A travers quarante interventions de philosophes et écrivains sidérés par l’indigence de la présidence Hollande, « Le Livre des trahisons », dirigé par Laurent de Sutter, dresse l’inventaire de l’auto-dissolution de la gauche gouvernementale. Un diagnostic documenté et culotté.
Dans un essai vif et énervé, Le Livre des trahisons, dirigé par le professeur de théorie du droit Laurent de Sutter, 40 auteurs, majoritairement philosophes, historiens, critiques, théoriciens de la littérature, de l’art, dressent la chronique de quatre ans et demi de présidence Hollande. Et cela fait mal. L’accumulation de couleuvres avalées, dans tous les domaines de son action, dessine un paysage politique dévasté à gauche, d’une tristesse désopilante. Ce qui se dévoile sous nos yeux ahuris, c’est au fond une forme d’autodestruction de la gauche elle-même.
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Pour Laurent de Sutter, François Hollande n’a pas seulement trahi ses électeurs, comme le font tous les hommes politiques : « Il a d’abord trahi l’idée même de gauche, la transformant en visage marri de l’acceptation de son contraire ». Il s’explique ici sur l’aventure de ce livre, la manière dont il s’est construit, sur l’espoir d’une reconstruction intellectuelle qu’il porte en creux, mais aussi sur l’énergie d’une génération de penseurs, en marge de l’Université, en colère contre ces trahisons. Si la trahison, poursuit la gauche depuis qu’elle existe, notamment à travers la figure du « social-traître », terme forgé par les léninistes, elle recouvre aujourd’hui un visage encore plus amer et plus déprimant.
Comment a été initiée l’idée de ce projet collectif destiné à consigner les « trahisons » de la présidence Hollande ?
Laurent de Sutter – Comme tous les autres projets collectifs que j’ai édité ces derniers temps, ce projet-là est né de la civilisation multimédia elle-même : c’est un projet né sur Facebook. Un matin, tu fais défiler ta page de news, tu lis la dernière folie commise par le gouvernement, tu lis des gens qui s’énervent ; à un moment donné, tu te dis qu’il faudrait faire l’inventaire des événements qui s’accumulent au fil des mois et nous énervent tous. Le feu roulant des mesures est si quotidien que, chaque matin, face à une nouvelle avanie, on a de la peine à se souvenir de celle de la veille. Du coup, je me suis dit qu’il serait intéressant de les garder en mémoire : pourquoi ne pas le faire ? J’ai donc posé la question sur les réseaux sociaux : est-ce que cela intéresse quelqu’un ? Plein de gens m’ont répondu oui. A partir de là, j’ai bazardé des mails, et lancé un appel à contribution publique.
Vu les contraintes de l’exercice – tenter de fabriquer une chronique rétrospective de quatre ans et demi de présidence Hollande -, quelques contraintes pouvaient être utiles : une taille maximale de l’intervention – 10 000 signes maximum – et un cadre d’écriture : la narration plutôt que l’invective. Monique Labrune, directrice des Puf, m’a donné son accord, avec cette exigence : je n’avais que six semaines pour le faire, afin que le livre puisse sortir début septembre ! J’adore ce genre ce défi. J’ai donc récupéré 40 textes sur les 50 qui s’étaient manifesté au départ. L’ensemble aurait pu être plus vaste encore : on aurait pu avoir 200 contributions sur 200 événements : il n’y a ici que la partie émergée de l’iceberg. Mais il est suffisant pour se faire une idée de ce qui s’est produit ces cinq dernières années et disposer d’une ligne du temps à peu près équilibrée des événements qui nous ont retourné l’estomac.
N’y avait-il pas de risques de répétition dans la masse des contributions ?
