Pas de vacances pour William Kentridge, 69 ans, entre une série de vidéos présentées à Venise, une exposition rétrospective à Arles et la présentation dans la même ville de “The Great Yes, The Great No”. De Vichy à la Martinique, cet “opéra de poche” transatlantique s’ancre dans des périodes sombres de l’histoire française et brasse des thèmes présents dans toute l’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire sud-africain : la violence, le colonialisme, la mémoire et, bien sûr, une poésie matinée de surréalisme. Visite guidée par le metteur en scène d’une création en mouvement, souvent drôle, émouvante et toujours inventive.
Il est souvent question de disparition, chez William Kentridge. Dans son travail de plasticien déjà, l’effacement du trait, de l’encre ou du fusain fait partie de l’œuvre, souvent pour combattre l’effacement en marche. Le trait s’estompe, mais jamais complètement, et la mort est omniprésente, mais jamais rigidifiée. Comme dans l’installation vidéo More Sweetly Play the Dance, montrée à Arles en 2016, une parade funèbre sur une mélodie poignante en hommage aux victimes d’Ebola, et un choc esthétique autant qu’émotionnel.
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Cet entretien aussi aura pris des allures de jeu du chat et de la souris, et quand William Kentridge répond finalement à nos questions, sa voix caverneuse est partiellement recouverte par le chant des cigales. Nous sommes de retour à Arles, en juillet 2024, où la Fondation Luma accueille dans la cadre du Festival d’Aix-en-Provence délocalisé le nouvel “opéra de poche” de William Kentridge, The Great Yes, The Great No.
1941, aller simple vers Fort-de-France
À Arles également, les Rencontres de la photo présentaient en 2018 une série de la photographe allemande Germaine Krull, prise sur le bateau Capitaine-Paul-Lemerle, qui fit le trajet entre Marseille et la Martinique en 1941. À son bord, anonymes, artistes et intellectuel·les fuyant Vichy, dont André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor Serge ou Anna Seghers.
C’est cette histoire qui est au cœur de la nouvelle création de William Kentridge. Quand on lui demande comment il a croisé la route de ce navire, il nous répond qu’au commencement était la forme : “Le bateau est arrivé longtemps après le début du projet. Je savais déjà que je voulais un chœur de femmes et des masques en carton représentant des personnages historiques. Et je voulais une figure qui incarnerait la mort – qui est devenue, tel Charon, le capitaine du navire.”
Dans un décor simple – le pont d’un bateau qui tangue par mauvais temps, une cheminée qui devient cabine et, à l’avant-scène, un orchestre de chambre, le tout nimbé par l’écran bleuté en fond de scène où voguent le texte du livret et des vidéos conçues par William Kentridge –, c’est ce passeur de mort·es qui accueille les spectateur·rices et les guide tout au long de l’opéra. Les mort·es, on les rencontre très vite, les un·es après les autres, très vivant·es. D’abord un chœur de sept femmes – elles sont tantôt oiseaux de bon augure, tantôt la voix de celles et ceux qui n’ont pas survécu aux voyages sur cette même route maritime meurtrière, dans les cales des négriers.
Les mots des mort·es
Leurs mots – et tous ceux qu’on entendra – sont glanés chez d’autres, comme le raconte William Kentridge : “Je note souvent des phrases ou les vers d’un poème qui m’intéressent. Lorsque je commence un projet, il m’arrive de feuilleter ces carnets et d’en extraire des citations, pour voir ensuite comment elles s’articuleraient les unes aux autres. Elles sont signées Eschyle, Anna Akhmatova, Bertolt Brecht, Léopold Senghor, Alfred Jarry… Mais lorsqu’elles sont réduites à de simples phrases, je peux oublier qui les a écrites.”
