Dans un essai riche, La démocratie universelle, le philosophe Florent Guénard revient sur l’histoire du modèle démocratique et sur la volonté tardive de ses théoriciens de l’exporter dans le monde. Pour le meilleur et le pire. Un essai qui réhabilite le regard de la philosophie sur la démocratie.
Si la démocratie produit aujourd’hui une grande insatisfaction dans les sociétés européennes, la croyance dans l’universalité de son modèle continue de la définir. Au point que de la majorité des démocrates occidentaux pensent normal de devoir l’exporter dans les pays où elle est absente. L’universitaire et directeur de la rédaction du site laviedesidées.fr, Florent Guénard, s’interroge sur le regard que la philosophie porte sur le modèle démocratique depuis l’Antiquité. Si la Révolution française de 1789 a donné naissance à l’universalisme démocratique, il analyse pourquoi la démocratie occidentale reste un modèle politique généralisable à certaines conditions. Sa savante lecture historique et typologique des modèles démocratiques éclaire les ambiguïtés et les points aveugles de la crise démocratique contemporaine. Et tente d’imaginer la voie de sa réinvention, à partir d’un questionnement spécifiquement philosophique. L’auteur revient ici sur cette exploration d’une belle, mais complexe, idée.
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Pourquoi avez-vous eu vous en envie de vous pencher sur l’histoire du modèle démocratique et sa supposée universalité ? Comment avez-vous cherché à renouveler une question au fond assez classique dans l’histoire de la pensée ?
Florent Guénard – Je mène dans ce livre une démarche à la fois historique et typologique. Le point de départ de cette réflexion est ultra-contemporain : j’ai été conduit à m’intéresser à tous les textes écrits aux Etats-Unis sur la constellation reaganienne et post-reaganienne fondée sur cette idée que l’on peut exporter la démocratie. Une idée étrange. Mais aussi une belle idée, si l’on met de côté l’impossibilité de cette réalisation : qui n’a pas envie que la démocratie soit universelle ? Je me suis demandé comment, théoriquement, cette idée a été construite. Comment, historiquement, a-t-on pensé la démocratisation ? A partir de cette question, j’ai constaté qu’il existait un vide abyssal dans le champ de la philosophie. Il y a beaucoup de théories de la démocratie, mais peu d’études spécifiques de la démocratisation, c’est-à-dire de la manière dont on passe à la démocratie. Si les philosophes s’y intéressent peu, la science politique produit sur ce sujet en revanche beaucoup de réflexions. J’ai donc cherché à combler un vide dans l’espace de la philosophie. Je me suis demandé si toutes les grandes théories de la démocratie, de Platon à Rawls, qui posent un modèle de la démocratie, ne sont pas des théories de la démocratisation. Quand on pose un modèle de démocratie, est-ce qu’on n’est pas obligé de se demander comment on accède à cette démocratie ? Est-ce qu’elle est universelle, généralisable ou alors strictement singulière ? La réponse à ces questions m’amène à construire une typologie des manières de considérer la démocratie comme un modèle. Nous voulons que la démocratie soit universelle, mais nous voyons bien que l’histoire résiste, et que cela ne s’exporte pas comme du Coca-Cola.
L’universalité est-elle, dans l’histoire de la pensée, consubstantielle au modèle démocratique ?
Nous avons le sentiment de vivre aujourd’hui avec l’idée que la démocratie est par définition universelle. Mais est-ce que cela a toujours été le cas ? En relisant les théories à travers l’histoire, on réalise que l’on peut construire un modèle démocratique sans qu’il soit forcément universel. Quand est-ce que naît l’idée de l’universalité de la démocratie ? La grande césure, c’est la Révolution française de 1789. Il y a eu après deux voies pour lier modèle et universalité : la voie de la philosophie de l’histoire au 19ème siècle, de Mill à Tocqueville, pour qui le « telos » de l’histoire, c’est la démocratie ; et puis le minimalisme démocratique, inspiré de Schumpeter, qui affirme que la démocratie est tellement minimale qu’elle peut s’adapter à n’importe quel contexte : en démocratie, le citoyen est comme un consommateur face à des produits, il choisit ses gouvernants comme on se décide pour telle ou telle marchandise. La démocratie, c’est juste cela pour cette tradition : un choix des représentants, et non un ensemble de valeurs politiques. C’est une simple procédure. Cette démocratie minimale est fondamentalement procédurale. Les « democratization studies » s’inscrivent dans ce mouvement-là.