C’est la raison pour laquelle j’ai imposé que chaque narration prenne sa source dans un cas déterminé, attaché à une date précise. J’ai été très ferme sur ce point. Je ne voulais pas ce que nous publiions un recueil d’opinions plus ou moins bien assénées sur une politique gouvernementale. L’importer était de raconter plutôt qu’ajouter encore un pamphlet à une liste déjà longue, de faire l’inventaire des événements, drôles ou tristes, graves ou pathétiques, importants ou dérisoires, qui ont jalonnés notre passé immédiat. Il n’y a qu’un doublon : le discours du Bourget. Mais comme celui-ci constitue le point de départ de l’histoire, cela ne paraissait pas de trop de disposer de deux éclairages différents : celui de Frédéric Neyrat et celui de Félix Boggio Ewangé-Epée.
Pourquoi la forme pamphlétaire te semblait-elle mal ajustée à ce projet critique ?
Le pamphlet est devenu un genre littéraire de gauche sur-dominant, et donc les effets sont désormais nuls, que ce soit en termes de pensée ou en termes de relation avec un lectorat possible : il prêche des convaincus, qui ont envie de se payer la tête de quelqu’un et de se sentir confortés dans ce qu’ils savent ou croient déjà. Pour ma part, j’avais envie de dépasser cet horizon des convictions partagées, au profit de quelque chose qui puisse tenir lieu de mémorandum d’une époque. C’est pourquoi le modèle de la chronique médiévale à la Jean Froissart (chroniques de la guerre de cent ans) m’intéressait. Il était du reste immanquable que les pamphlets sur l’ère Hollande se multipliassent, et donc inutile d’y rajouter. De fait, on en compte déjà aujourd’hui une demi-douzaine.
Je pense que Le Livre des trahisons est très différent ; et l’effet qu’il produit est aussi très différent. Là où le pamphlet galvanise des troupes déjà convaincues, le Livre des trahisons possède un but inverse, similaire à celui que Gilles Deleuze assignait à la pensée : démoraliser. C’est un livre qui démoralise. Monique Labrune, directrice des Puf, m’a dit après l’avoir lu : « C’est un livre excellent, il m’a filé un bourdon pas possible ! » L’accumulation des événements, des déclarations, des lois, etc., qu’on a tolérés est si délirante qu’on ne peut que finir par se demander comment il a été possible de laisser passer tout ça sans réaction autre que de pur scandale.
Quels sont les motifs les plus saillants dans ce mémorandum, ceux qui t’ont le plus frappé ?
Je crois qu’il faut distinguer deux niveaux. Au niveau des thématiques, l’ère Hollande se caractérise par une homogénéité parfaite : cela tape de tous côtés, de l’économie à la culture, du social à l’international… Il n’y a rien de saillant, comme Hollande lui-même, masse molle. Par contre, au niveau de ce qu’on pourrait appeler « psycho-politique », ce qui se dégage, c’est un régime très particulier d’affects et d’émotions en jeu dans la vie publique. Et surtout une intensité très singulière. L’espoir qu’avait suscité l’élection de Hollande en 2012 se jouait dans la possibilité de retrouver du calme, après l’ambiance sur-nerveuse, sur-hystérique de la présidence Sarkozy. Mais ce calme n’est pas venu.
Plutôt que de prendre à rebours Sarkozy, Hollande a surenchéri. Une incompétence prodigieuse s’est manifestée derrière une rhétorique à automatismes et à mots-clés de dernier de classe en grande école. Le problème est que ces automatismes (laïcité, démocratie, identité, France, guerre, etc.) n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu, et cliver davantage une population qui n’en pouvait mais. L’ambiance, en politique, n’est pas un élément secondaire, ce n’est pas un ressenti plus ou moins vague ; c’est l’arc des modes de vie possibles que déploient un ensemble de décisions, un régime de paroles.
La figure du traître, en particulier celle du « social-traître », traverse toute l’histoire de la gauche. En quoi la présidence Hollande renouvelle-t-elle spécifiquement cette histoire ? N’est-elle pas au fond une énième répétition d’une longue tradition déceptive à gauche ?