Et le défi, ensuite, est d’en faire un tout fluide : “Vous pouvez donc avoir une citation d’Eschyle – ‘La demeure de la justice s’est écroulée – Le mal a été fait – J’exige réparation – Priez pour moi’, puis : ‘Priez pour moi, mon mari est mort, mon fils est en prison. Priez pour moi’, c’est Anna Akhmatova. Et ainsi de suite. Il y a beaucoup, beaucoup de vers merveilleux dans le livret, dont je ne peux m’attribuer la paternité, mais qui ont tous été écrits par ces grands poètes. Et évidemment, la majeure partie du texte est constituée des écrits d’Aimé Césaire, à partir de son Cahier d’un retour au pays natal, et de Suzanne Césaire, écrivaine et essayiste.”
“Une bonne partie du projet consistait à comprendre les racines de ma propre ignorance.”
Au sujet des autres sources d’inspiration du projet, le metteur en scène explique qu’il y a toujours plusieurs points de départ à une création, souvent formels : “On ne commence pas avec une idée claire de la question qu’on veut poser – on essaie de découvrir ce que les formes suggèrent, et le thème surgit en cours de route, au fil des mois ou des années. Ou en tout cas on l’espère. C’est pendant cette recherche que je suis tombé sur l’histoire du Capitaine-Paul-Lemerle. Ce qui m’intéressait initialement, c’était surtout la Martinique – et la figure d’Aimé Césaire, et plus tard Suzanne Césaire, et leur lien avec Frantz Fanon. Je n’avais pas réalisé la forte connexion martiniquaise de tous ces personnages, en particulier de Fanon, que j’avais toujours associé à l’Algérie. J’ai donc beaucoup appris. Une bonne partie du projet consistait à comprendre les racines de ma propre ignorance.”
C’est cet ajustement de focale qui est nécessaire pour comprendre les enjeux qui sous-tendent The Great Yes, The Great No. De tous les fils que tire Kentridge, ce n’est pas tant la fuite du régime de Vichy que la complexité des liens entre France et Martinique, si malmenée et exploitée, qui nourrit le spectacle – et le Capitaine-Paul-Lemerle en devient le vaisseau parfait.
Ce qui n’exclut pas un peu de pédagogie : “Je savais que des personnes fuyaient la France sous le gouvernement de Pétain, précise-t-il. Mais j’ai réalisé qu’en Afrique du Sud ou dans d’autres parties du monde où nous montrerons la production, si les gens connaissent les nazis, les massacres et les génocides, ce qui s’est passé spécifiquement dans différents pays appartient à une histoire un peu trop lointaine. Nous avons donc utilisé un court extrait d’archives, qui est à la fois surréaliste et très réaliste, de l’Allemagne et de la France en 1941, pour contextualiser la pièce.”
Aimé et Suzanne Césaire, Frantz Fanon, Joséphine Bonaparte et deux André Breton
“Surréaliste et très réaliste”, la formule est bien choisie ; voir ces quelques secondes de film montrant Pétain affublé d’une cafetière en guise de tête, ou ici Hitler vitupérant, mis en musique tel un canard irascible et asthmatique, est tout à la fois glaçant et irrésistible et provoque, en ce week-end de deuxième tour des législatives, un effet certain chez les spectateur·rices. Et donne le ton d’un opéra souvent drôle, émouvant et toujours inventif.
Sur ce “navire de fous”, tel que l’appelle William Kentridge, le voyage durera douze jours, un peu moins d’une heure et demie pour ce soir, découpé en cinq parties. Comme souvent chez le plasticien, le spectacle mélange musique, chants, danse, textes déclamés et vidéos. À bord, on rencontre ce casting éclectique, qui convoque à travers les comédien·nes masqué·es celles et ceux qui y étaient et celles et ceux qui auraient pu y être : “Certains des personnages ont fait le voyage historique de Marseille à la Martinique, comme André Breton et Claude Lévi-Strauss. D’autres se sont trouvés sur cette route à d’autres moments, comme les Césaire deux ans plus tôt, Frantz Fanon juste après la guerre, Joséphine Bonaparte, venue de Martinique en France dans les années 1790… C’est ainsi que toutes ces personnes, de manière surréaliste, peuvent monter à bord du navire.”