Quand émergent précisément ces « democratization studies » qui analysent la façon dont la démocratie occidentale, en l’occurrence américaine, s’exporte dans le monde ?
Au début des années 1980 mais elles existent encore aujourd’hui. Elles sont liées au mouvement de démocratisation, qui commence en Europe au milieu des années 70, (au Portugal, en Grèce) pour ensuite gagner les autres continents. Reagan dit au Parlement britannique en 1982 qu’il faut installer la démocratie dans les cœurs, car c’est comme cela qu’on gagnera la Guerre froide. Il développe et finance des institutions qui vantent les mérites de la démocratisation, et celle-ci devient un combat stratégique. On assiste alors à un croisement entre le discours savant et le discours militant ; il y a même eu une fusion entre les deux. Parler de la démocratie, c’était dans cette perspective avancer sur la voie de la démocratisation : plus on connaîtra la démocratie, plus on en aura envie d’une certaine manière. Le néo-conservatisme américain, à l’origine de cette démarche, est très idéologique. Pour Fukuyama, Huntington et tous les penseurs néo-conservateurs, la démocratie est le seul régime politique légitime. Il suffit d’expliquer cette légitimité pour que tout le monde s’en empare. Il suffit d’exporter le modèle en Afghanistan, par exemple, pour que la démocratie s’installe, car tout le monde est censé l’attendre. C’est leur grande idée : tout le monde attend la démocratie.
Mais la conception néo-conservatrice de la démocratie, si sûre d’elle, fait-elle encore vraiment rêver ?
Les néo-conservateurs minimisent la démocratie, et en même temps, ils voudraient qu’elle soit désirable. C’est là leur contradiction : comment la démocratie peut-elle s’installer dans les cœurs lorsqu’elle se résume à une procédure de désignation des gouvernants ? Lorsqu’une démocratie se referme sur ses procédures de désignation, elle s’épuise, elle se coupe des valeurs qui devraient la constituer.
Quelles sont ces valeurs ?
La réflexivité, la délibération, la discussion, mais plus encore : l’égalité. Et l’égaliberté, pour reprendre l’expression d’Etienne Balibar. Le problème de la définition de la démocratie comme procédure de gouvernement est qu’elle devient du coup un problème strictement individuel. En tant que consommateurs choisissant parmi une offre sur un marché, nous sommes dégagés du collectif. C’est très affirmé chez Schumpeter. Cette minimalisation de la démocratie, c’est aussi une manière de dire que la philosophie, qui s’interroge sur ce qui fait qu’un peuple est un peuple, par exemple, ou sur ce que peut être le bien commun, n’a plus à s’occuper de la démocratie. Or, elle s’en occupe dès le début de son histoire.
Vous militez donc pour une réhabilitation du discours philosophique sur la démocratie…
Totalement. Il faut qu’à nouveau la philosophie s’empare de la démocratie, à partir bien sûr des autres savoirs. Il ne faut pas, par exemple, déserter l’idée de peuple. Je fais l’hypothèse qu’il faut redonner un statut au peuple à travers l’expérience que nous avons tous du social et du collectif. Notre expérience sociale, au sens large (les relations de voisinage par exemple) est une expérience citoyenne, sur laquelle il est possible de construire.
En quoi la dissémination et l’indistinction, dont vous parlez dans le livre, caractérisent-elles la démocratie ?
Il est frappant que même des régimes autoritaires se présentent comme des démocraties aux yeux de leur population. Poutine se prétend démocrate. A part la Corée du Nord et les monarchies du Golfe, tous les Etats se présentent comme des démocraties aujourd’hui. Il y a ainsi une dissémination du modèle qui ne renvoie plus à une compréhension commune. Mais je fais le pari qu’il faut travailler sur cette dissémination. On peut certes se dire que c’est un mot galvaudé qui ne veut plus rien dire ; on peut aussi trouver intéressant que même du côté des régimes autoritaires, il y ait une attention à la démocratie. On tient compte du fait que la démocratie est désirable. Or, il faut, je pense, travailler sur ce désir.
C’est-à-dire ?
