pitch inversé d’Incassable de Shyamalan).
La Porte du paradis (1980) de Michael Cimino, avec Isabelle Huppert
A l’orée des années 1980, deux films offrent cependant une lecture particulièrement sombre de l’adéquation, ou plutôt de l’inadéquation au rêve américain. Dans le premier, La Porte du paradis de Cimino (1980), Bridges interprète un tenancier de bar affable et idéaliste, qui prendra part à la grande révolte des parias contre les propriétaires terriens, au prix d’un carnage.
Le bordel de La Porte… est devenu sa résidence secondaire
Lorsqu’on l’interroge aujourd’hui sur Cimino, décédé il y a à peine deux mois, le comédien, qui aura tourné deux fois avec lui, évoque ses souvenirs d’un ton forcément grave : “Mike m’a fait un premier cadeau, sur Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur), lorsqu’il m’expliqua ce qu’était le jeu. J’avais 22 ans, peu d’expérience, Clint Eastwood comme partenaire – pas n’importe qui –, et je me demandais ce que je fichais là.”
“Voyant mon inconfort, Mike est venu vers moi, et avec autorité m’a dit : ‘Jeff, ne t’en fais pas, tu es à ta place. Dis-toi simplement que le personnage, c’est toi.’ Aujourd’hui encore, quand j’ai des doutes, je me répète cette phrase comme un mantra.”
Regrettant ensuite d’avoir depuis longtemps perdu contact avec lui (“Il était très isolé, ne parlait plus à grand monde”), il évoque un autre joli cadeau : le bordel d’Ella Watson (jouée par Isabelle Huppert dans La Porte du paradis) situé dans le Montana, qui est encore aujourd’hui sa résidence secondaire, où il vit lorsqu’il n’est pas à Santa Barbara.
Une classe de nantis en passe de prendre le contrôle
On dit souvent de La Porte du paradis (qui a mené la United Artist à la faillite et stoppé l’élan du Nouvel Hollywood) qu’il est le dernier film des années 1970 ; il serait plus juste de désigner Cutter’s Way d’Ivan Passer, tourné l’année suivante au sein du même studio en lambeaux, et qui pousse encore plus loin la sécheresse et la désillusion.
Le dernier plan en est un coup de revolver porté par Bridges au plus gros notable de la ville, coupable (ou peut-être pas) d’avoir assassiné une prostituée puis la femme de son meilleur ami. Mais cette vengeance, adressée à l’ensemble de la classe de nantis en passe de prendre le contrôle de l’Amérique, ne résout strictement rien, demeure un pur geste nihiliste, vain – l’entrée dans un trou noir. Ce trou noir,
Jeff Bridges ne va cependant pas s’y laisser attirer. Il figure par exemple dans Starman de John Carpenter (1984) un extraterrestre avide de découvrir l’expérience humaine aux côtés d’une jeune veuve (Karen Allen) dont il a pris les traits du défunt mari. “Vous savez ce que j’aime chez les humains ? C’est que vous êtes à votre meilleur quand les choses sont à leur pire”…
Starman (1984) de John Carpenter avec Karen Allen
Jeff Bridges, musicien country et new age
Avant de le quitter, nous lui posons une question sur sa musique, dont il nous confie avec allégresse qu’elle prend une place de plus en plus importante dans sa vie. Lui qui joue du piano depuis tout petit avec son frère Beau – le superbe Susie et les Baker Boys de Steven Kloves (1989) est en partie basé sur cette expérience – a sorti en 2000 un premier album de country (Be Here Soon), et un second en 2011 (Jeff Bridges), produit par l’infatigable T. Bone Burnett (aussi responsable de la musique de Crazy Heart).
Mais son projet le plus étrange de tous, il vient assurément de lui donner vie, et se trouve ravi d’en parler : c’est un album de spoken word tordu, sur de la musique planante à la Brian Eno, intitulé Sleeping Tapes* (clin d’œil aux Basement Tapes de son copain Bob Dylan), qui nous entraîne dans une journée du Dude, du premier pipi jusqu’au coucher avec sa femme, en passant par une extatique randonnée à la recherche de pièces d’or espagnoles ayant appartenu aux conquistadors. Plus dudeiste, tu meurs.
* album téléchargeable sur dreamingwithjeff.com. Tous les profits sont reversés à l’association No Kid Hungry
lire aussi la critique de Comancheria
{"type":"Banniere-Basse"}