L’histoire de France, ce cadavre exquis
Le surréalisme infuse profondément l’opéra, et pas seulement pour cette paire d’André Breton de carton qui esquisse des pas de danse et s’engueulent comme de vrais faux jumeaux – même si l’on n’invite pas doublement à bord le pape du surréalisme sans conséquence :
“Nous avons regardé de vieux films surréalistes, des collages et étudié des jeux d’écriture où l’on s’en remet au hasard ou au mystère… Beaucoup de ces techniques ont été utilisées pour la création de la pièce, se souvient William Kentridge. Il y a des références historiques, des éléments narratifs que nous avons traités comme une forme de cadavre exquis – une tête sur un autre corps sur une autre paire de jambes… C’est un jeu qui nous a aidés à montrer l’éclatement des identités et la difficulté qu’il y a à rendre compte de l’Histoire dans toute sa complexité. Ce travail nous a servi de guide, et nous a révélé quelle était véritablement l’histoire de l’opéra : à travers ces fragments, il est devenu clair que Suzanne Césaire occupait une place centrale sur le bateau.”
“La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas.” Suzanne Césaire
Les personnages défilent, les uns après les autres, de manière parfois un peu décousue, mais c’est effectivement bien l’écrivaine qui occupe le devant de la scène, seul personnage à s’exprimer en français (les autres parlent ou chantent en anglais, isiZulu, isiXhosa, setswana, siSwati et xitsonga, surtitré en écriture inclusive – on espère que les spectateur·rices du Festival d’Aix-en-Provence auront apprécié autant que nous). De larges pans de ses essais sont cités, dont on retiendra notamment cette phrase en forme de manifeste : “La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas.”
Et c’est la figure de Suzanne Césaire, autant que le chœur et le Charon narrateur, qui sert de liant à cet opéra parfois flottant dans sa narration, laissant poindre par moments, comme l’avance William Kentridge lui-même, que l’ouvrage est encore sur le métier : “Depuis la générale, nous avons procédé à des changements entre chaque représentation… Et nous allons apporter une modification pivot au centre de la pièce, mais j’ai l’intuition qu’on ne sera pas prêts pour Vienne [du 16 au 19 juillet], car chaque évolution implique des modifications de la vidéo, des sous-titres, du texte, de la musique et du chant… Je pense donc qu’on s’y attellera à Johannesburg avant la prochaine tournée. Tout le travail de création s’y est déroulé, dans mon studio. C’est une sorte de retour à l’usine, pour changer les pièces du moteur.”
Il y avait notamment cette scène, aperçue lors d’une semaine de résidence de William Kentridge à la Fondation Cartier (Paris) et disparue de la production finale, où un danseur s’endormait sur le piano d’une musicienne en train de jouer du Schubert, qui poursuivait malgré ce corps écroulé en travers des touches :
“Certaines idées de départ ou images semblent fantastiques. Cet enthousiasme et cette impulsion première peuvent se retrouver dans le spectacle mais aussi se perdre au cours du processus. Cette séquence-là était une improvisation merveilleuse et je trouvais le symbole très clair : c’est l’Europe qui essaie de rester droite alors que le poids de tout ce qu’elle a commis lui tombe dessus. C’était l’une des impulsions à l’origine du projet. Et le jour de la générale, finalement, elle a été retirée de la production. Elle a rempli son rôle, sa fonction de ‘cordon ombilical’– elle était vitale à l’élaboration de l’opéra. Mais une fois le projet né, elle n’était plus nécessaire.”
William Kentridge le showrunner
C’est aussi la beauté du spectacle vivant, l’œuvre en mouvement animée par un travail collaboratif. Au milieu de ce collectif très dynamique, Kentridge, véritable showrunner, s’est ménagé un espace aussi central qu’à la marge : “J’utilise très souvent mon corps pour expliquer une montée en intensité ou la durée d’une phrase mélodique. Je peux m’accroupir et me relever, ou m’étirer pour guider une voix ou donner une indication physique de vivacité ou de langueur. C’est un entraînement que de pouvoir proposer précisément un type de mouvement, décortiquer le geste qui fonctionne avec telle combinaison de masques et de costumes. Et c’est très physique… D’ailleurs, je commence toujours la séance d’échauffement avec les artistes mais assez vite je me dis que j’ai ces 45 minutes devant moi pour planifier la séance de travail du jour… Donc je suis beaucoup moins en forme que je ne devrais l’être et que le sont tous les autres artistes ! Mais tout ce travail de réflexion et de création collective passe toujours par le corps.”
