Le temps d’une Danse de nuit, et dans le cadre du Festival d’Automne, l’intrépide chorégraphe investit des lieux atypiques de l’espace public.
Le chorégraphe savoyard, désormais breton, habitué du MoMA à New York, de la Tate Modern à Londres et des prestigieuses scènes européennes comme l’Opéra de Paris, invente, crée, expérimente et présente, en exclusivité et en avant-première, ses travaux à Rennes où il a fondé après sa nomination à la tête du Centre chorégraphique national, le Musée de la danse, un lieu de ressource et d’invention, de création et de croisement des disciplines artistiques.
En 2015 et en dépit des injonctions de la mairie à entourer la grande esplanade Charles-de-Gaulle de Rennes de barrières, le Musée de la danse lance Fous de danse, une journée de midi à minuit où tout le monde danse… “La première année, nous n’en revenions pas, presque douze mille personnes sont venues danser ! Fous de danse est un projet très festif et participatif. Il y a eu un moment de soul train géant avec quelque cinq mille personnes qui formaient un tunnel humain, des moments de danse populaire avec des danses bretonnes mais aussi, au milieu de tout, un solo d’Anne Teresa De Keersmaeker sur une musique de Steve Reich… A la fin de la première édition de Fous de danse, je me suis dit que j’aimerais bien inventer un spectacle qui en serait la fin, qui serait rude, un spectacle de nuit, la face nord de Fous de danse…”
“J’adore l’idée que la chorégraphie soit liée au sommeil”
Boris Charmatz poursuit au sujet de ce pendant nocturne de l’événement rennais dont le succès s’est encore accru cette année en mai : “Pour la création de Danse de nuit, j’ai beaucoup pensé au tableau de Rembrandt, Ronde de nuit. Le spectacle se jouera par tous les temps mais jamais en journée, j’adore l’idée que la chorégraphie soit liée au sommeil, qu’elle se déploie dans un espace mental où l’activité soit au moins aussi importante que la passivité.”
“Il y a un imaginaire urbain de la nuit, d’une étrange beauté liée à la peur” Boris Charmatz
“La nuit en plus, et notamment dans les villes, est liée à la peur, aux fantômes, j’adore ça ! Bêtement, je pense à ce titre du roman de Richard Bohringer, C’est beau une ville la nuit… Il y a un imaginaire urbain de la nuit, d’une étrange beauté liée à la peur, au fait que l’on ait de plus en plus éclairé les villes pour avoir de moins en moins peur. Dans le tableau de Rembrandt il y a la ronde, la ronde citoyenne, aujourd’hui il y a des rondes citoyennes de surveillance, alors nous, nous faisons une ronde chorégraphique qui ne surveille rien, à l’opposé de Vigipirate…”
Au cœur de la nuit sur une place, dans un vieil hangar, un lieu atypique – à Rennes fin août, en avant-première, c’était sur le parvis du Triangle dans le quartier populaire du Blosne –, les six danseurs de Danse de nuit se jettent dans l’espace comme un coup de chevrotine réunissant autour d’eux des petits groupes de personnes auxquels ils livrent des souvenirs personnels…
Marlène Saldana raconte une histoire scato avec une pomme de douche dans un hôtel chic, en tournée, avec Christophe Honoré. Jolie Ngemi dit comment son père, pasteur au Congo, voulait l’attacher et la cogner parce qu’elle n’acceptait d’aller à l’église que si elle pouvait y danser… Chacun racontant sa petite histoire intime, répétant une série de gestes comme l’esquisse d’une phrase chorégraphique qu’il souhaiterait s’approprier.
“Une langue qui dit des choses mais qui ne cherche pas à circonscrire”
“Il n’y avait pas de dramaturgie préétablie, c’est arrivé dans le travail, ça commence par des improvisations, du coup c’est plus intime, comme un torrent oral et physique. Si nous devions inventer notre propre danse de rue, de trottoir ou de bitume, je souhaitais qu’il y ait des textes notamment deux de Tim Etchells que j’avais vu performer à plusieurs années d’intervalle et que je n’arrive pas à oublier.”