Comme le rappellent plusieurs auteurs du volume, comme Tristan Garcia ou Patrice Maniglier, il existe en effet une longue histoire du traître et de la relation entre gauche et traîtrise. Alain Badiou m’avait fait la même remarque. La gauche, d’une certaine façon, est traître à elle-même depuis Jaurès. Cela définit la gauche en tant que parti de gouvernement d’être traître à elle-même. J’en suis persuadé. Mais je suis aussi persuadé que ce n’est pas là qu’est le problème. L’erreur serait de considérer qu’une politique saine ou bonne serait une politique de l’adéquation de soi à soi, une peu à la manière de cet éloge qu’on entend souvent : « lui, au moins, il dit ce qu’il fait et il fait ce qu’il dit ». Je pense que c’est un cauchemar ! En politique, quelqu’un qui fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait ne peut être que quelqu’un de complètement fou. C’est dans les jeux, les trous, les failles, les improvisations, les échecs que quelque chose comme la « politique » se joue vraiment.
Ce qui s’est joué avec Hollande est tout autre. Il ne s’agit pas d’un épisode supplémentaire de l’histoire longue de la gauche traîtresse à ses idéaux, mais de l’auto-renonciation affirmée à ce qui pourrait être encore une gauche, même de manière distante, même si on se replie de manière minimale sur sa définition en termes de justice sociale ou bien en termes deleuziens de « devenir ». La gauche serait un devenir possible qu’elle vise à nourrir plutôt qu’à empêcher ; ce ne serait pas grand-chose, mais même cela, aujourd’hui, semble déjà trop.
De sorte que faire la chronique du quinquennat, ce n’est pas faire la chronique de la trahison des idéaux, mais celle de la trahison d’une idée, et de ce dont elle était porteuse en tant que principe d’orientation à l’intérieur d’un monde qui se déchire. Cela, c’est nouveau, je pense. Et si ce n’est pas nouveau, ça a été porté à un degré d’intensité jamais vu.
Le titre n’est-il quand même pas un peu excessif, lorsqu’on prend la mesure de cette longue histoire ?
Dans l’optique de prendre le contre-pied par rapport à une espèce de logique de la gravité, j’ai décidé de créer un objet qui entretient un certain jeu avec l’idée de sérieux politique. Ainsi, en ce qui concerne le titre, il va de soi qu’à aucun moment, nous n’avons considéré que Hollande tiendrait ses promesses ; il était évident qu’il allait ne pas les tenir. Une promesse, en politique, a une pure fonction d’affichage ou de publicité ; elle n’est liée à aucune éthique de la fidélité. La politique, ce n’est pas simplement affronter le réel, c’est d’abord se faire élire. C’est aussi la raison pour laquelle la recension opérée dans Le Livre des trahisons va plus loin que les promesses effectivement formulées, et pas tenues ; au-delà d’elles, il y a une multitude d’actes, de déclarations ou d’initiatives législatives ou réglementaires qui ont été prises par Hollande et ses ministres, qui sont souvent bien pires. Parler de Livre des trahisons, c’est donc tenter de présenter de façon grinçante l’état du débat public, avec un titre qui ronfle, façon « livre noir », avec une couverture caricaturale, comme l’a été Hollande lui-même : bandeau rouge, fond blanc, gros caractère noir…
Sur quelles bases la gauche peut-elle se réinventer ? Un geste de relance est-il possible selon toi ?
Bien sûr que c’est possible. Mais sur quel modèle, c’est difficile à dire. Un « modèle » n’est d’ailleurs peut-être pas souhaitable. En fonction des pays, les contextes sont différents, puisqu’on continue de penser en termes de Nation, ce qui est grave : l’internationalisme est en train de disparaître, cela ne cesse de m’indigner, entre parenthèse. La théorie du populisme de Podemos, c’est très beau ; le sens de l’organisation, avec un petit culte de la personnalité, qui ne me déplait pas forcément, de DiEM 25, c’est pas mal ; les micro-expériences telles que le parti pirate en Islande… : ce sont des formes à expérimenter qui impliquent un personnel politique radicalement nouveau, une organisation inédite, etc.