Lorsqu’on évoque alors sa vie antérieure d’étudiant en théâtre, William Kentridge ne mord pas à l’hameçon : “Je n’ai pas envie d’être un performer. Mais j’aime cette forme de performance, quand je donne des conférences ou que je présente mon travail sur scène… C’est le seul rôle que je joue vraiment, une version exagérée de moi-même.”
Et d’évidence, plasticien habitué à une pratique solitaire, Kentridge chérit autant cette quiétude que l’effervescence du groupe : “Le confort de l’atelier, c’est parfois d’être seul, juste moi et une feuille de papier pour dessiner. Mais vingt personnes qui collaborent, qui vont dans la même direction pour trouver le sens d’une création, c’est une source d’excitation. Et ce projet a été, je pense, remarquable de collégialité… L’important, c’est de bien choisir ses collaborateurs et connaître les limites de son propre sens critique !”
Baisser de rideau
Sans pouvoir prévoir ce qui sera offert précisément aux futur·es spectateur·rices, il y a tant d’autres choses qu’on aimerait mentionner sur la richesse de cet opéra qu’il est impossible d’en faire la liste. La musique, que l’on doit au tandem Nhlanhla Mahlangu / Tlale Makhene, est comme toujours chez Kentridge impeccable. On y entend le poème Solde de Léon-Gontran Damas, charge anticolonialiste dédiée à Aimé Césaire, aussi féroce que mélancolique et déclamé en version bilingue.
Et il y a aussi ce final terrible où Charon, s’appropriant un poème de Brecht, douche les espoirs de ces exilé·es arrivé·es en terre martiniquaise, peut-être plus verte mais pas moins impitoyable qu’ailleurs : “D’où que vous veniez, c’était mieux là-bas. Où que vous alliez, ce sera pire. D’où vous venez, vous ne manquerez à personne. Là où vous allez, vous ne serez pas les bienvenus.” Avant un baisser de rideau sur une autre funeste oraison, qui voit le narrateur égrainer les dates de disparition de chacun·e et préciser au sujet de Suzanne Césaire qu’après sa mort, en 1961, “plus jamais Aimé Césaire ne la mentionnera, jusqu’à la fin de sa vie”.
“L’écriture et le storytelling, pour moi, c’est par les vidéos et le théâtre que ça passe.”
Pour ce pas rester avec ce goût de cendres, on interroge Kentridge sur d’autres projets éventuels, pourquoi pas l’écriture de fiction ? : “Quand je regarde un film ou une pièce, ça m’arrive de trouver les dialogues assez nuls… Et je sais que c’était vraiment nul si je me dis ‘ça, j’aurais pu l’écrire’. À chaque fois que j’ai essayé de composer un scénario ou une pièce de théâtre les dialoguent tombaient tellement platement, je n’ai vraiment pas cette oreille musicale. Et je ne suis pas non plus un romancier qui se glisserait dans la peau et dans la tête des autres. Donc l’écriture et le storytelling, pour moi, c’est par les vidéos et le théâtre que ça passe.”
Le futur, ce sera donc cet été riche où l’on peut voir le travail de Kentridge à Arles, Venise, et la tournée mondiale de The Great Yes, The Great No prévue pour 2025. Et encore un peu plus loin dans le viseur, il maestro planche sur sa prochaine mise en scène, Orphée de Monteverdi. Toujours regarder de l’avant sinon c’est la disparition, encore.
The Great Yes, The Great No, mise en scène et concept William Kentridge. En tournée en 2025, dates à venir.
Je n’attends plus de William Kentridge, à la Fondation Luma, Arles, jusqu’au 12 janvier 2025.
Self-Portrait as a Coffee Pot de William Kentridge, à l’Arsenale Institute for Politics of Representation, Venise, Italie, jusqu’au 24 novembre.
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