La révolution tunisienne de 2011 m’a intéressé de ce point de vue. Comment le modèle démocratique a-t-il fonctionné dans le cas tunisien ? La révolution tunisienne, c’est d’abord une révolte sociale. A partir de revendications sociales, se sont agrégées d’autres revendications politiques. Or, pour que cela s’agrège, il faut un langage commun. Avec tout ce qu’elle véhicule en termes de valeurs – responsabilité, égalité, liberté, dignité, représentation… -, la démocratie a fourni le langage qui a permis l’agrégation de ces expériences. La démocratie, c’est avant tout un langage commun, qui permet de formuler politiquement un combat qui devra être adapté ensuite différemment selon les contextes. Ce n’est pas un modèle ou un plan ; c’est un langage à partir duquel se formule le désir d’un combat pour l’accès aux droits politiques. C’est cela la démocratie universelle. Chaque peuple adaptera ce désir à son histoire. Ce n’est pas une exportation. Au 19ème siècle, a émergé l’idée selon laquelle la démocratie occidentale doit s’exporter comme un modèle. Le post-colonialisme en a fait heureusement la critique, mais celle-ci mène au relativisme et au scepticisme. L’universalisme occidental, surplombant, est devenu insupportable. Mais on ne peut pas non plus se satisfaire de la critique postcoloniale car dire que les expériences démocratiques ne sont pas comparables, parce que singulières, c’est inapproprié. Les acteurs de ces expériences se comparent les uns aux autres. Les Tunisiens veulent aussi entrer dans l’histoire universelle de la démocratie. Il existe une comparaison d’expériences ; c’est en cela que la démocratie est un concept universel.
Dans votre analyse historique, qui va de Platon à Rousseau, de Machiavel aux conceptions contemporaines de la démocratie, comme chez John Rawls, quels sont les repères principaux selon vous qui permettent de mieux comprendre la conception d’un modèle universel ?
Ce qui me frappe, c’est la césure de 1789. Il y a un avant et un après. Le geste de 1789 est fort, mais complexe : qu’un peuple proclame que son modèle est universel, cela ne vas pas de soi. Avant 1789, chez Aristote, chez Machiavel ou chez Rousseau, chacun était sensible à la complexité qui entoure la généralisation du modèle démocratique. Machiavel par exemple, tellement soucieux de l’histoire, pense un modèle, mais sous condition quant à sa généralisation. L’histoire produit de la différence, et non de l’identité. Après 1789, au 19ème et au 20ème siècles, on assiste à une simplification de cet idéal démocratique avec lequel il est temps de rompre. Il faut recompléxifier le langage politique, aujourd’hui beaucoup trop simple, si l’on veut redonner un statut à l’universalisme démocratique.
Mais ne traverse-t-on pas une crise de l’universalisme en général ?
Oui. L’universel n’a pas bonne presse aujourd’hui. Car il a été surplombant, écrasant, violent parfois. Une singularité généralisée a cru pouvoir s’appliquer à n’importe quelle réalité. Parce qu’elle s’accordait le statut de l’universel. Avec un processus d’indifférenciation de cette réalité. Le discours « post » – postcolonial, post-métaphysique… – a produit une critique salutaire de cet universalisme. La raison avec un grand R, l’Etat avec un grand E, toutes ces grandes abstractions qui surgissaient de la modernité philosophique, il faut les écarter. L’universel, comme posture occidentale, est ainsi rejeté. Mais l’histoire globale nous amène aujourd’hui à renouer, par cercles concentriques, avec l’universel. Pas de manière surplombante, mais par le bas. Il faut renouer avec l’universalisme d’en bas, qui travaille avec ce que nous avons en commun. Il faut le réinventer à partir des expériences de l’universel. Ce que démontre la démocratisation de la Tunisie par exemple, c’est une expérience de l’universel. L’universel n’est plus ainsi une abstraction. Il faut s’interroger sur cela aujourd’hui et dépasser l’insatisfaction démocratique. Périclès, dans l’un des premiers textes connus sur la démocratie, souligne à sa manière la vitalité de la démocratie passe par une interrogation permanente sur elle-même. Lorsque la démocratie cesse de se demander ce qu’elle peut être, elle s’affaiblit, pour n’être que l’ombre d’elle-même.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
La démocratie universelle, philosophie d’un modèle politique, par Florent Guénard (Seuil, La couleur des idées, 368 p. 23€)
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