On peut aussi aller voir aussi du côté des accélérationnistes qui tentent de recréer une plateforme populaire, sur des bases nouvelles.
De manière générale, il me semble que la gauche a besoin, pour se ressourcer de manière efficace, d’un long de travail souterrain, renonçant à l’idée de révolution immédiate, tout en conservant intacte celle de destitution.
Le mot, défendu par le Comité Invisible, est beau, même si je ne suis pas certain que la manière dont je l’entends leur plaise puisque je suis pour une destitution pragmatique, bureaucratique, matérielle, sans rêve et sans fête.
Comment définir, au fond, la gauche aujourd’hui ?
On pourrait dire qu’est de gauche tout ce qui refuse de céder sur l’égalité comme horizon. C’est du moins la définition traditionnelle qui en est donnée. Mais pour pouvoir évoluer à l’intérieur de cet horizon, un travail de longue haleine de réapprentissage des catégories de base du langage politique est requis. Or un tel apprentissage n’est possible que si le degré de pression psycho-politique redescend. Nous avons besoin d’en finir avec la jouissance du scandale, car elle est ce qui nous place toujours davantage à la merci de ceux qui nous scandalisent pour mieux nous déprimer la seconde d’après. Nous devons sortir de l’âge maniaco-dépressif de la politique.
Qu’est-ce qui rassemble cette génération de penseurs présents dans le livre, en dehors de leur acrimonie contre Hollande ?
Il y a plusieurs traits communs. Le premier trait : le deuil de la social-démocratie et du libéralisme, et la nécessité d’en repasser par la case de la lutte politique, même si les formes que peut prendre cette lutte sont très variables. Certains auteurs se revendiquent d’un marxisme pur et dur, comme Félix Boggio Ewangé-Epée ; d’autres, comme Dorian Astor, sont plus deleuziens ; Tristan Garcia, c’est encore autre chose, en-deçà et au-delà des valeurs libérales.
Deuxième trait commun : esthétiquement, c’est une nouvelle forme qui se dessine par rapport à la grande époque de la french theory : cette nouvelle génération a un rapport à l’écriture qui est très différente, fondée sur une inscription plus distanciée à l’université, à l’histoire culturelle. Le poème n’est plus le lieu de la vérité, mais quelque chose d’autre, plus proche du journal, peut-être. Il s’agit d’une génération qui lit autant de documents à l’américaine que de la philosophie.
Troisième trait : il y a, dans le domaine de la théorie, la nécessité d’infuser les concepts d’une forme particulière de concret. Penser à ras de choses plutôt que d’opérer des gestes de pensée englobants, c’est quelque chose qui nous réunit, je crois. Une sorte de micro-esthétique théorique. Il existe dans ce compagnonnage un fil Multitudes, un fil la Fabrique, un fil Editions Lignes, un fil Vacarme, un fil Prairies ordinaires… Des revues, des maisons d’édition.
40 auteurs, c’est beaucoup. Mais je crois qu’une telle distribution peut donner une impression assez exacte de ce que signifie penser en 2016, un relevé panoramique de ceux qui sont actifs dans la pensée, même s’il y en a bien d’autres, très talentueux, qui sont restés silencieux. Il faut dire que beaucoup sont mangés par l’Université. La plupart de ceux qu’on trouvera dans Le livre des trahisons se situent, eux, à la marge de l’Université ; et s’ils y enseignent ce n’est pas depuis son cœur. L’Université, j’en ai peur, est un lieu où l’on ne pense plus, un lieu où règne désormais la répétition, et où les formes ne s’inventent plus, à commencer par celles qui visent à inventer des relais possibles entre pensée et vie publique.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Le Livre des Trahisons, sous la direction de Laurent de Sutter (396 p, 19 €)
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