Le premier texte dit à l’unisson par l’ensemble des danseurs dans un mouvement déambulatoire déformant et reformant les groupes est celui que Boris Charmatz a écrit pour Danse de nuit. “Il commence par ‘Charb est mort’, c’est un texte que j’ai écrit quasiment à la vitesse à laquelle il est dit dans le spectacle, comme de l’écriture automatique. C’était longtemps après les attentats de Charlie Hebdo. Je l’ai surtout écrit en pensant à la durée de vie du dessin humoristique. Je ne le connaissais pas bien Charb mais, après l’attentat, j’ai revu beaucoup de caricatures. Gamin, j’aimais bien Wolinski, mais j’étais fanatique de Reiser.”
“Nous sommes dans un tel état face aux événements” Boris Charmatz
“On dit toujours que la danse est ce qu’il y a de plus éphémère, mais l’humour du dessin politique l’est encore plus. Le dessin subsiste mais l’humour est éphémère. Ça va plus vite que notre pensée, et nous sommes dans un tel état face aux événements. La liste est longue, il y a les événements terroristes mais aussi économiques, sociaux, identitaires. Nous traversons une période de changements incroyables et nous sommes à la fois sidérés et en ébullition.”
“Je voulais qu’il y ait une parole et des gestes qui soient à cet endroit-là, dans un flux, un torrent, une glossolalie. Comme des gens qui se mettent à parler et à inventer des langages à débiter… C’est lié à l’inconscient ou au sacré, une langue qui dit des choses mais qui ne cherche pas à circonscrire, définir, tracer.”
Une danse des ténèbres, joyeuse
De l’intime à l’extime, de l’apparition à la disparition, de paroles privées à une parole plus vaste sur le monde, son actualité, ses peurs, ses absurdités, ses moments de partages enfantins ou bien ses cris isolés, Danse de nuit est une danse des ténèbres, joyeuse bien que prenant à bras le corps la violence du jour éclairée par la douceur de la nuit.
“Je crois qu’aujourd’hui nous avons un immense désir d’assemblée, en France avec Nuit debout, mais avec aussi Occupy Wall Street, les indignés en Espagne, la place Tahrir… Il y a les assemblées debout, assises, on y habite, on y dort, on s’y allonge, on y prend la parole. Alors je rêvais d’une assemblée chorégraphique. On peut aussi s’assembler avec ou pour de l’art, quel qu’il soit. Nous sommes dans un moment où il faut affirmer cela.”
“Dans l’espace public, il y a des marchés, des hip-hopeurs, des manifestants contre la loi travail, des soldats, des policiers et des danseurs… On a besoin d’art dans l’espace public qui ne soit pas seulement des commandes publiques. Il me semble que la danse est un bon endroit de perméabilité, un endroit d’immédiateté facilement partageable entre classes sociales, quartiers, communautés.”
Une parole artistique et démocratique
S’il est coutumier des spectacles dans la neige, en haut des montagnes, dans des stades, des couloirs, des champs…, Boris Charmatz investit aujourd’hui avec Danse de nuit l’espace urbain d’une parole artistique et démocratique qu’une certaine parole morale souhaiterait confisquer. Il l’investit, à l’inverse de l’air du temps, pour ne surtout pas en faire une tribune.
“J’aime les studios de danse et j’aime les théâtres ! Mais, par exemple, quand j’étais à l’école de danse de l’Opéra de Paris, mon plus beau souvenir est d’avoir dansé tout nu, la nuit, dans un des studios de Nanterre, c’était interdit évidemment. Je risquais la mise à pied, le blâme suprême, mais j’allais déjà me faire virer de toute façon…”
“J’étais un enfant extrêmement timide mais la danse me permettait de faire des choses que je n’aurais pas faites en tant que bon élève. L’espace mental de la danse me permet de faire ce que je ne pourrais pas si je voulais écrire un texte journalistique sur une situation donnée. La danse permet de se dévoiler, mais elle est aussi une super couverture.”
Danse de nuit de Boris Charmatz, du 7 au 9 octobre, friche industrielle Babcock MC93/Bobigny ; les 12 et 13 octobre aux Beaux-Arts, Paris VIe ; du 19 au 23 octobre, musée du Louvre, Paris Ier, dans le cadre du Festival d’Automne ; du 8 au 12 novembre à Rennes, dans le cadre du festival Mettre en scène